Tulipes de Koons : financées par l’impôt, rentabilisées par la finance de l’art

28 août 2019

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Photo : Appréciez-vous cet art payé par vos impôts ? (c) Sipa 00920763_000013

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Tulipes de Koons : financées par l’impôt, rentabilisées par la finance de l’art

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L’actualité de cette semaine nous fournit un exemple du processus actuel de la création des cotes financières de l’art avec l’arrivée à Paris du monument kitsch, de 10 mètres de haut, pesant 33 tonnes de l’artiste américain Jeff Koons. Cette œuvre, dont seul le concept a été offert à Paris, a été conçue à New York, produite en usine en Allemagne grâce au mécénat défiscalisé, installé avec l’argent du contribuable parisien majoritairement hostile à cette œuvre.

 

La France au secours de l’artiste vivant « le plus cher côté du monde »

Mieux vaut éviter les incidents ! Les tulipes de Jeff Koons débarquent en catimini, en cette fin de vacances pour s’installer derrière le Petit Palais à équidistance de l’Assemblée nationale, de la Place de la Concorde et de l’Élysée. En effet, quelques mois plus tôt, l’installation autour du Rond-point des Champs Élysée, d’un autre monument très « lunapar », clignotant et lumineux la nuit, très circuit de plomberie urbain le jour, semblablement « financé et offert » par le Qatar, a été sévèrement chahuté par les gilets jaunes le jour de l’inauguration[1]. La Mairie de Paris a connu récemment d’autres incidents de ce type[2] et tient à prévenir de futures protestations.

Le monument funéraire aux victimes du Bataclan a suscité des pétitions, réuni la grogne des artistes dissidents, mais aussi celle des officiels. Des notables bien-pensants fervents de l’Art contemporain se sont affichés avec courage. Ils ont dénoncé une installation décidée sans l’aval des commissions diverses et variées, en particulier celles de la protection du patrimoine. Ils ont même osé protester parce qu’aucun artiste vivant et travaillant à Paris ne bénéficie de tels avantages, et que d’ailleurs aucun d’entre eux ne figure au Top 500 mondial et pas du tout au Top 100 des artistes cotés. Ils expriment même leur étonnement de voir les institutions républicaines accorder cet espace si politique à un monument aussi colossal et dissonant.

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La Mairie de Paris, suivant où précédant on ne sait, le ministère de la Culture et celui des Affaires étrangères, a accepté in fine ce geste politique américain témoignage de compassion pour les victimes d’un attentat terroriste dont il est difficile de formuler l’intérêt et le sens : l’Ambassade des États-Unis se fait le relai d’une offrande conceptuelle, d’un « cadeau gratuit » à la France qui en coûtera à la mairie la coûteuse production de l’œuvre ainsi que 3 millions pour son installation. La proposition effraya, les commentaires furent peu aimables et les collectionneurs de Koons acceptèrent alors de prendre en charge la « production ». Devant la grogne populaire, les autorités responsables de cette décision se sont justifiées en invoquant l’incident diplomatique qu’entraînerait un tel refus[3].

Défense stratégique de la cote de l’Art international global kitsch

Le « geste » en réalité équivaut à un sauvetage des mauvaises performances du trader artiste Jeff Koons, emblématique de l’art global, dont le cours a connu des variations erratiques ces trois dernières années. Koons a eu la cote la plus haute du monde pour un artiste vivant entre 2015 et 2018 : 58 millions de dollars. Cette cote consacre le style international contemporain, l’exemple à suivre. Un artiste américain doit en être le porte-drapeau mondial. Sa formule consiste en une esthétique kitsch alliée à un modèle financier comprenant une œuvre gigantesque et sérielle, accompagnée de milliers d’objets-répliques numérotés en tous formats et matériaux, vendus à divers prix, auxquels il faut ajouter des produits dérivés, de la casquette au T-shirt à prix minimes. Art industriel donc, à la portée de toute bourse, divertissant pour tous !

