<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> La puissance aérienne face au droit international :  les enseignements de l’après-guerre froide

16 octobre 2020

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : F-16 Américain (c) Philippe Wodka-Gallien

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La puissance aérienne face au droit international : les enseignements de l’après-guerre froide

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L’emploi de la force aérienne dans les conflits s’est systématisé tout au long du xxe siècle, donnant une importance stratégique de premier ordre aux États qui la maîtrise. Compte tenu de son rayon d’action et de sa puissance de feu, l’emploi de l’aviation a été codifié par de nombreux règlements internationaux qui ont édicté des interdits et des restrictions. Depuis une trentaine d’années, le droit doit s’adapter aux évolutions technologiques en cours.

En ce début du xxie siècle, les opérations aériennes sont à ce point indissociables des relations internationales qu’il n’est pas de conflit, de situation de crise ou de missions humanitaires où un aéronef militaire ne soit à un moment ou un autre engagé. De ce point de vue, c’est véritablement la guerre du Golfe à partir de 1990 qui a ouvert une nouvelle ère pour la puissance aérienne (Air Power). En effet, pendant ce conflit, les forces aériennes qui agissent en application des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies lancent 88 500 tonnes de bombes et ébranlent en quarante jours les capacités opérationnelles de l’armée irakienne. Aucune opération de cette ampleur n’avait été conduite depuis la fin de la guerre du Vietnam et surtout avec succès. Il en va de même des campagnes aériennes conduites en coalition dans les Balkans dans les années 1990, en Afghanistan après 2001, en Irak à partir de 2003, en Libye en 2011 et au Moyen-Orient depuis 2014. Menées dans des contextes très différents, ces actions ont influencé de façon décisive l’issue ou le règlement de ces conflits tout en prenant en compte les grands principes du droit humanitaire, dont la minimisation des dommages collatéraux parmi la population et les biens civils. Outre la diversité de leur fondement juridique qui renvoie aux règles du droit de la guerre, c’est surtout la conduite proprement dite de ces opérations qui a profondément évolué.

 

Les opérations aériennes menées au sein de coalitions internationales

La militarisation de la troisième dimension, qu’il s’agisse de faire respecter l’exercice de la souveraineté aérienne à l’intérieur du territoire étatique ou de la capacité d’intervenir à l’extérieur de celui-ci, est l’une des caractéristiques majeures de l’après-guerre froide. À bien des égards, les forces aériennes qui conjuguent aviation de chasse et de bombardement, transport de personnel ou de fret, ravitaillement en vol ou simples liaisons aériennes, figurent parmi les acteurs principaux de la gestion des crises et du règlement des conflits.

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Le rôle de l’aéronautique militaire est expressément consacré par la Charte des Nations unies. Ainsi, son article 42 dispose que « si le Conseil de sécurité estime que les mesures prévues à l’article 41 – n’impliquant pas l’emploi de la force armée – seraient inadéquates ou qu’elles se sont révélées telles, il peut entreprendre, au moyen de forces aériennes, navales ou terrestres, toute action qu’il juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Cette action peut comprendre des démonstrations, des mesures de blocus et d’autres opérations exécutées par des forces aériennes, navales ou terrestres de membres des Nations unies. » L’article 45 de la Charte précise ensuite qu’« afin de permettre à l’Organisation de prendre d’urgence des mesures d’ordre militaire, des membres des Nations unies maintiendront des contingents nationaux de forces aériennes immédiatement utilisables en vue de l’exécution combinée d’une action coercitive internationale. Dans les faits, le Conseil de sécurité, avec l’aide du comité d’état-major, fixe l’importance et le degré de préparation de ces contingents et établit des plans prévoyant leur action combinée. »

Peu utilisées durant la période de l’affrontement Est-Ouest, ces règles vont être mises en œuvre à partir de l’effondrement de l’URSS. En pratique, plusieurs types d’opérations peuvent être distingués : celles dites de maintien ou de rétablissement de la paix et celles menées au titre de la légitime défense d’un État ou encore celles liées à la mise en œuvre d’un accord de défense entre deux pays. À l’origine et à l’exception de la guerre de Corée, les opérations de l’ONU n’avaient pas de caractère coercitif. Depuis le début des années 1990, elles ont pris la forme d’actions offensives menées par des coalitions, telles que celles menées au moment de la guerre du Golfe, du conflit de la Bosnie-Herzégovine ou du Kosovo. D’une durée et d’une intensité variable, les campagnes aériennes ont permis d’obtenir des résultats politiques décisifs.

