<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Au Liban, les défis de la liberté. Entretien avec Fouad Abou Nader

27 mars 2022

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Au Liban, les défis de la liberté. Entretien avec Fouad Abou Nader

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Neveu du président Bachir Geyamel, assassiné le 14 septembre 1982, Fouad Abou Nader s’engagea tout jeune dans la lutte armée, quand son pays allait disparaître, entre 1975 et 1990, sous les assauts des Palestiniens et les coups de la Syrie. Nommé plus tard commandant en chef des Forces libanaises (chrétiennes), ce résistant-né est reconnu pour sa bravoure, sa loyauté et le respect de ses adversaires. Ce médecin d’une grande humanité n’a jamais cessé le combat pour la survie de sa patrie et de ce modèle libanais si original, unique en Orient. En 2010, il créait l’ONG Nawraj pour sauvegarder la présence des chrétiens au Liban, mais dans le cadre d’un nouveau Liban fondé sur la neutralité et la décentralisation, comme il l’explique dans cet entretien et dans un livre passionnant, Liban : les défis de la liberté, un document essentiel pour mieux comprendre le pays du Cèdre, écrit avec Nathalie Duplan et Valérie Raulin, grand reporters spécialistes du Liban (Éditions de l’Observatoire).

Entretien réalisé par Frédéric Pons

Comment expliquez-vous cette terrible crise dont le Liban ne semble pas pouvoir sortir ?

Cette crise est politique, économique, sanitaire et sociale. En 2020, nous avons subi trois cataclysmes : un effondrement économico-financier sans précédent, le Covid, et la terrible explosion du port de Beyrouth. D’un point de vue politique, à la fin de la guerre en 1990, l’accord de Taëf – sans résoudre le problème de fond qui est la lutte pour le pouvoir entre les différentes communautés – n’a fait que modifier la Constitution en retirant des prérogatives aux chrétiens ; et il a entériné la tutelle syrienne sur notre pays.

Avec quelles conséquences ?

Depuis cet accord, le président de la République, chrétien maronite, doit composer avec le Premier ministre, sunnite, et avec le président du Parlement, chiite. Ce « gouvernement à trois têtes » paralyse souvent le bon fonctionnement des institutions. De cette crise politique découlent les autres. Et sa conséquence la plus grave est la perte de confiance. Elle entraîne, entre autres, un exil important, notamment parmi les élites. À titre d’exemple, des centaines de personnes du milieu médical (près de 40 % des médecins et 30 % des infirmiers) ont quitté le pays.

Comment le « modèle » d’économie rentière qui caractérise le Liban a-t-il ruiné le pays ?

Il a empêché l’investissement dans les secteurs productifs (agriculture, industrie), et innovants (digital, numérique). Depuis trente ans, sous l’impulsion de la Banque du Liban et de son gouverneur, Riad Salamé, nos établissements financiers ont offert des taux d’intérêt outrancièrement avantageux. Nos compatriotes se sont habitués à vivre de leurs rentes. Riad Salamé n’aurait pas dû soutenir une parité fixe entre le dollar et la livre libanaise ni boucher les trous de l’État avec l’argent des déposants. La situation est dramatique.

Pas pour le Hezbollah, semble-t-il…

Le Hezbollah semble moins affecté, car il est habitué à une économie parallèle, en raison des sanctions qui le frappent. L’Iran lui fournit dollars, carburant, médicaments, denrées alimentaires.

Pensez-vous possible de faire des réformes pour sauver le système politique et financier ?

Oui, je crois en mon pays.

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D’accord, mais comment faire ?

Il faut changer les responsables politiques, le gouverneur de la Banque du Liban et restructurer le secteur bancaire, y compris en réduisant le nombre d’établissements. Si tel est le cas, la puissante diaspora libanaise est prête à réinvestir. Nous devons également, et autant que possible, produire ce que nous consommons, car nous importons près de 80 % de ce que nous consommons.

Le patriarcat de l’Église maronite s’est souvent exprimé sur la crise, ces dernières années. En quoi est-il légitime pour trouver une solution ?

Il a toujours joué un rôle privilégié dans l’histoire du Liban. Dès la réunion de Versailles – qui a mené à la proclamation du Grand-Liban en 1920 –, c’est le patriarche maronite qui a négocié au nom de tous les Libanais – chrétiens et musulmans – et demandé l’indépendance du pays. Par ailleurs, le Liban n’aurait pas existé sans les chrétiens, notamment maronites.

Pour quelle raison ?

