Le Liban, depuis son indépendance en 1943, semble vivre au bord du gouffre. Il a toujours dû son salut au formidable dynamisme de sa population et à ses liens diasporiques, mais aussi aux multiples rentes géopolitiques qui se sont succédé, au gré des bailleurs. La situation actuelle du Liban cumule certes les pires problèmes : faillite officielle depuis mars 2020, accident industriel du port de Beyrouth en août. Mais à vrai dire, le phénix libanais en a connu d’autres. Et en prime, le retour un an après sa démission, de Saad Hariri, héritier malgré lui d’une situation qui en réalité perdure depuis des décennies : la « politique du ventre » consubstantielle à l’État libanais.
Le Liban fut très tôt confronté à plusieurs problèmes. Dans ses frontières mandataires, il dut gérer dès l’indépendance un espace bien trop vaste pour lui, suprême paradoxe pour un pays qui n’est pas plus grand qu’un département français. Car si l’unité de la Montagne (le Mont-Liban, Jabal Lubnan) avait quelque réalité, l’adjonction des villes côtières, de la Bekaa et de la région de Tyr au sud posait d’évidents problèmes d’homogénéité. En 1943, les 800 000 habitants de confessions diverses, à parts égales musulmans et chrétiens, parmi lesquels une prédominance des maronites (33 % de la population totale libanaise), devaient inventer un système de gouvernement original. Mais plus difficile encore, le petit pays nouvellement indépendant se devait d’inventer un destin commun. Sous l’impulsion du maronite Béchara el-Khoury, président de la République libanaise, mais hostile au mandat français, les principaux hommes forts du Liban signent en 1943 un pacte national secret qui sera appliqué en 1946, lors de l’évacuation des derniers soldats français après vingt-huit ans de mandat. Ce pacte non écrit, qui ne figurera jamais dans la Constitution libanaise future, répartissait les principaux mandats politiques entre maronites (la présidence de la République), sunnites (la présidence du conseil) et chiites (la présidence du Parlement). Les Druzes s’étaient volontairement exclus de ce partage du pouvoir. Ainsi, l’échec du modèle libanais, c’est avant tout celui d’un État fragile constitué sur un compromis bancal. Le journaliste libanais George Naccache écrivait dès 1949 : « Ce qu’on appelle l’État n’est plus que cette immonde foire ouverte aux plus insolentes entreprises des aventuriers qui ont mis au pillage les biens de la nation. » Plus loin, il ajoutait de façon prémonitoire : « Le régime actuel de l’Indépendance est condamné, pour se maintenir, à une perpétuelle violence. »
En effet, la double négation évoquée par Naccache renvoyait au refus contenu dans le fameux pacte national de 1943 de choisir entre l’Orient et l’Occident, entre arabité et modernité. Dans l’impossibilité de se déterminer, le Liban est ainsi devenu le ventre mou de l’Orient en ébullition, devenant dès lors une sorte de paradigme de la mondialisation financière avant l’heure, l’activité bancaire étant la seule ressource du pays, mais au prix d’acrobaties financières qui l’ont mené à sa perte : au Liban, ce sont les banques privées qui fournissent à la Banque centrale de quoi émettre la monnaie ! Malgré un environnement régional compliqué, aggravé par la création d’Israël qui dès 1948 provoque l’afflux de 120 000 Palestiniens au Liban et l’agitation nationaliste arabe des années 1950, le système fait en apparence montre d’une résilience peu commune. Mais les accords du Caire de 1969 ont en réalité annoncé la désintégration de l’État qui allait suivre quelques années plus tard. La présence palestinienne depuis 1948 dans le sud était devenue un vrai problème. Avec la constitution d’un réduit palestinien au Liban, le pays du Cèdre se trouvait happé dans le conflit avec Israël, provoquant l’implosion de l’État.