Ainsi, en Libye, l’opération de l’OTAN Unified Protector (OUP) conduite entre le printemps et l’automne 2011 a mobilisé en un temps record 260 aéronefs ainsi que d’importants moyens navals. Plus de 26 500 sorties aériennes ont été réalisées qui ont permis de détruire plus de 5 900 objectifs militaires et entraîné la chute du dictateur libyen. Au Moyen-Orient, à partir de 2014, les exactions commises par Daech contre les populations civiles en Syrie et en Irak ont amené le Conseil de sécurité à adopter une série de résolutions entre 2014 et 2015 qualifiant ces actes de « menace pour la paix et la sécurité internationales ». Une coalition internationale réunissant 72 États et organisations a été mise sur pied qui a permis, sinon de faire disparaître, du moins de réduire considérablement les capacités du pseudo État islamique. En liaison avec les forces de défense et de sécurité maliennes, la force conjointe du G5 Sahel (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et du Tchad), la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali), la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) et les forces de l’opération Barkhane luttent, depuis 2014, contre les groupes djihadistes qui sévissent dans cette région stratégique pour la stabilité de l’Afrique subsaharienne. Cette opération permet aux forces françaises, qui disposent à Niamey d’une base aérienne projetée, de poursuivre avec ses alliés les membres des groupes armés qui mènent des actions terroristes, cherchent des sanctuaires ou acheminent des armes depuis le Burkina Faso, la Mauritanie, le Tchad et le Niger.

Dans tous ces cas de figure, les moyens militaires engagés restent placés sous un commandement centralisé, mais toujours sous le contrôle des États, lesquels interviennent avec leurs règles d’engagement (rules of engagement) qui peuvent comporter des restrictions d’emploi de la force (caveats). Il y a près d’un siècle, la communauté internationale avait imaginé la constitution d’une force aérienne internationale sous les auspices de la Société des nations. Si ce projet n’a pu être mené à terme, il s’incarne dans une certaine mesure dans les opérations précitées, confirmant ainsi le caractère visionnaire des propos du général Debeney qui écrivait en 1937 que l’aéronautique militaire s’affirme comme étant « chaque jour plus importante et plus apte à être spécifiquement l’armée de coalition ». Comme le rappelle le professeur Louis Balmond, l’usage de l’arme aérienne par un État ou un groupe d’États en dehors de leurs territoires constitue un cas de recours à la force conforme au droit international, pour autant qu’il ait été autorisé par le Conseil de sécurité et dans la mesure où il respecte le mandat confié par celui-ci.

 

La conduite des opérations aériennes et le respect du droit international

Bien que l’arme aérienne se soit avérée, dès ses débuts, redoutable en raison de ses effets létaux et dissuasifs, il n’existe pas de traité international régissant les opérations dans l’espace aérien. Des règles spécifiques ont été adoptées en 1899 avec la déclaration IV de La Haye interdisant pour une durée de cinq ans de lancer des projectiles et des explosifs du haut des ballons ou par d’autres modes analogues nouveaux. Ces principes demeureront sans effet avec la pratique des bombardements aériens dirigés contre les grandes villes européennes qui apparaissent dès 1915 et se généralisent sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière fit autant de victimes dans la population civile que dans les rangs des militaires, alors que ce ratio avait été d’un contre dix entre 1914 et 1918. Mais là encore, l’emploi de la force dans la troisième dimension a évolué.

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Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question des dommages liés à l’emploi de la puissance aérienne est liée aux controverses relatives aux victimes parmi la population civile, ainsi qu’aux destructions occasionnées par la pratique dite des « bombardements stratégiques » qui désigne l’attaque verticale des objectifs militaires, des communications, des industries ou des villes. S’il n’a pas totalement disparu, ce débat a perdu en intensité compte tenu de l’évolution des opérations aériennes. Il faut en effet attendre 1977 et la fin de la guerre du Vietnam et des conflits liés à la décolonisation pour que les protocoles additionnels aux quatre conventions de Genève du 12 août 1949 soient adoptés et réglementent les enjeux les plus problématiques de la guerre aérienne.