Les musulmans auraient accepté que le pays fasse partie d’un royaume arabe de Syrie incluant la Palestine et la Transjordanie.

Que peuvent apporter aujourd’hui les élections, dans un système si verrouillé ?

Elles sont essentielles. Les Libanais doivent aller voter en masse pour créer le début d’un changement. Il faut éviter les 50 % d’abstention de 2018. Il faut que les forces d’opposition se rassemblent et proposent de vrais projets, pour supplanter les partis politiques traditionnels.

La communauté chrétienne s’est fracturée. Quelles en ont été les conséquences majeures ?

Les divisions au sein du camp chrétien nous ont été fatales, comme l’a illustré l’épilogue de la guerre fratricide en 1990. Nous avons perdu ce conflit, alors que, même faibles, mais unis, nous avions toujours gagné. Aujourd’hui encore, les divisions nous portent préjudice : elles nous empêchent de dégager une stratégie salutaire pour le Liban.

Sur la couverture de votre livre, vous êtes défini comme un chrétien d’Orient. Pourquoi ?

Ce sous-titre de mon livre est un choix d’éditeur. Je me définis d’abord comme libanais. Et je déplore que mes compatriotes soient plus attachés à leur communauté religieuse qu’à leur pays. Cela doit changer.

Comment ?

Cela passe par l’unification du statut personnel dans le Code civil qui ancrerait la notion de citoyenneté.

Vous dites beaucoup espérer dans la jeunesse de votre pays. Quelles sont les raisons de cette confiance ?

Après l’explosion du 4 août 2020, des jeunes de toutes confessions, de régions et d’origines différentes ont pris l’initiative de déblayer les rues et de porter assistance aux sinistrés. Ces mêmes jeunes étaient descendus dans les rues à partir du 17 octobre 2019, démontrant qu’ils voulaient sortir du système de répartition confessionnelle des postes de pouvoir, des ministères et des administrations. Et, pour la première fois, ils se sont rebellés contre les chefs de leurs propres communautés. Ils aspirent à la laïcité. Ils ne veulent plus ni féodalisme, ni guerre.

Votre pays est-il réellement menacé de disparaître ?

Le Liban a toujours résisté. Il ne disparaîtra pas. Même face à l’irrédentisme syrien, le Liban a tenu bon. Malgré les vicissitudes, notre pays a gardé son intégrité territoriale, contrairement à ses voisins : l’Irak est maintenu artificiellement, les Kurdes réclamant plus que jamais leur indépendance ; la Syrie est amputée du Golan.

Qui aurait intérêt à ce que le Liban cesse d’exister ?

Les extrémistes de tous bords, opposés au Liban-message, au pluralisme, au modèle libanais de coexistence, unique dans tout le Moyen-Orient et dont les chrétiens sont les garants. Je m’explique : sur nos 1 611 villages, très peu sont mixtes entre sunnites, chiites et druzes, alors que les chrétiens vivent avec tous. Sans la composante chrétienne, nous assisterions à un affrontement direct entre sunnites et chiites.

Les intérêts d’Israël et de l’Iran ne se jouent-ils pas sur le dos du Liban ?

Toutes les puissances hégémoniques peuvent être tentées de profiter du fait que le Liban n’est pas une nation homogène. Le seul moyen de s’en prémunir est de proclamer la neutralité positive du Liban. Ce n’est pas facile : toutes les communautés doivent l’accepter et la présence d’une milice armée comme le Hezbollah, assujettie à l’Iran, n’y aide pas. Mais c’est notre cheval de bataille. Nous la réclamons depuis des années et je suis heureux que le patriarche Rahi en fasse une priorité.

En quoi le Liban est-il l’otage du jeu d’autres puissances ?

Les puissances régionales et internationales règlent souvent leurs différends sur notre sol. Le Liban est aujourd’hui l’otage du conflit irano-américano-saoudien. L’Arabie saoudite fait pression sur le Liban contre le Hezbollah pro-iranien. Et le Hezbollah tente de pousser le Liban dans une confrontation diplomatique avec l’Arabie saoudite. On assiste également aux confrontations entre les États-Unis et l’Iran notamment sur la question des armes du Hezbollah et sur la fourniture en produits pétroliers. Les Iraniens jouent un jeu subtil et travaillent sur le long terme. Ils veulent rééquilibrer le jeu géopolitique avec Israël. Le Liban fera certainement partie des négociations entre Américains et Iraniens dans le processus de l’accord de Vienne sur le nucléaire, même s’il n’est pas un sujet prioritaire.

