Guerre et homicide : ce que nous apprend le dilemme du combattant

26 octobre 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Combat de chevaliers dans la campagne, par Eugène Delacroix (v. 1824), musée du Louvre. Crédit image : domaine public

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Guerre et homicide : ce que nous apprend le dilemme du combattant

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La limitation stricte à deux possibilités, tuer ou laisser tuer, n’existe que dans la situation de combat. C’est à la fois le lieu et le temps du dilemme moral du combattant. La particularité du dilemme moral du combattant est qu’il est le seul dilemme qui n’empêche pas l’action, donc le choix.

Benoît Olié. Ancien officier de livraison par air et diplômé de l’école de guerre britannique, Benoît Olié est haut fonctionnaire. Il est l’auteur d’une thèse en philosophie pratique qui porte sur le dilemme du combattant, du point de vue du soldat et de celui du citoyen.

Un dilemme moral est une situation dans laquelle il est impossible de réaliser un choix entre deux actions, car ce choix oppose deux devoirs moraux. L’individu confronté au dilemme est donc dans l’incapacité d’agir moralement ni, souvent, d’agir tout simplement. Dans le cas du combattant – le soldat en guerre – ces deux devoirs moraux sont celui de ne pas tuer d’être humain (homicide, au sens strict du terme) et celui de préserver la vie, c’est-à-dire de protéger ses concitoyens, objet de son engagement sous les drapeaux, ainsi que – ou à commencer par – ses frères d’armes.

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La limitation stricte à deux possibilités, tuer ou laisser tuer, n’existe que dans la situation de combat : c’est à la fois le lieu et le temps du dilemme moral du combattant

Le devoir moral de préserver la vie humaine et donc de ne pas tuer est l’un des plus intériorisés chez les membres des sociétés occidentales. Ces sociétés d’héritage culturel chrétien accordent plus que d’autres – les sociétés holistes issues des civilisations asiatiques notamment – un caractère sacré universel à la vie humaine, illustré par le commandement divin « Tu ne tueras point ». On peut même y être condamné à de la prison pour la simple mise en danger de cette vie. Aux États-Unis, les travaux de S.L.A. Marshall sur la Seconde Guerre mondiale puis la guerre de Corée ont montré que la majorité des soldats avaient une résistance psychologique innée au fait de tuer, préférant « arroser » en direction de l’ennemi plutôt que de le tuer délibérément et consciemment, les yeux dans les yeux[1]. L’entraînement, notamment en vue de la guerre du Vietnam, a ainsi été modifié pour agir sur ce seuil psychologique de l’homicide.

Lorsqu’il concerne l’ennemi, le devoir moral de ne pas tuer d’être humain fait l’objet de distorsions pour tenter de dépasser le dilemme. Certains avancent que ce commandement se traduit en réalité non pas par « Tu ne tueras point », mais par « Tu ne commettras pas de meurtre ». Un meurtre étant un homicide volontaire, le commandement s’applique encore à la guerre. D’autres théories avancent que l’ennemi « abandonne » son droit à ne pas être tué en devenant soldat. Alors, pourquoi ne pas s’appliquer cette théorie et se laisser tuer ou laisser tuer ses camarades ? L’argument selon lequel l’un des deux camps mène une guerre juste trouve lui aussi ses limites. Henri Barbusse, dans Le Feu, rappelle, à travers l’anecdote du pilote d’avion qui avait survolé les tranchées des deux camps un dimanche matin à l’heure de la messe, que, pendant la Première Guerre mondiale, Dieu était avec les soldats français autant qu’avec les soldats allemands[2].

Le devoir moral de tuer l’ennemi pourrait également s’effacer devant la capacité de le neutraliser, ou même de le raisonner, sans le tuer. Mais dans le temps réduit du combat et de l’affrontement direct d’un ennemi qui cherche à nous tuer, le champ des possibles se réduit à l’emploi de la force létale.

S’il est toujours possible, avant le combat, de ne pas tuer et donc ne pas être confronté au dilemme, cette possibilité disparaît dans l’instant du combat.

La particularité du dilemme moral du combattant est qu’il n’empêche pas l’action, donc le choix ; il lui succède

Éviter le combat permet en toute logique d’éviter d’être confronté au dilemme. Nicolas Tavaglione, dans Le Dilemme du soldat : guerre juste et prohibition du meurtre, préconise ainsi de ne pas devenir soldat pour échapper de façon certaine au devoir de commettre un acte immoral. Cette solution n’est pourtant pas généralisable, sinon elle revient à écarter le devoir de ne pas laisser tuer ses concitoyens. Quoi qu’il en soit, elle évite le dilemme, mais ne le résout pas.

