Guerre totale, le second conflit mondial a fait émerger des technologies de rupture. Il en est ainsi de l’aviation de combat qui connaît depuis une révolution technologique globale. À l’ombre de l’atome, le camp des vainqueurs oriente massivement ses efforts sur le développement d’une nouvelle aviation militaire.
Corée, Vietnam, Israël, Iran, Irak, Malouines, Balkans, pays ouest-africains, Golfe arabo-persique, Afghanistan, chaque conflit confirme la place de l’avion de combat dans la décision militaire, selon l’attente des maîtres de la stratégie aérienne : Clément Ader, Julio Douhet, William Mitchell. Première génération de jets post-1945, Sabre, Shooting Star, MiG15, Vampire et Ouragan conservent le mode d’engagement des guerres passées : se placer dans le sillage de l’adversaire et faire usage des armes de bord. Quant à l’attaque au sol, la manœuvre exige le survol de la cible. La vitesse stimule la révolution électronique dont on attend qu’elle vienne en aide au pilote. La dynamique technologique imposée par l’avion de combat est globale au point d’en faire l’un des systèmes d’arme les plus sophistiqués. Les coûts s’envolent. Il devient un actif structurant, sinon stratégique, d’un dispositif de défense. Une nouvelle génération se dessine déjà pour 2040, et bien au-delà.
L’héritage de 1945 : les technologies sont en place
L’avion de combat opère en action coordonnée. Au Royaume-Uni, un état-major oriente Spitfire et Hurricane en vue de surprendre les raids de bombardiers détectés par la « Home Chain ». Le premier réacteur, expérimenté le 27 août 1939 sur le Heinkel 178, trouve son expression militaire sur Messerschmitt 262. Encore balbutiant, les radars, réduits de taille, embarquent sur les chasseurs de nuit Junker 88, Messerschmitt 110 et Mosquito britannique. Un radar embarqué conçu pour afficher les contours d’un littoral permet au B-29 d’atteindre Hiroshima le 6 août 1945, un raid réitéré le 9 sur Nagasaki. Les ingénieurs allemands produisent les premiers missiles : le Fritz X (en 1942) et le Henschel 293 (1943). Ainsi armés, Dornier 217 et Heinkel 111 mettent coup au but sur les navires de combat. Dans le Pacifique, l’US Navy expérimente le bombardier sans pilote Intersate TDR-1, un bimoteur télécommandé porteur de bombes avec mission de couler les navires. En mer, justement, les porte-avions emportent la décision et se substituent aux grands cuirassés. Sortis d’un autre âge, de lents biplans Sopwitch armés de torpilles neutralisent le 26 mai 1941 le Bismarck. L’hallali est laissé aux vaisseaux de la Royal Navy. Le raid des Sopwitch dans le golfe de Tarente (12 novembre 1940) divise par deux la flotte italienne de cuirassés. L’épisode inspire l’attaque japonaise de Pearl Harbor le 7 décembre 1941. Le porte-avions s’impose en combinant puissance aérienne et mobilité en mer. En 1945, le programme Manhattan parvient en secret à produire les premières bombes atomiques avec l’aide du tout premier ordinateur. Réacteur, missiles et électronique tracent les axes de progrès d’une aviation de combat en devenir.
Briser le mur du son
L’intercepteur repousse les limites et brise les records. Le mur du son est franchi par l’avion expérimental Bell X-1. Charles Yaeger est dans le cockpit. Ce 14 octobre 1947, il signe l’acte fondateur de l’avion de combat moderne. La décennie 1950 se consacre à l’exploration des formules les plus fantasques. On retiendra la complexité du Republic XF-84H qui fait appel à une propulsion mixte réacteur et hélice. Convair XFY-1 Pogo et Ryan X-3 Vertijet s’attaquent au décollage vertical. Exploré par l’ingénieur français René Leduc, le composite statoréacteur-réacteur ne parvient pas non plus à convaincre. Ces projets ne passeront pas le stade expérimental. Les aviateurs exigent un appareil robuste et simple à mettre en œuvre pour un entretien simplifié. Le jet de combat doit être pensé pour délivrer de l’armement. Avion compact, il peut encaisser les accélérations du combat tournoyant. La priorité reste l’interception à haute altitude des raids de bombardiers ennemis. L’Amérique prend de l’avance et produit les supersoniques F-102 Delta Dagger, F-106 Delta Dart et F-104 Starfighter.
