Chaque année, outre thèses et mémoires, sortent en France et en Afrique une dizaine d’ouvrages touchant de près l’histoire de la colonisation française en Afrique : traite des Noirs, esclavage, racisme, travail forcé, travail des enfants…. L’auteur en a recensé plus de 500 parus en langue française depuis 1960. Pourtant il n’a trouvé nulle part une lecture transversale d’une histoire de la présence française en Afrique qui commence dès le XVe siècle, au moment où les premiers navires marchands français se présentent dans le golfe de Guinée et qui n’est pas close aujourd’hui où les interventions militaires, les pressions politiques et les relations économiques continuent à peser sur le destin des peuples.
Traquer dans la relation des faits la désinformation dont cette histoire a été victime
Jean Paul Gourévitch, spécialiste des migrations et de l’Afrique, où il a travaillé comme consultant international pendant 25 ans, a enseigné à l’Université Paris XII et est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages. Il a été commissaire de cinq expositions internationales. Il ne traite que de l’Afrique noire subsaharienne c’est à dire des 14 colonies et protectorats devenus les pays du « pré carré » de l’influence française : Mauritanie, Sénégal, Guinée, Mali, Niger, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Togo, Bénin, Congo, Gabon, République centrafricaine, Cameroun, Tchad, plus Madagascar. Ainsi que la Réunion et l’Île Maurice qui ne peuvent être dissociées de l’histoire de la colonisation française. C‘est déjà un champ immense puisqu’il couvre cinq siècles d’histoire ! Précisons que parmi les pays colonisateurs c’est la France qui a exercé la tutelle la plus longue et sur l’espace le plus large. Cette présence française, qui s’entend dans ses dimensions économique et politique, mais aussi touristique, médicale, et culturelle, est le fait aussi bien d’initiatives personnelles que de l’intervention de l’État, tant il est vrai que c’est souvent l’État qui a ratifié des opérations conduites de façon individuelle et parfois illégale par des explorateurs, des aventuriers, des scientifiques, des militaires ou des marchands.
La tragédie africaine
La tragédie africaine fait partie des mises en scène que l’actualité réveille à chaque épisode. De calamités naturelles en faillites industrielles et de crise des matières premières en années blanches, le continent africain vivrait aujourd’hui en marge du développement. Il s’enfoncerait dans la misère, la pauvreté, et la corruption. Les campagnes sont vouées à la désertification, dévastées par les criquets ou les luttes tribales. Les taches brunes des génocides se multiplient sur les cartes : RDC, Rwanda, Libéria, Nigeria, Sierra Leone, Somalie…Depuis les indépendances, aucun pays africain n’a connu une totale paix civile. Les combats politiques, les persécutions religieuses et ethniques, ont ensanglanté le Congo-Brazzaville, Madagascar, le Tchad, la Casamance, la Côte d’Ivoire, la République centrafricaine, les confins du Mali et du Niger. Le terrorisme islamiste omniprésent au Nigeria et au Sahel pousse ses tentacules du Burkina Faso jusqu’au Cameroun.
L’afro-optimisme
Il ne convient nullement de nier ces faits ; mais de les replacer dans le contexte d’une histoire longue et comparative. Car aucun continent, pas même l’Europe, ce foyer d’humanisme et de civilisation qui a éclairé le monde n’a été à l’abri des calamités et destructions ! Il convient de prendre de la hauteur nous invite Jean-Paul Gourevitch. Après tout, nous montre -t-il depuis soixante ans qu’on prédit la faillite du continent, l’Africain continue à survivre et certains font fortune ! Regardez les sportifs, les musiciens, les artisans d’art, les bijoutiers, les créateurs de mode ! La musique africaine fait danser aujourd’hui la jeunesse du monde entier. Il existe un cinéma africain, un théâtre africain, un art africain qui ne sont plus confisqués par les Occidentaux parce que l’Afrique a appris à préserver son patrimoine. Se découvrent des ilots de réussite incontestable du côté des infrastructures routières, portuaires, ferroviaires et aériennes, des coopératives artisanales, de la formation des cadres, de la prise de conscience par les femmes de leur pouvoir. On sait vivre en Afrique, accueillir l’étranger, prendre le temps d’observer et d’écouter, réconcilier tradition et modernité.
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La révolution des télécommunications est accomplie. Le téléphone est presque partout privatisé et le portable omniprésent. Le nombre de connexions à Internet augmente chaque année. L’économie informelle qu’on vitupère permet à l’Afrique de survivre et montre la capacité des peuples à se « débrouiller ». L’immigration légale ou clandestine facilite le transfert de millions de CFA qui s’investissent dans la reconstruction du pays. La nouvelle génération de dirigeants a adopté le modèle démocratique et tente de l’adapter à la tradition africaine. On a même vu au Sénégal, au Bénin, en Guinée, des chefs d’État battus dans des élections démocratiques passer le relais du pouvoir à leur opposition sans troubles majeurs. N’est-ce pas un legs de la France des droits de l’homme, une France qui correspond avec les Africains, qui les reçoit, qui s’y fait inviter, qui monte avec ses collectivités et ses associations des projets d’entraide? La France peut être fière de ce qu’elle a fait pour l’Afrique et surtout de ce qu’elle a fait faire aux Africains. Même s’il faut faire encore bien plus aujourd’hui pour garder leur confiance. Si l’afro-optimisme de la mission civilisatrice de l’Occident n’a plus grand cours, les décideurs et leurs experts sont partagés entre un afro pessimisme qui dissuaderait les investisseurs publics et un afro réalisme qui, inciterait à une extrême prudence dans les actions à entreprendre.