Aggravé par le communautarisme qui ronge la société libanaise, le démembrement potentiel de l’État au profit des communautés et des grandes familles qui les composent (Gemayel, Joumblatt, Hariri) devint la norme, dès lors que l’élite qui gérait le système était dénuée d’esprit civique et pratiquait un opportunisme sauvage dans la conquête du pouvoir. En 1975, la crise se mue en affrontement sanglant dont la première victime fut l’État et l’armée libanaise. Après quinze ans de guerre civile, la fin de la guerre froide marquera aussi la fin du conflit libanais qui fit près de 150 000 morts.
Que peut faire la France ? Emmanuel Macron, qui a passé Noël au Liban, est un indécrottable optimiste. Concernant les liens particuliers qui uniraient la France et le Liban, il est toujours tentant d’invoquer l’histoire, de Saint Louis au mandat français. Le problème est que l’on raisonne de façon romantique et surtout hors du cadre géographique et historique. En 2020, le Liban n’est naturellement pas celui des croisades, mais n’a rien à voir davantage avec celui du mandat français : la population chrétienne maronite sur laquelle s’appuyait la France sous la IIIe République représentait 33 % de la population et les chrétiens 50 %. Leur fécondité était encore élevée et leur francophonie en expansion. Aujourd’hui, le Liban, malgré l’absence de recensement depuis 1932, est constitué d’une majorité relative de chiites (40 %), d’une majorité absolue de musulmans et de chrétiens en perte de vitesse démographique du fait de l’émigration et d’un certain malthusianisme. Quant à la francophonie, elle est en déclin profond chez les « clients » habituels de la France : les élites libanaises, sunnites comme chrétiennes, ont opté depuis plus de vingt ans pour le système anglo-saxon. Paradoxalement, la puissante demande de langue française vient de la communauté chiite, très fortement implantée en Afrique de l’Ouest.
Actuellement, toutes les crises se rejoignent, mais la question institutionnelle est peut-être centrale. Malheureusement, elle n’est pas près d’être réglée. Mettre fin au confessionnalisme peut sembler en apparence une bonne idée. En réalité, elle sonnerait la fin du Liban actuel. Les chrétiens deviendraient une véritable minorité (alors que le président libanais est de façon tacite un chrétien dans le système actuel). Et lorsqu’on considère le rapport de force démographique, l’hypothèse d’un État contrôlé par les chiites pourrait devenir une réalité à moyen terme. Soit exactement ce que personne ne veut, ni Israël, ni l’Amérique, ni les Saoudiens.
Une bonne nouvelle néanmoins : le gaz offshore au Liban ne donne pas pour le moment les résultats attendus. Le système gazier existe bien comme prévu sur la sismique, mais les conditions « réservoir », c’est-à-dire la porosité et la perméabilité de la formation géologique cible sont insuffisantes. Il ne manquerait plus que le Liban contracte la « maladie hollandaise »…
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Syrie : l’État zombie
Cette question de l’État est d’autant plus importante dans le cas syrien que la notion de « régime syrien » est souvent substituée à celle d’« État syrien » dans les discours occidentaux. Les hommes politiques et les journalistes qui ont pris l’habitude d’utiliser ce terme ont-ils conscience de participer de fait à une entreprise de délégitimation qui passe aussi souvent par la négation même de celui qui l’incarne, le président syrien qualifié de « boucher », voire de « monstre » ? Il ne s’agit pas de faire ici une « défense et illustration » du « régime syrien », ou de l’État syrien, mais de présenter une vision contrastée dans un contexte théorique dominant datant des années 1980 où l’État est devenu en quelque sorte l’ennemi à abattre. En Syrie, on peut certes évoquer une sorte d’ « État zombie », mais qui s’est maintenu malgré la grave remise en cause de ses prérogatives et au premier rang desquelles l’usage de la violence armée à un degré inégalé.
