Lancée le 22 juin 1941, l’opération Barbarossa a longtemps constitué un mythe pour la Wehrmacht. L’historiographie récente a néanmoins démontré les erreurs de jugement d’Hitler et des généraux allemands, qui ne pouvaient conduire qu’à la défaite finale.
L’opération Barbarossa, affrontement majeur de la Seconde guerre mondiale, a suscité de multiples ouvrages. Les premiers, datant des années 1950-1960, sont fréquemment l’œuvre de mémorialistes. Les maréchaux soviétiques expliquent pourquoi ils ont gagné grâce à Staline, puis le dégel de 1953-1964 les y autorisant, malgré lui. Les généraux allemands, soucieux de prendre leurs distances avec cette défaite, assurent que si l’URSS n’a pas été vaincue c’est de la faute d’Hitler. S’il n’avait tenu qu’à eux, la Wehrmacht aurait marché droit sur Moscou au lieu de s’égarer vers l’Ukraine et les pétroles du Caucase. Le Führer, amateur croyant pouvoir en remontrer aux professionnels, était obnubilé par des objectifs n’assurant pas la destruction des forces adverses d’une part, de l’autre par une guerre idéologique et raciale qui s’est retournée contre une armée allemande n’ayant assisté qu’à contrecœur aux exactions perpétrées par les SS.
Fort heureusement, l’historiographie s’est considérablement enrichie depuis la fin de la guerre froide, l’ouverture des archives soviétiques et la disparition de la génération d’officiers allemands ayant défendu le mythe d’une Wehrmacht propre face au péril communiste. De nombreux auteurs anglo-saxons, russes, allemands et français, à commencer, bien sûr, par Jean Lopez, ont totalement renouvelé la vision de Barbarossa et exposé comment la Wehrmacht a gâché toutes ses cartes, alors même qu’elle n’avait pas droit à la moindre erreur si elle voulait saisir la chance infinitésimale qu’elle avait de l’emporter. Infinitésimale, oui. Car même sans disposer des informations dont nous disposons aujourd’hui et sur lesquels nous reviendrons, certains faits étaient, dès 1941, évidents.
À lire aussi : Livre. Guerres et exterminations à l’Est. Hitler et la conquête de l’espace vital, 1933-1945
Le poids de la géographie, physique et humaine, d’abord
Jusqu’au 22 juin 1941 la Wehrmacht a dominé tous ses adversaires, hormis les Britanniques, à l’abri derrière la Manche. Elle a triomphé dans les plaines de Pologne, de Belgique et de France, les fjords et les montagnes norvégiens, sur les routes défoncées des Balkans. Mais tous ces théâtres d’opérations sont de taille modeste : 623 000 km2pour le principal, celui de la France et du Benelux. Quant aux nations vaincues, elles sont relativement peu nombreuses : 41 millions de citoyens pour la France métropolitaine, alors que le Reich en pèse plus de 80 millions en 1939.
Mais l’Union soviétique, c’est 22 millions de km2, 194 millions d’habitants. Un réservoir d’hommes quasi inépuisable et un territoire dont l’immensité est difficile à contrôler pour l’adversaire.
Les distances sont importantes, bien sûr. Hitler souhaite reléguer les Russes au-delà de l’Oural ? Entre Bug et Sibérie, l’URSS s’étend sur plus de 4,5 millions de km2. Et même en s’en tenant à la ligne Arkhangelsk-Astrakhan visée en 1941, la profondeur stratégique joue en faveur des Russes, qui y recourent depuis des siècles. Battre en retraite, faire le vide devant l’ennemi, le laisser étirer indéfiniment ses lignes de communication tandis que l’on se rapproche sans cesse davantage de ses propres sources de ravitaillement : la stratégie est sommaire, mais elle a fait ses preuves.
Et au-delà des distances il y a les infrastructures et le climat, autres invariants.
Il est aisé d’envahir le Benelux et la France en fonçant pendant quelques dizaines de kilomètres par jour sur un réseau routier de forte densité, au revêtement bien entretenu. Il est bien plus compliqué de progresser dans un pays gigantesque ne comportant que très peu de routes couvertes. Pour contourner les plus grands marais d’Europe, des forêts impénétrables, franchir des cours d’eau d’une largeur fréquemment bien plus impressionnante que celle des fleuves d’Europe occidentale, il n’y a pour l’essentiel que de mauvaises pistes sablonneuses, se transformant en bourbiers au moindre orage, et quelques rares ponts. Le réseau ferroviaire russe est 30 fois moins dense que son homologue allemand. Ses voies n’ont pas le même écartement que le réseau ferré occidental et ne peuvent être utilisées par le parc ferroviaire allemand sans une adaptation nécessairement longue.