En novembre 2018, le Dog de Koons à 58 millions de dollars a perdu sa suprématie, dépassée par une peinture, œuvre unique de David Hockney, œuvre culte sur le thème du genre, et cependant sans scandale, cotée 90,3 millions. À ce malheur il faut ajouter ses déboires financiers qui l’ont obligé à déménager son atelier, à licencier massivement du personnel. Il a connu des déboires judiciaires en raison de grands retards dans la production d’œuvres dont les concepts avaient été achetés et payés. Il a été condamné pour non-respect de la propriété intellectuelle à cause « d’emprunts et détournements » que la doxa de l’Art contemporain encourage, mais qui contreviennent encore aux lois sur la propriété. Par ailleurs, le succès financier de l’artiste contemporain d’aujourd’hui ne peut reposer seulement sur une cote géante assurant une visibilité médiatique.

Il doit aussi vendre massivement toute une production moins spectaculaire. En cela Jeff Koons peine à suivre. Ainsi plusieurs artistes chinois ont depuis quelques années un chiffre annuel de ventes aux enchères plus importantes que lui.

Le krach de Koons

Enfin ce qui a provoqué « la chute du Koons » en salle des ventes est peut-être la suppression de la discrète niche fiscale 1031 en décembre 2017 aux USA… son usage stratégique par les collectionneurs américains consiste à acheter et revendre dans un délai de 180 jours, sans payer de taxes sur la plus-value. Ce fut un grand terrain de jeu pour une spéculation organisée en réseau. On pourrait se demander si dans les pratiques des collectionneurs de Koons, l’usage raisonné et stratégique de cette niche n’a pas, par sa disparition, complètement déséquilibré la machine de valorisation financière du Koons et de bien d’autres « valeurs ». On peut le penser en observant les dates de ce que l’on pourrait appeler « le mini-krach de Koons » en 2018. Il fallait donc agir vite. Les acteurs du fonds Koons se sont mobilisés pour qu’aux ventes du printemps 2019 à New York le cours du Koons monte à 92 millions de dollars, juste au-dessus du David Hockney et ses 91,1 millions de novembre 2018.

La suprématie du global kitsch sériel est sauvée pour un temps. Reste à assoir ce triomphe par l’érection définitive du monument funèbre de Jeff Koons à Paris. Il présente certes un hommage floral aux martyrs du terrorisme, mais il a aussi une facette plus ironique et dérisoire : deux sex toys associés : le « fist », le poing tenant le fouet arc-en-ciel LGBT, idées et esthétique empruntées à une marchandise achetable par ailleurs en boutique où sur Internet à des prix très modestes. Selon sa doxa l’Art contemporain, pour être « orthodoxe » et conforme se doit d’être polysémique.

Paris revêt de son aura un art officiel international vieillissant et sur son déclin.

Notes

[1] L’incident qui s’est produit pendant la cérémonie officielle, en dehors des samedis consacrés à manifester, n’a pas été relaté par la presse.

[2] Le monument qui représente un cœur kitsch au bout d’un bâton de Joanna Vasconcelos dont l’insignifiance et le prix ont fâché les Parisiens.

[3] Ce don a été proposé par l’Ambassade Américaine sous la présidence d’Obama. Le refus, actuellement semble-il, ne provoquerait aucun incident.

Note de la rédaction : Addendum 7/09/2019

La société participant à l’installation de la statue de Jeff Koons a apporté des précisions et des démentis sur le mode de financement de l’oeuvre. Nous publions donc leurs éléments de réponse.

« L’oeuvre de Koons n’est pas financée par la Ville de Paris mais par des mécènes. Ce mode de financement avait été annoncé dès l’annonce officielle de la donation, le 22 novembre 2016, et les mécènes, dont la liste précise sera annoncée pour l’inauguration, ne correspondent pas à la définition que l’auteur de l’article en donne.
La Ville de Paris ne supportera même pas les frais de maintenance de la sculpture, Jeff Koons ayant eu la générosité d’offrir la totalité de ses revenus à venir au titre de son droit d’auteur sur toute exploitation visuelle de l’oeuvre, ce de façon pérenne! Ces revenus seront pour 80% destinés à des associations de familles de victimes des attentats et pour 20% à la Ville de Paris, pour couvrir tous les frais de maintenance et de conservation de l’oeuvre.
Vous voyez donc que tout a été pensé pour précisément ne faire porter aucune charge financière à la Ville et au contribuable. »
Addendum 16/09/2019

 

 

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À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.

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