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Quand le combat a lieu, il crée des conditions et des réactions qui éclipsent le dilemme moral du combattant. Déjà, le combat a lieu dans un environnement moral faisant appel à des références différentes de celles des sociétés occidentales, notamment sur la valeur sacrée de la vie humaine. Pendant le combat, il n’est pas possible de se poser la question du dilemme et d’y réfléchir. Le temps est réduit, celui de la décision de tuer ou non est quasi-immédiat, très court. L’état physique et psychique du soldat altère sa capacité à la réflexion morale. La fatigue, la déshydratation, le stress et la peur altèrent à la fois sa perception du champ de bataille et sa capacité à raisonner. Des études menées en Irak et en Afghanistan par la RAND Corporation montrent également un taux important de commotions cérébrales liées aux explosions et aux chocs, qui altèrent également le jugement et le raisonnement[3]. Enfin, l’entraînement et les règles d’engagement automatisent ses réactions, comme le souligne l’ancien ranger et psychologue David Grossman[4] ou comme en témoigne le pilote d’hélicoptère de combat Brice Erbland[5]. Dans la situation de combat, les « actes réflexes » ou les automatismes acquis au fur et à mesure des missions prennent le relais des actes conscients. C’est d’ailleurs l’objectif des exercices dits de « drill ».

Le combat est une éclipse morale qui donne la priorité à l’action, et même à la réaction, et cache le dilemme le temps de tuer ou se faire tuer. C’est seulement après l’action que le soldat peut remettre en question la moralité de son acte. Dès lors, vouloir considérer la guerre comme « amorale » ne change rien : l’amoralité ne s’applique que le temps de l’éclipse morale du combat.

Après l’éclipse morale du combat, le dilemme du combattant devient l’aporie du vétéran

Le dilemme du combattant est en réalité vécu a posteriori. Comme l’action a eu lieu, le choix que le dilemme empêchait a été effectué, même inconsciemment ou par réflexe. Il appartient ainsi au vétéran, et non plus au combattant de faire face au dilemme. Il s’agit donc non plus de choisir, mais de juger l’acte. Or, l’opposition morale entre le fait de tuer et de laisser tuer persiste.

De plus, le référentiel moral du soldat en guerre et le référentiel moral de la société occidentale qui l’a envoyé sur le théâtre d’opérations ne sont pas les mêmes. Le vétéran se retrouve donc dans la situation de juger des actes commis dans des conditions exceptionnelles, mais selon des références morales différentes, qui sont celles du « temps de paix » et de la société occidentale « civile ». Cette première étape peut déjà être source de confusion morale.

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S’agissant non plus d’un choix, mais d’un jugement, le dilemme peut se poser de manière différente : en tuant l’ennemi, le combattant a à la fois bien agi, puisqu’il a sauvé ses camarades, ses concitoyens et les populations locales) et mal agi, puisqu’il a tué un autre être humain[6]. Il ne pourra ainsi pas déterminer si son action au combat a été bonne ou mauvaise, puisqu’elle a été les deux.

Le vétéran doit composer avec la dualité morale de son acte

Cette aporie, l’impossibilité de déterminer la moralité de son acte, peut être vécue de différentes manières par le vétéran. Chacune d’elles peut avoir des répercussions psychologiques ou spirituelles. Le vétéran peut faire preuve de honte et de contrition pour avoir tué un autre être humain. Il peut, sinon, opposer un déni à cette considération morale et considérer avoir simplement sauvé d’autres êtres humains.

Ces réactions peuvent évoluer dans le temps. Dans le documentaire Forgotten Heroes: The Not Dead, l’ancien soldat britannique Holland, qui a tué en représailles un insurgé lors de la guerre de Malaisie en 1951, explique ne pas avoir eu de remords ni sur le moment ni pendant plusieurs années, mais en avoir, au moment de l’entretien filmé en 2007[7].

La troisième réaction possible face à l’aporie du vétéran est d’accepter la dualité qui s’impose à lui, puisque l’acte s’est produit et que le choix a été effectué, même inconsciemment.

Le dilemme moral du combattant a été éclipsé par le combat. Des actions à la fois morales et immorales ont eu lieu. Pour le soldat, la guerre n’est ni amorale ni juste ou injuste, elle est à la fois morale et immorale. Il lui faut alors composer avec cette dualité lors de sa réinsertion dans sa famille et la société civile, ou face à lui-même, avec les difficultés spirituelles ou psychologiques que cela peut engendrer.

Plutôt que de moralité, le combat et la guerre s’inscrivent dans une logique d’acceptabilité

Pour autant, l’acceptation de cette dualité morale de l’homicide en guerre ne résout pas le dilemme du combattant ou l’aporie du vétéran. Dans Moral Dilemmas and Moral Theory, le professeur de philosophie Herbert Mason écrit ainsi : « Je revendique qu’il existe des cas de dilemme pour lesquels il n’existe aucune solution morale possible. […] Il y aurait ainsi des raisons non morales sur lesquelles fonder les choix »[8].

Dans le cas du combattant et du vétéran, les choix se fondent sur la proximité sociale. La vie de mes frères d’armes et de mes concitoyens vaut plus, à mes yeux, que celle de l’ennemi. La moralité de cette justification, certes réconfortante, n’est toutefois qu’illusoire. Il s’agit d’une préférence de survie, aussi simple et cruelle soit-elle, d’abord pour soi puis pour ses proches, les « siens ». L’enjeu n’est pas de savoir si tuer peut être moral, mais de savoir si c’est acceptable.