L’image manichéenne donnée de l’Afrique d’aujourd’hui rejaillit sur l’histoire de son passé
Voilà précisément l’apport original et puissant de ce livre. Or la plupart des ouvrages sur la colonisation ne peuvent s’empêcher de tomber dans la déploration. La première justification de cette résipiscence est idéologique : c’est le politiquement correct, ce sont les « sanglots de l’homme blanc » qui nous invitent à porter notre croix en assumant nos fautes et celles de nos prédécesseurs, pour quémander le pardon de ceux que nous avons si mal traités. La seconde justification relève d’une éthique plus laïque. La colonisation est une affaire franco-française. Adopter une posture haute, mais non détachée, large, mais non manichéenne, inscrite dans la durée tel est le dessein de Jean-Paul Gourevitch. Il paraît essentiel pour retisser les liens avec une Afrique qui sera demain l’avenir de l’Europe, et qui ne peut que s’indigner du traitement subi par ses ancêtres.
Son approche se démarque, convient-il par ailleurs de le souligner, de la posture hagiographique qui a fait pendant plus de cent ans cortège à la saga héroïque de la plus grande France, de l’Empire colonial français et de sa mission civilisatrice. Il n’y avait alors guère place pour la remise en cause quand « des Français se faisaient tuer en Afrique pour la France ». L’ouvrage reconstitue donc la chronologie de la présence française en dégageant les évènements de leur gangue d’interprétation. Ces interventions ont façonné le cadrage d’un débat qui évacue des questions difficiles (le trafic d’armes, le travail forcé) au profit d’autres, plus immédiatement lisibles : les victoires militaires, la mission civilisatrice, l’accès aux indépendances, la Françafrique, les violences interethniques.
À chaque période s’est juxtaposée à l’action de la France en Afrique, une image de l’Africain colportée par les discours, les écrits, les dessins, les photos ou les films, qui déplace, remplace ou oblitère l’information, contribuant à la fabrication d’un climat où le vraisemblable prend l’apparence du vrai. Cette schématisation est particulièrement visible quand on soulève la question de l’immigration africaine en France. La communauté d’origine africaine, y inclus les enfants et les personnes en situation irrégulière, compte aujourd’hui près de 5 millions de personnes, soit sensiblement autant que la communauté maghrébine, autrefois concentrées dans la périphérie des métropoles comme Paris, Marseille ou Lyon, mais qui ont essaimé dans des régions comme les Hauts-de-France, la région PACA, l’Occitanie, la Nouvelle Aquitaine, la Bretagne, le Grand Est. On les trouve non seulement dans les capitales, mais dans des villes moyennes d’où la tendance à considérer les Africains de France comme un ensemble homogène alors qu’il n’y a aucun rapport entre un paysan malien, un médecin béninois et un réfugié politique de la RDC.
Pourquoi 1520-2020 ?
Il est impossible de dater les débuts de la présence française en Afrique. Si l’année 1520 ne correspond donc à aucune date précise, elle se situe au milieu de l’époque où les marins français s’installent en Afrique et y établissent leurs premières bases. L’année 2020 est symbolique à plus d’un titre. Pendant plus de 60 ans, les pays africains francophones ont subi la colonisation française. Depuis 60 ans, ils sont indépendants. La comparaison entre 1900, 1960 et 2020 est l’occasion de faire le point sur leur évolution. 2020 c’est aussi l’année où la nouvelle monnaie africaine l’eco est censée remplacer le CFA. Enfin en France l’année 2020 devait être marquée par une double célébration : le forum de Bordeaux sur la ville durable du 4 au 6 juin avec la participation de 54 chefs d’État africains et le lancement de la saison « Afrique en Créations » à partir du second semestre 2020. En un siècle l’inversion des flux est indiscutable. Les Occidentaux et notamment la France sont allés chercher en Afrique des possibilités de s’enrichir et accessoirement de contribuer au développement d’une Afrique telle qu’ils l’appelaient de leurs vœux. Les Africains viennent aujourd’hui en Occident et en particulier en France pour sortir de leur misère et contribuer aussi à la transformation d’un Occident plus ouvert aux réalités africaines et à l’accueil de leurs ressortissants. Cette évolution est-elle inéluctable ?
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Cinq siècles de présence, de politiques juxtaposées ou coordonnées, d’interventions publiques, d’expéditions, de guerres, d’assistance, de mises en chantier, de mises en coupe réglée, une mémoire des faits et des écrits. Il s’agit d’éviter d’être victimes d’un double aveuglement. L’histoire de la colonisation française est souvent une histoire de la France colonisatrice. Elle se déroule simultanément sur deux terrains, en Afrique et en France. Le second écueil serait de croire qu’à l’heure de la mondialisation, il est possible de visionner dans le rétroviseur cette action avec des lunettes parfaitement réglées. S’il s’attache à la vision contemporaine des faits, l’historien manque de recul ; s’il les regarde avec une longue vue, il occulte les conflits et tractations. Qu’est-ce qui se serait passé en définitive si la France n’était pas intervenue ? Autrement dit, sans la France, quel serait l’état de l’Afrique aujourd’hui, peut-on évaluer le bénéfice ou le déficit que l’Afrique subsaharienne a tiré de la présence française ? L’objectif n’est pas de nier une politique générale d’expansion coloniale qui se manifeste dans les discours, dans les écrits, dans l’imagerie et dans l’action, mais de saisir ce qu’il y a de spécifique dans l’action de la France sur des populations qui se sont trouvées successivement et parfois simultanément nos esclaves, nos obligés, nos adversaires, nos subordonnés, nos clients, nos fournisseurs, nos collaborateurs et nos partenaires.