Enfin il y a le fameux hiver russe, précieux allié de Pierre le Grand et d’Alexandre Ier. Il n’a jamais provoqué, seul, la défaite de qui que ce soit. Mais il interdit de mener toute offensive victorieuse en Russie autrement qu’en conduisant plusieurs campagnes d’été consécutives.
Bref, qu’il s’agisse de l’avancée des unités ou de leur ravitaillement, la Russie constitue un défi matériel et logistique insoluble. Et tout cela les Allemands le savent mieux que quiconque : leurs généraux, encore jeunes officiers, s’y sont battus entre 1914 et 1918.
L’oubli de l’expérience
Ils le savent, mais ils décident de faire comme s’il n’en était rien. Par orgueil, arrogance, par une telle certitude d’être supérieurs aux Soviétiques qu’ils sombrent dans l’hybris et considèrent la campagne à l’Est comme une formalité.
Il est vrai qu’ils peuvent se sentir sûrs d’eux. Ils ont balayé la Pologne, écrasé Néerlandais et Belges, vaincu en six semaines l’armée française, considérée comme la meilleure du monde, obligé le corps britannique à rembarquer précipitamment. Ils ont conquis les Balkans en un éclair, rejetant une fois encore les Anglais à la mer. Or ils considéraient ces adversaires, Français, Britanniques et Belges du moins, comme des ennemis coriaces, dotés d’un corps d’officiers brillant, sachant mener à la bataille des hommes disciplinés et bien formés.
Une image flatteuse qui n’est pas du tout leur perception de l’Armée rouge. Ils considèrent le « Russe » comme un fantassin courageux, endurant. À défaut il n’aurait pas tenu tête à l’armée du Kaiser pendant quatre ans. Mais au-delà des qualités du soldat, Hitler et son entourage jugent que l’armée soviétique ne peut soutenir la comparaison avec la Wehrmacht. Pour des motifs politiques et raciaux en premier lieu, des facteurs militaro-industriels ensuite. Associant judaïsme et bolchévisme au sein d’un même ensemble honni et méprisé, le Führer et ses généraux ne considèrent pas qu’ils font face à des égaux, mais à des sous-hommes juifs et slaves. Des êtres frustres, qui ont assassiné leurs meilleurs cadres en 1938. Qui n’ont même pas été capables d’écraser la minuscule armée finlandaise durant l’hiver 1939-1940. Tout juste une horde à balayer. D’autant que les Allemands, se jugeant supérieurs humainement, s’estiment aussi meilleurs du point de vue de la tactique et des armements. Ce en quoi ils se trompent aussi lourdement, alors même que de nombreux indices leur démontrent que l’instrument de combat soviétique est loin d’être aussi dépassé qu’ils le pensent.
Les Allemands ont eu longuement l’occasion d’observer les Soviétiques, avec lesquels ils ont coopéré en matière d’armement entre 1922 et 1941, malgré des séquences d’interruption. Ils ont manœuvré avec eux, visité leurs usines, pu examiner leurs matériels lors de leur invasion conjointe de la Pologne. Certains savent que l’URSS dispose de bons chars, plus puissants que les modèles allemands les plus lourds qui, déjà, ont eu fort à faire face aux B1-Bis français. Mais – faillite des services de renseignement, mal coordonnés – ils ne sont pas entendus ou bien, lorsqu’ils le sont, ne sont pas écoutés, le haut commandement allemand jugeant que l’industrie soviétique n’est pas en mesure de produire des matériels modernes rapidement en grandes séries et le sera encore moins une fois les coups de boutoir de Barbarossa assénés.
À lire aussi : La guerre et la paix, Approches et enjeux de la sécurité et de la stratégie
Or les Russes seront en mesure de produire plus que l’industrie de défense allemande, malgré la perte de nombreuses usines dans les territoires occupés par la Wehrmacht. Et au-delà des chars, les Soviétiques pourront de plus en plus compter sur un excellent matériel : l’artillerie, l’armement du fantassin égalent, voire dépassent qualitativement, leurs équivalents allemands de 1941. Mais ces atouts, estiment les Allemands lorsqu’ils en ont connaissance, sont négligés pour une raison simple : fidèles au précepte prussien de la bataille décisive, ils sont persuadés d’en avoir fini avant l’hiver. En conséquence, l’Armée rouge, détruite dans de grandes batailles d’encerclement n’aura pas le temps de monter en gamme. Ses restes seront, si nécessaire, balayés en 1942.