Le dilemme du combattant interpelle la responsabilité morale du citoyen

L’étude du dilemme du combattant nous donne des outils pour réfléchir à l’acceptabilité de la guerre du point de vue du citoyen. La guerre met fin au principe de valeur sacrée et universelle de la vie humaine : celle de l’ennemi vaut moins puisque nous acceptons de la détruire ou, plus exactement, de la faire détruire par nos soldats, pour préserver la nôtre et celles de nos proches. Alors, de façon à pouvoir accepter et vivre en conscience avec cette immoralité commandée, il faut mettre en place un système d’excuses morales qui rendent supportable le fait d’avoir fait tué d’autres êtres humains.

Le principe de la légitime défense et les règles d’engagement permettent de mettre en place des normes d’acceptabilité ou « d’excusabilité », notamment en rejetant sur l’ennemi la « faute » de sa propre mort. Pour autant, les conditions d’acceptabilité ne doivent pas non plus empêcher l’accomplissement de la mission fixée aux soldats par la société, c’est-à-dire les citoyens, l’opinion publique. Le référentiel moral des sociétés occidentales ne peut déboucher sur des conditions d’acceptabilité que si celles-ci prennent en compte les réalités des théâtres d’opérations et des contraintes militaires.

En d’autres termes, il faudrait que l’opinion publique s’informe sur la traduction concrète dans les faits de ce qu’elle demande à ses armées. Cela permettrait dans un premier temps de compenser le voile moral que crée l’éloignement de ces théâtres et d’appréhender la violence qu’entraîne la décision d’une intervention militaire : on pourrait alors, en conscience, choisir de soutenir ou non une telle décision. Dans un second temps, on serait à même de prendre la mesure tant des moyens que du temps nécessaire ou prévisible à l’accomplissement de la mission confiée. On ne pourra pas demander d’éviter les destructions matérielles en n’engageant militairement que des bombardiers. On ne pourra pas demander la protection des populations locales en n’engageant que le dixième des effectifs nécessaires. Ainsi, comme l’écrivait le général Michel Yakovleff en introduction de son livre Tactique théorique : « Georges Clemenceau aurait dit : « La guerre est une affaire trop sérieuse pour la laisser aux mains des militaires. » Certes. Encore faut-il que les civils s’y intéressent »[9].

Vouloir poser des conditions d’acceptabilité morale d’une intervention armée oblige à fournir les moyens de respecter ces conditions.

Une telle responsabilité morale du citoyen vis-à-vis du combattant bénéficierait aux deux : elle permettrait au premier d’accepter les horreurs de la guerre qu’il a déclenchées, car il les aurait limitées et elle amènerait le second à pouvoir mieux accepter la dualité morale de ses actes. Elle nous renvoie donc au rôle et aux devoirs du citoyen, comme l’emploi de la bombe nucléaire l’a fait pour Günter Anders : « Je pense au contraire que nous approchons à grands pas d’une situation dans laquelle nous serons obligés de réexaminer notre désir d’abandonner la responsabilité de nos pensées et de nos actions à des institutions telles que les partis politiques, les syndicats, l’Église ou l’État »[10].

Notes

[1] Samuel Lyman Atwood Marshall, Men Against Fire, rééd. (1947), Norman, OK, University of Oklahoma Press, 2000.

[2] Henri Barbusse, Le Feu (Journal d’une escouade), rééd. (1916), Paris, Flammarion, 2014, p. 369.

[3] Terri Tanielian et Lisa Jaycox (eds.), Invisible Wounds of War, Santa Monica, CA, RAND Corporation, 2008.

[4] Dave Grossman et Loren Christensen, On Combat: the Psychology and Physiology of Deadly Conflict in War and in Peace, 3e éd. (1995), Millstadt, IL, Warrior Science Publications, 2008.

[5] Brice Erbland, « Le Processus homicide : analyse empirique de l’acte de tuer », Inflexions, 2016, n° 31, p. 131-139.

[6] Dans le cas inverse, si le combattant s’est sacrifié et n’a pas tué l’ennemi, l’aporie demeure, car il a à la fois bien agi (respect de la vie humaine) et mal agi (laisser d’autres personnes se faire tuer). Cela suppose aussi que le vétéran ait survécu au combat sans avoir tué l’ennemi.

[7] Duncan Glasson, Forgotten Heroes: The Not Dead, prod. Century Films, distrib. Channel 4, 12/11/2007, 100 min. Le prénom de M. Holland n’est pas précisé.

[8] Herbert Mason, éd., Moral Dilemmas and Moral Theory, New York, NY, Oxford University Press USA, 1996, p. 23. Notre traduction.

[9] Michel Yakovleff, Tactique théorique, Paris : Économica (coll. Stratégies & Doctrines), 2006, p. V.

[10] Günter Anders, Hiroshima est partout¸ trad. D. Trieirweiler et al., rééd. (1982), Paris, Seuil (coll. La couleur des idées), 2008, p. 316 (lettre à Claude Eatherly).

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Photo : Combat de chevaliers dans la campagne, par Eugène Delacroix (v. 1824), musée du Louvre. Crédit image : domaine public

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