Avec les années 2000, la relative libéralisation de l’économie syrienne et son ouverture à la mondialisation ont sapé une partie des fondements de l’État syrien qui s’est ainsi aliéné une partie de sa clientèle habituelle. Au début des années 1970, il pouvait s’appuyer sur un socle d’adhésion issu des zones rurales grâce à des coopératives agricoles inspirées du modèle socialiste, mais ce sont ces zones – largement sunnites – qui ont fait les frais de l’ouverture à la mondialisation et du désengagement de l’État. Cette évolution, associée à d’autres facteurs et au contexte d’un monde arabe en proie à des soubresauts inédits, explique les soulèvements de 2011. La résilience de l’État syrien s’explique en retour par le soutien des minorités et de la bourgeoisie urbaine qui est demeuré solide et a sans doute empêché l’effondrement brutal du système.
Que reste-t-il de cet État après dix années de conflit ? Peut-on encore parler d’État baasiste ? La question peut être envisagée selon trois niveaux d’analyse : politique, militaire et spatial. Le bouleversement du cadre politique a été spectaculaire et bien peu commenté à l’extérieur, car dans le contexte de crise extrême que connaît la Syrie, les évolutions constitutionnelles ont été importantes, même si l’environnement sécuritaire empêche d’en voir encore tous les effets. Tout d’abord, le parti Baas a perdu son monopole sur la vie politique syrienne et le multipartisme a été officiellement instauré par la nouvelle constitution de 2012. Dès le printemps suivant (mai 2012), des élections législatives multipartites eurent lieu, durant lesquelles le taux de participation avait atteint les 52 %. Deux tiers des sièges furent obtenus par une coalition de partis appelée « Union nationale » (comprenant notamment le parti Baas) et un tiers constitué de députés indépendants. Au-delà du multipartisme, un certain nombre d’éléments importants méritent d’être signalés : la jurisprudence islamique a le statut de source essentielle de législation ; l’idée de « liberté religieuse » est remplacée par celle de bien-être personnel, de protection et de respect des groupes religieux… Les élections d’avril 2016 et 2020 ont pourtant vu à nouveau le Baas arriver en tête et certains candidats indépendants que l’entourage de Bachar al-Assad avait mis en avant, pourtant élus en 2012, ont été battus en 2016 et en 2020 à la surprise générale. Nul doute que la transparence de ces élections laisse à désirer et qu’elles ont été objectivement truquées à certains endroits. Les partis les mieux structurés, comme le Baas ou le Parti social nationaliste syrien, disposant d’une puissante milice et qui a infiltré largement le parti Baas, sont sortis vainqueurs. Bachar al-Assad qui avait méticuleusement tenté de faire du Baas une coquille vide et de couper l’herbe sous le pied de tous ses relais syndicaux et populaires n’a visiblement pas encore réussi à s’appuyer sur des personnalités ou des structures capables de prendre le relais.
Du point de vue militaire, la situation a connu des évolutions notables autour de la question cruciale du monopole de la violence. Certes, la cohabitation entre des groupes paramilitaires et l’armée syrienne n’est pas nouvelle. Mais cette dissémination de la force militaire côté gouvernemental, si elle est nécessaire au maintien du pouvoir, risque bien de l’affaiblir et les responsables syriens en sont conscients. Dès la fin de l’année 2012, l’État a voulu institutionnaliser des groupes armés afin de s’assurer leur loyauté et pour mieux les contrôler : les comités populaires devinrent rapidement des unités de « Forces de défense nationale » avec l’aide d’un général de brigade comme coordinateur national, sur le modèle des Bassidjis iraniens. L’engagement est plus simple et plus rémunérateur que dans l’armée syrienne, et ces unités ont considérablement crû : en mai 2013, les Forces de défense nationale atteignaient les 60 000 hommes[1]. Ainsi, l’armée syrienne se bat régulièrement aussi bien aux côtés du Hezbollah que de ces Forces de défense nationale. Si le phénomène n’est pas nouveau, l’expérience sous Hafez al-Assad a montré ses limites, comme en témoigne l’exil de son propre frère Rifaat[2]. La question se pose avec plus d’acuité s’agissant de l’implication des officiers de la Force Al-Qods (unité d’élite des Gardiens de la révolution islamique iraniens) dans la formation et l’armement des comités populaires. Ce rôle central peut faire craindre une stratégie militaire décidée par l’Iran, ce qui pose un problème de souveraineté.