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Les tensions Est-Ouest orientent les forces sur le chasseur-bombardier. Rapide, très armé, il peut être produit en grand nombre. En mode léger, cela donne le F-5 Freedom Fighter. À l’inverse, nous avons le F-4 Phantom emportant sept tonnes d’armement. Il est produit à 5 195 exemplaires. Sa silhouette est étroitement liée à l’imagerie de la guerre du Vietnam. Fondé le 3 mai 1946, l’Office national d’études et de recherche aérospatiale doit réinventer les ailes françaises. Rescapé des camps, Marcel Dassault reconstitue son bureau d’études. Fort de premiers succès, l’Ouragan puis le Mystère IV (il passe le mur du son le 17 janvier 1953), Dassault propose un delta aux lignes très pures : le Mirage III. Sa formule est si efficace en supersonique qu’il inspire le bombardier Mirage IV. Ses moteurs Snecma Atar le propulsent à Mach 2 sur longue distance. Le mur de la chaleur est maîtrisé. Le Mirage IV sert opportunément à la conception de Concorde, un résultat à l’actif des progrès sur les alliages et l’usinage du titane. Phantom et Mirage III auront le plus souvent le dessus sur leurs adversaires, le MiG21. Effrayé par le B-70, un bombardier intercontinental dépassant 3 000 km/h, Moscou lui oppose le MiG25. En service en 1974, ce prodigieux appareil fait tomber les records de vitesse et d’altitude : il rejoint trois fois la vitesse du son à 25 km d’altitude en 2,30 minutes.
Une exception émerge des formules atypiques : l’avion S/VTOL, ou Short/Vertical Take-off and Landing. Saluons le Harrier britannique. L’innovation repose sur ses tuyères orientables. Le premier vol a lieu le 28 décembre 1967. La Royal Navy y voit l’occasion de passer à des porte-avions bon marché, le bâtiment pouvant s’affranchir de catapultes et de brins d’arrêt. Le corps des marines américain est séduit, l’appareil correspondant à son concept : un avion opérant vers la terre depuis des navires amphibies ou basé au près des lignes. Les Soviétiques répondent par le Yak-38 pour leurs porte-avions classe Kiev. Espagne, Italie et Malaisie voient dans le Harrier le ticket d’entrée à moindre coût dans l’aéronautique navale. Cette expérience a motivé une version S/VTOL de l’actuel JSF F-35.
Vaincre et survivre, au plus loin
Au seuil des années 1970, le microprocesseur se traduit par une importante puissance de calcul. Aidé par une nouvelle avionique, un appareil unique saurait tout faire : interception, reconnaissance, attaque. Les leçons du Vietnam et des conflits israélo-arabes de 1966 et de 1973 orientent les cahiers des charges. Le danger, désormais, c’est le missile. La vitesse ne suffit plus et la guerre électronique embarquée saurait rétablir le concept de supériorité aérienne alors mise à mal. Outre un radar en pointe avant, l’électronique s’enrichit d’équipements autoprotections : détecteur d’alerte (missile en approche, émission radar) et contre-mesure (leurres et brouilleurs). L’autoprotection revient à environ 10 % du prix d’un appareil, mais c’est là que se joue la survie, le succès de la mission et la crédibilité. Les ambitions du moment apportent une génération d’avions très réussis : F-15, F-16, F-18, Mirage 2000, Gripen, Tornado, Eurofighter, MiG 29, Sukhoi 27. Recevant une électronique régulièrement remise à jour, ils sont toujours en ligne. Il y eut aussi le F-14 de l’US Navy, l’avion du film Top Gun. Il est retiré après trente ans de service.
L’aviation d’aujourd’hui profite d’une nouvelle informatique. Elle intervient dès la conception, à l’exemple du logiciel français Catia. Elle est au cœur du système de mission, jusque dans le contrôle en vol. La « GE » devient incontournable. L’Argentine avait négligé son apport lorsqu’elle s’est aventurée dans les îles Falklands en 1982. La Royal Navy saura réduire ses attaques aériennes et sauver ses porte-avions. Reste l’option de l’avion indétectable. La « furtivité » est à la mode. Il en ressort l’avion à facettes F-117. Des ailes courtes, un fuselage en fer à repasser, le Nitehawk ne sait réaliser que des frappes au sol. Au-dessus de la Serbie, le 27 mars 1999, l’un d’eux est abattu par un engin russe SA3. La chasse exige alors un avion manœuvrant. Les angles s’effacent, les fuselages s’aplatissent, les matériaux sont absorbants et des tuyères orientables font leur apparition. Il en ressort en 1990 le F-22 de l’US Air Force. La formule se retrouve sur le F-35, les nouveaux Su-57 et le Chengdu J-20.