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Après des années de cohabitation entre communautés, le Liban serait-il devenu une « nation impossible » ?

S’il l’était, nous n’aurions pas réussi à faire du 25 mars – la fête religieuse de l’Annonciation pour les chrétiens – une fête nationale chômée, commune aux chrétiens et aux musulmans. Cela étant, je préconise de nous engager dans une troisième voie qui rompe avec l’alternative mortifère : la guerre ou le népotisme.

Que souhaitez-vous ?

Je souhaite la proclamation de la neutralité du Liban dans le cadre de la tenue d’une conférence internationale. Je souhaite la décentralisation au sens du régionalisme à l’italienne. Je souhaite l’élaboration d’une loi plus juste et équitable en instaurant le scrutin majoritaire sur la base de la circonscription uninominale. Également, l’instauration d’un système judiciaire libre et indépendant du pouvoir politique, l’unification du statut personnel dans le Code civil, la restructuration du secteur bancaire, le soutien à l’armée seule détentrice du monopole des armes.

Pensez-vous que la France a encore un rôle à jouer au Liban ?

Le Liban n’est pas assez puissant pour engager, seul, les réformes qui s’imposent. Il a besoin d’alliés pour les appuyer. La France peut jouer ce rôle. Je l’ai rappelé à vos députés, lors de mon audition récente à l’Assemblée nationale française. Le Liban est aussi la meilleure chance pour la France de garder une influence dans la région d’autant que mon pays est francophile et francophone : près de la moitié des élèves y suivent leur scolarité en français.

Comment alors évaluez-vous la politique française à l’égard du Liban, sous les derniers quinquennats français ?

Les présidents Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron ont essayé de soutenir économiquement le Liban à travers les conférences Paris I, II, III et CEDRE mais ils n’ont pas assez fait pression sur les dirigeants libanais pour qu’ils engagent les réformes nécessaires. Ils ont soutenu l’armée libanaise, et doivent continuer à le faire.

Le volontarisme politique d’Emmanuel Macron au chevet du Liban a-t-il produit des effets ?

Après l’explosion du port, Emmanuel Macron est venu manifester sa solidarité envers notre population. Elle lui en est reconnaissante, ainsi qu’à l’ensemble du peuple français. Ensuite, la Commission de défense nationale et des forces armées a fait un état des lieux et rendu ses conclusions afin d’étudier comment nous aider. Une des recommandations a été la mise en place d’une task force, sous l’égide de l’ONU. Malheureusement, elle ne paraît plus être à l’ordre du jour. Par ailleurs, il faut saluer la dénonciation de notre secteur bancaire par le président Macron. Il l’a même qualifié de système de Ponzi ! Il est le seul dirigeant au monde à l’avoir fait.

La perspective de l’exploitation de gisements d’hydrocarbures au large du Liban est-elle une bonne nouvelle ou une nouvelle source de rivalités régionales ?

Le Liban va entrer dans une phase d’exploration qui prendra plusieurs années. Mais nous sommes en retard par rapport à Chypre ou Israël. Cette perspective de production de pétrole et de gaz est une bonne nouvelle, à condition que l’économie soit diversifiée et que les revenus soient réinjectés dans le développement du pays et non pas détournés par certains politiciens. L’exacerbation des rivalités régionales n’est cependant pas à exclure.

Quels sont ces « défis de la liberté » qui donnent le titre à votre livre ?

La liberté, principe sur lequel le Liban a été bâti, a toujours été un défi. Transformer ce pays constitué de 18 communautés en une nation où tous les citoyens vivent en toute liberté, dignité, sécurité, égalité, est un défi. Il incombe particulièrement aux chrétiens de le réaliser, car ils sont à l’origine de la création de l’État du Grand-Liban en 1920. Je suis attaché au Liban des 10 452 km2 et au message véhiculé par nos 1 611 villages, des villages qui ne sont mixtes que lorsqu’il y a une présence chrétienne.

Les chrétiens sont-ils vraiment le ciment de ce pays ?

Oui, ils le sont. Ils sont les garants de la diversité, de la paix, du vivre-ensemble. Ils sont donc une barrière naturelle contre l’intégrisme et l’extension de l’extrémisme, assurant un front de tolérance ; ce qui est dans l’intérêt de tous. Et ce qui constitue, là encore, un défi.

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À propos de l’auteur
Frédéric Pons

Frédéric Pons

Journaliste, professeur à l'ESM Saint-Cyr et conférencier.
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