Le nombre et l’espace
Il faut partir de cette donnée fondamentale que le type de système en place à Damas est confronté depuis son origine à deux contradictions majeures : celle du nombre et celle de l’espace.
Issu d’une communauté minoritaire, les Alaouites, et gouvernant avec d’autres groupes minoritaires, y compris la bourgeoisie sunnite, l’État baasiste manque d’un socle suffisant. Il lui est donc nécessaire de négocier quand c’est possible et de frapper brutalement quand il le faut, c’est-à-dire la plupart du temps. Cette fragilité congénitale est ancrée dans l’histoire de la stabilisation de l’État syrien dans les années 1960, après deux décennies de coups d’État et de quasi-anarchie. En fait, depuis plusieurs années, la contestation aurait pu venir de partout : des anciens cadres marginalisés comme de l’embryonnaire société civile éprise de réformes démocratiques. Elle est venue en fait de la plus grosse partie des mécontents, les populations des petits bourgs ruraux et des campagnes, véritablement sacrifiés sur l’autel des réformes économiques et ce paradoxalement alors que le Baas avait fondé ses succès et son arrivée au pouvoir sur cette ruralité. C’est la Syrie périphérique, celle des bourgs ruraux délaissés par l’État et sacrifiés au profit des métropoles qui se soulève brutalement.
Cette fragilité est aussi géographique : la Syrie est peut-être le pays du Moyen-Orient qui est le plus mal configuré dans ses frontières issues de la période mandataire. Outre les contrastes entre l’étroite région littorale méditerranéenne et la majorité désertique (badia), mais riche en ressources, la situation de la plupart des régions syriennes est celle de voies de passages et de logiques spatiales continues que l’État tente vaille que vaille de borner et de capter. Quant au chaos irakien, qui avait servi d’assurance-vie à la Syrie, il se retourne contre Damas. Dès les premières semaines, Damas avait perdu le contrôle de toutes ses frontières, à l’exception de celles du Liban, mais il devra compter sur l’intervention du Hezbollah libanais au printemps 2013 pour les sauver in extremis.
Tout se passe comme si la Syrie utile encore contrôlée par le gouvernement syrien (40 % du territoire, 60 % de la population) coïncidait presque avec le projet politique des années 2000, celui d’une Syrie plus urbaine, littorale, ancrée dans la mondialisation. Mais l’activité économique est totalement arrêtée du fait des sanctions occidentales. Il reste une Syrie où la verticale du pouvoir s’est considérablement affaiblie : la dissémination de l’outil militaire, les milices d’autodéfense et le fonctionnement quasi autocentré de ces territoires augurent mal de la perpétuation des idéaux unitaires bassistes. Quant à la répression qui s’est exercée sur les territoires ou les quartiers rebelles, elle a en quelque sorte fait le tri entre ceux qui acceptent cet ordre « injuste » et ceux qui lui préfèrent le désordre « juste ». Un tri impitoyable qui signifie pour certains qu’ils ne reviendront jamais chez eux. Cela tombe bien, Damas n’a aucune raison de les voir revenir. En 2021 auront lieu des élections présidentielles. Bachar al-Assad a prévu de se représenter, comme le lui autorise la Constitution modifiée en 2012. Il est très probable qu’il sera élu.
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[1] Voir à ce sujet Cédric de Penfentenyo, Survivre, c’est vaincre. Les milices loyalistes en Syrie, éditions de l’École de guerre, 2018.
[2] Rifaat al-Assad fut à la tête d’un groupe paramilitaire nommé Saraya al-Difaa (compagnies de défense). Et dut prendre ensuite le large moyennant finances afin de ne pas menacer le pouvoir de son frère.