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L’action au loin encourage le ravitaillement en vol. Les premières capacités sont fournies par d’anciens bombardiers B-29 reconvertis. L’ère du jet de combat invite Boeing à produire le KC-135 Stratotanker issu du 707 des compagnies aériennes. Le besoin est massif : 732 sortent d’usine. Les forces aériennes stratégiques en perçoivent 12 dès 1964 pour les Mirage IV. Les Russes suivent au point d’attribuer le mot de « Tanker » à leurs Illiouchine adaptés à cette mission. Les motoristes se mobilisent pour améliorer les rendements et réduire la masse des réacteurs. Poussés par leur M88 et PW100, Rafale et F-22 Raptor savent franchir le mur du son sans postcombustion (on parle alors de super-croisière). Atout économique de l’aviation civile, le moteur double-flux accroît l’autonomie et la capacité des citernes volantes. L’ensemble rend possibles les raids lointains et la persistance d’un dispositif en vol sur zone d’action.
Maîtriser l’information et frapper avec précision
Desert Storm est un tournant. Dans cette opération menée par les États-Unis et leurs alliés dans le Golfe en 1991 à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak, l’avion d’arme s’intègre à un dispositif interarmées et interallié. Il devient le bras armé d’une nouvelle révolution militaire, celle de l’information. Un sigle s’impose aux armées, le C4ISR, ou Command, Control, Communication, Computer, Intelligence Surveillance & Reconnaissance. À cette architecture le soin d’orchestrer la manœuvre à rythme soutenu en une « boucle courte » observation-action. Alimentés par un renseignement multi-sources, les aviateurs se plient à un exercice de planification minutieux. L’usage de satellites de communications, d’observation et de navigation et intensif. Desert Storm signe le baptême du feu du GPS. Chargés en caméras et transmissions de données, les drones, par leur persistante sur zone, sauront éclairer les chasseurs-bombardiers. John Warden, colonel de l’US Air Force, résume ce nouvel art de la guerre dans Planning the air campaign. Selon lui, l’ennemi doit être vu comme un système où le politique, les forces et les infrastructures civiles interagissent ensemble.
Le concept de maîtrise de l’information profite de la révolution de la précision. Le spectre des missions s’étend avec l’emport de nacelles à l’extérieur de l’avion pour la désignation de cibles, le renseignement ou le brouillage. La fusion multi-capteurs fournit à l’équipage une vision synthétisée de la situation, les données venant du radar, des capteurs d’écoute électronique et d’une caméra jour-nuit. Par liaison de données, il reçoit l’image de son environnement sans risque d’identification par usage intempestif de son radar. Les nouveaux radars à antenne active peuvent en même temps faire du suivi de terrain à basse altitude et engager plusieurs cibles simultanément. En outre, les centrales inertielles autorisent les raids lointains en s’affranchissant du GPS. Autant d’innovations qui profitent aux hélicoptères de combat. Le missile devient le prolongement de l’avion. Il valorise ainsi les budgets consentis à sa mise au point. Le combat air-air a recours à des missiles à autodirecteurs infrarouge ou radar. Les portées – au-delà de 50 km – sont bien au-delà de la capacité visuelle du pilote.
Accroché à sa proie, il ne peut plus s’en détourner, sauf émission de leurres par l’avion ciblé. Le viseur s’intègre au casque : l’armement peut être délivré d’un coup d’œil, sans avoir à virer sur l’aile. Les missiles se diversifient en fonction des cibles pistes, bunkers, des radars sol-air et navires de guerre. Une rupture majeure apparaît au début des années 1970 avec les premières armes guidées par laser. Une difficulté, l’équipage doit maintenir sa visée optique sur la cible. Un nuage, du mauvais temps, et l’arme est inopérante. Il faut donc concevoir un guidage tout temps, jour, nuit, très précis, classe métrique. Les innovations de 1990 apportent une caméra, un capteur laser, une centrale de navigation miniaturisée et un GPS. En tout ou partie, ces composants sont à l’origine des armes à trajectoires programmables jusqu’à l’impact « tir et oubli ». Le concept s’applique à la JDAM américaine, au Spike israélien et au Hammer français. La probabilité au but passe de 70 à près de 100 %. Le canon est conservé en dernier recours. Enfin, le siège éjectable donne une chance ultime de survie à l’équipage. En 1972, 14 Phantom délivrant leurs bombes guidées laser ont raison du pont de Thanh Hao que 871 raids avec bombes à gravité n’avaient réussi à toucher jusque-là. L’armée de l’air française décide de monter la nacelle de visée laser Atlis à ses Jaguar.