Le plan de Hitler
Certes Hitler, avec l’assentiment d’autres officiers généraux et amiraux, a dans un premier temps conçu un plan plus raisonnable que ce rush vers la Volga. Le Führer, dont le Grand Amiral Raeder a encore l’oreille en 1941, a saisi l’importance de faire de la Baltique un lac allemand en s’emparant des pays baltes et de Saint-Pétersbourg. Ceci permettrait à la Kriegsmarine d’une part de neutraliser la menace sous-marine russe, d’autre part d’assurer un ravitaillement par mer plus rapide des troupes du groupe d’armées Nord. Cela autoriserait aussi l’ensemble des moyens navals allemands à se concentrer à la lutte dans l’Atlantique, en neutralisant Mourmansk et en privant ainsi les Soviétiques du ravitaillement anglais. Cette première phase accomplie et les arrières de la Wehrmacht sécurisés, Moscou, l’Ukraine et le Caucase auraient fait l’objet d’une campagne en 1942 lors de laquelle serait donné le coup de grâce. Mais Hitler, dont on ne saurait nier qu’il eût en plusieurs occasions des intuitions géniales, est aussi un homme incapable de demeurer ferme dans sa résolution. Il ne sait résister à sa nature, renoncer à sa stratégie habituelle de tout risquer sur un coup gagnant. En conséquence ce plan, qui aurait pu mettre la Wehrmacht en meilleure position au printemps 1942 – sans lui assurer en aucun cas la victoire pour autant – est abandonné au profit d’une avance sur l’ensemble d’un front allant de la Baltique à la Mer noire. Soit une ligne de 1 200 kilomètres qui ne cessera de s’allonger démesurément au cours de la progression vers l’Est et sur laquelle l’Allemagne n’engage que de modestes moyens.
L’Ostheer met en ligne 3 266 chars le 22 juin 1941, contre 2 582 le 10 mai 1940. Mais elle engage 2 800 avions seulement, 1 200 de moins que lors de son triomphe à l’ouest. Et la plupart des trois millions d’hommes qui se mettent en marche vers l’Est ne sont pas motorisés. C’est à pied qu’ils devront progresser par des chemins épuisants pour suivre les panzers évoluant quelquefois à des centaines de kilomètres vers l’avant. Et l’adversaire est infiniment plus coriace et puissant que les Français et les Britanniques. Dès les premiers jours de l’offensive, les Allemands notent que les Soviétiques se battent avec fureur, lancent contre-attaque sur contre-attaque. Celles-ci, mal conduites, se soldent par des pertes énormes chez l’adversaire. Mais elles n’en ralentissent pas moins sensiblement le rythme de l’offensive allemande tout en impressionnant fortement cadres et officiers de la Wehrmacht qui, très rapidement, prennent conscience qu’ils font face à une hydre.
À lire aussi : Penser la stratégie. Entretien avec Martin Motte
Terrain hostile, adversaire déterminé et aux moyens inépuisables… À ces défis, l’Allemagne répond de surcroît sans méthode. Entre Leningrad, Kiev et Moscou, la sécurisation de la Baltique, la saisie des ressources naturelles de l’Ukraine et du Caucase, son haut commandement ne tranche pas, sans doute parce qu’il se rend compte, inconsciemment ou non, qu’il ne peut exister de Schwerpunkt contre un tel adversaire. Ses troupes enchaînent les victoires grandioses, claironnées par le communiqué de la Wehrmacht, en vain. L’Armée rouge plie, mais ne rompt pas, tandis que l’idéologie nazie prive le Reich d’un atout majeur : le courant de sympathie qui a accueilli ses troupes à leur entrée en URSS et qui aurait pu, habilement récupéré, offrir à la Wehrmacht le concours de millions de soldats et des arrières sécurisés.
Un million et demi de citoyens soviétiques collaboreront avec le Reich. Mais ils seront relégués dans des tâches ancillaires. Les populations conquises, qui espéraient être débarrassées du joug communiste, retrouver la disposition de leurs terres, leurs églises, voire, comme les Baltes et les Ukrainiens, obtenir leur indépendance, comprennent très vite qu’elles ne sont qu’une masse d’esclaves à peine humaine aux yeux des nazis. « Nous avons perdu la guerre le jour où nous n’avons pas hissé le drapeau ukrainien sur la Rada », déclara Erich Von Manstein. Pour avoir ruiné les espoirs d’une population déjà martyre, l’Allemagne, qui ne peut se permettre de gaspiller ses moyens, sera contrainte d’immobiliser de nombreuses divisions sur ses arrières pour lutter contre les partisans et sécuriser ses lignes de communication.
Sous-estimation de l’adversaire et des difficultés du théâtre d’opérations, surestimation de ses capacités : Barbarossa, marqué du sceau de l’amateurisme, n’avait aucune chance d’atteindre ses objectifs. Elle dénote, dès l’été 1941, la déconnexion d’Hitler avec la réalité de la guerre. Aveuglé par ses fantasmes il précipite dans la catastrophe une Allemagne alors au sommet de sa puissance.