Ainsi, l’article 48 du protocole I du 8 juin 1977 additionnel à ces conventions consacre la distinction entre population civile et biens civils (qui doivent être respectés et protégés), d’une part, et combattants et objectifs militaires (qui peuvent être attaqués), d’autre part. Son article 51 « Protection de la population civile », paragraphe 5.a confirme le caractère illicite des bombardements dits de zone (carpet bombings ou blanket bombings) dans la mesure où ils sont effectués sans discrimination. Ce même article codifie le principe de proportionnalité qui constitue une limite substantielle à la conduite des hostilités. L’article 57 du protocole I prévoit que toutes les parties ont l’obligation de prendre des précautions pour éviter, ou à tout le moins minimiser, les pertes civiles. Il est à l’origine du concept des « dommages collatéraux excessifs » qui rendent toute attaque disproportionnée illicite en droit international. Ces dispositions sont d’ailleurs applicables à tous les conflits armés, internationaux (CAI) ou non internationaux (CANI) ainsi que l’attestent les règles 14 « Proportionnalité dans l’attaque » et 15 « Précautions dans l’attaque » qui figurent dans le recueil du droit international humanitaire coutumier du Comité international de la Croix-Rouge et s’appliquent aux belligérants.

À défaut d’une convention multilatérale sur le droit de la guerre aérienne, l’utilisation par un aéronef d’armes incendiaires destinées à attaquer un objectif militaire situé à l’intérieur d’une concentration de civils a été interdite par le paragraphe 2.2 du protocole sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des armes incendiaires (protocole III), signé à Genève le 10 octobre 1980. Il existe en 2009 un manuel dit de Harvard, qui est un recueil de principes généraux du droit des conflits armés et du droit international humanitaire déclinés dans la troisième dimension. De manière générale, le droit de La Haye relatif à la conduite des hostilités est fondé sur le principe élémentaire selon lequel si le choix des moyens (aériens) visant à nuire à l’ennemi n’est pas limité, les opérations ne peuvent viser « n’importe qui, n’importe quoi et n’importe comment ».

Parallèlement à l’adoption de ces normes, plusieurs facteurs ont contribué à transformer en profondeur l’emploi de l’arme aérienne. Le premier a trait à la physionomie des opérations qui consistent moins dans les duels aériens entre chasseurs (dogfights) que dans des missions d’appui aux forces terrestres ou de bombardement. Le deuxième facteur concerne les armements utilisés. Alors que la précision du largage d’une bombe était de 1 000 mètres dans les années 1940, elle atteint aujourd’hui entre 3 et 30 mètres selon le type de munitions et les configurations d’emploi. Les armements guidés qui constituaient seulement 8 à 9 % du total des munitions pendant la guerre du Golfe en 1991 ont atteint 70 % en Irak et en Afghanistan puis 100 % en Libye, d’où l’apparition du concept de « frappes ciblées ». En complément de l’artillerie, des missiles et des avions de chasse, les drones armés constituent d’ores et déjà les vecteurs privilégiés pour procéder à ces frappes. Les opérations menées avec ce type d’armement permettent ainsi d’assurer le respect des principales règles – distinction, précaution et proportionnalité – du droit international humanitaire régissant les hostilités dans un conflit armé. Enfin, le troisième facteur consiste dans la planification et la conduite des opérations. Ces dernières sont l’application d’une stratégie aérienne qui, dans les coalitions occidentales tout au moins, comporte trois volets, la maîtrise de l’air, le bombardement stratégique et l’appui aérien aux forces de surface. Le recours à la force proprement dit s’inscrit dans la pratique du ciblage (targeting) qui consiste à préparer les frappes tout en intégrant une estimation des dommages collatéraux possibles, le tout avec la présence systématique d’un conseiller juridique.

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Par la variété de ses vecteurs et de ses armes, la puissance aérienne permet tout à la fois d’assurer la défense de l’espace aérien d’un État, « d’entrer en premier » sur un théâtre d’opérations, d’organiser des évacuations sanitaires, des missions de transport logistique, dont des ponts aériens, à des fins humanitaires, tel celui de Berlin lors du blocus de 1948, de Sarajevo en 1992, ou à l’occasion de catastrophes naturelles. Alors que dans la mémoire collective, l’arme aérienne a été associée à la pratique du bombardement stratégique, elle renvoie aujourd’hui à l’emploi d’une grande variété d’aéronefs et d’armements qui figurent incontestablement parmi les instruments de la force mis au service du droit international. Plus qu’une contrainte, ce dernier est un véritable instrument de la conduite des opérations aériennes qu’il légitime, contribuant ainsi à leur acceptation par l’opinion publique. Enfin, entre les populations épargnées par les actions militaires, les équipages abattus et les blessés évacués des zones de conflits par la voie des airs, ceux qui doivent la vie au respect du droit des conventions de Genève et de La Haye se comptent heureusement par millions.

À propos de l’auteur
Pascal M. Dupont

Pascal M. Dupont

Docteur en droit (Paris II), master 2 d’histoire des doctrines stratégiques (EPHE).

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