Durant Desert Storm, 10 % des armes à guidage laser traitent 70 % des objectifs. En 1995, lors de Deliberate Force en Bosnie, les armes guidées représentent 67 % des tirs de l’OTAN. En 2011, en Libye, ce taux atteint 100 %. Faisant du chasseur l’égal du bombardier lourd, la panoplie s’enrichit du missile de croisière à explosif classique (Scalp franco-britannique, Jaasm américain) ou nucléaire (Kinzal russe, Asmp-A français). Des tirs métriques et ciblés peuvent paralyser un pays tout en épargnant sa population avec un effet politique démultiplié. Traversant le brouillard de la guerre (et la météo), la numérisation en vient à rendre l’intervention armée acceptable par l’opinion. L’éthique et les Nations unies tentent de fixer une limite et motivent le traité d’Oslo. Ouvert à signature depuis 2008, cette convention vise à proscrire les armes à sous-munitions, des cargos qui dispersent des grenades sur la cible. Seulement, toutes n’explosent pas et entretiennent un danger persistant. Le traité est adopté par 108 pays, dont la France, mais 78 la rejettent, parmi eux, États-Unis, Chine et Russie. La réflexion éthique porte aujourd’hui sur la place de l’homme dans la boucle de décision, la crainte – légitime – résidant sur la capacité des robots, grâce à l’informatique, à faire feu de manière autonome.
L’avion d’arme du xxie siècle : une arme politique
En 2020, l’avion d’arme doit relever de nouveaux défis : tout d’abord, tenir sa vocation de police du ciel, mission revalorisée par le 11 septembre 2001 et le retour des tensions entre puissances. Il doit aussi s’adapter aux conflits hybrides mêlant unités régulières et rébellions dans les zones les plus reculées. Elle doit aussi se préparer au pire, le conflit interétatique majeur. À l’ère atomique, la posture est celle de la dissuasion. Le rythme de renouvellement des parcs, cinq ans durant les années 1950, dépasse cinquante ans avec les avions des années 1970 dont les électroniques sont régulièrement renouvelées. F-15, F-16, F-18, MiG29, Sukhoi 27 et Mirage 2000 sont toujours en ligne et voleront bien après 2030. Recevant les derniers perfectionnements, ces appareils sortis d’usine en 2020 voleront bien au-delà de 2040. Il en est de même du Rafale. En 2000, les premiers sont livrés à la marine, en 2006 dans l’armée de l’air. Il sera toujours en production en 2030, soixante-cinq ans après le vol inaugural du démonstrateur. Quant au F-35, le prototype s’envole le 24 octobre 2000. Il est sélectionné en 2001 par le Pentagone. Sa mise au point se poursuit. En 2060, il sera toujours là.
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La dynamique technologique oriente les spécifications et souligne la préoccupation des coûts. Clef en main, Rafale ou F-35 sont facturés 100 millions d’euros environ, contre 30 pour la génération précédente. Le jet de combat devient une architecture logicielle évolutive. Dès lors, l’avionique s’affirme comme un sujet de souveraineté. Elle installe en situation de dépendance le pays utilisateur envers son fournisseur via la connectivité et les chantiers de modernisation prévus durant la vie de l’avion. Cette dépendance fige les coalitions. En adoptant un avion américain, Belgique, Danemark, Italie, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni (eux avec le F-35), Allemagne avec le F-18, assument une alliance structurante avec Washington pour le siècle. Dévoilé au Salon du Bourget 2019, le projet SCAF, ou Système de combat aérien futur, affiche de grandes ambitions. L’initiative en revient à l’Élysée. L’idée est de conserver un pôle européen (largement français) au sein du club des États sachant développer un avion d’arme (États-Unis, Russie, Chine). Un accord donne au SCAF un caractère européen plus affirmé vers l’Allemagne et l’Espagne. À l’horizon 2040, il remplacera Rafale et Eurofighter. Recourant à l’intelligence artificielle, il animera un réseau dense de missiles, de drones et d’avions de combat sans pilote. Vecteur d’un engin nucléaire, le SCAF incarnera la composante pilotée de la dissuasion française. Une version navalisée embarquera sur porte-avions. Des percées en maintenance prédictive donneront une disponibilité maximale. Le taux d’accident sera proche du zéro.
En 2020, comme en 1970, le projet d’avion d’arme engage un pays pour plus de cinquante ans. En démocratie, un tel programme impose donc une continuité sans faille quant aux grandes orientations d’une politique de défense, donc un solide consensus politique. Ne pouvant souffrir de revirements, il en va des compétences des bureaux d’études et des ateliers. Un défi pour un avion en coopération puisqu’il va engager les partenaires sur quatre-vingt ans. Il en sera ainsi du SCAF.