<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Asie centrale : le prochain foyer islamiste ?

12 août 2020

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Asie centrale : le prochain foyer islamiste ?

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Longtemps tenue à l’écart du monde par la guerre froide et la mainmise de l’URSS, l’Asie centrale, formée des anciennes républiques soviétiques, fait aujourd’hui figure de carrefour stratégique et d’eldorado énergétique convoité. Cependant, au moment où l’État Islamique s’effondre au Moyen-Orient, peut-on craindre que la menace se déplace pour faire de l’Asie centrale un nouvel épicentre du terrorisme islamiste ?

 

En 1904, quand Halford J. Mackinder présente à la Société royale de Géographie la célèbre conférence dans laquelle il développe le concept de Heartland et de « pivot eurasiatique », l’Asie centrale, vaste espace continental allant des bords de la mer Caspienne jusqu’aux confins occidentaux de la Chine, est un terrain d’affrontement pour les empires britannique et russe mais reste largement soumise à l’influence de ce dernier.

 

Une région de nouveau convoitée

 

Un siècle après Mackinder, l’Asie centrale est à nouveau au centre de toutes les attentions, notamment depuis que Xi Xinping a lancé en 2013 au Kazakhstan le projet d’une nouvelle « ceinture économique de la Route de la soie », objet du récent sommet de la « Route de la soie du xxie siècle » tenu à Pékin le 14 mai 2017 rassemblant 28 pays et destiné à servir de vitrine à la « mondialisation à la chinoise ». Mais si la Chine s’efforce de combler le vide économique laissé par l’effondrement de l’URSS dans la région, la Russie quant à elle y assure toujours une présence militaire importante.

En mars 2016, Tadjiks et Russes se sont livrés à un exercice d’une ampleur sans précédent : 45 000 soldats tadjiks et 2 000 soldats russes se sont entraînés conjointement à défendre la frontière sud du Tadjikistan contre des opérations terroristes étrangères. Aux yeux de la Russie, l’Afghanistan, mal contrôlé par la coalition internationale, est perçu de plus en plus comme une base arrière des Talibans et de l’État islamique (EI, ou Daech) menaçant les anciennes républiques soviétiques que Moscou considère toujours comme étant dans sa sphère d’influence. En 2013 pourtant, l’islamologue et politologue Bayram Balci estimait que la menace djihadiste en Asie centrale relevait du mythe et était, selon ses propres dires, « exagérée par les autorités locales à des fins de politique intérieure et étrangère » (1).

 

A lire aussi : Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase, de Bayram Balci

Un vivier de recrutement pour Daech ?

 

Les récents événements obligent à reconsidérer sérieusement la menace islamiste en Asie centrale. En 2015, le Soufan Group (2), basé à New York, estimait à 4 700 le nombre de combattants de l’EI (État islamique ou Daech) originaires de l’ex-URSS. 2 400 étaient des citoyens russes, en majorité des habitants du nord-Caucase, le reste provenant des républiques d’Asie centrale. Le phénomène est observé dans les mêmes proportions par l’International Crisis Group, qui parle de 2 à 4 000 ressortissants d’Asie centrale ayant rejoint Daech en Irak et en Syrie, et par l’Institute for National Strategic Studies qui évoque quant à lui 4 000 combattants de l’EI venus d’Asie centrale, dont 2 500 entre 2014 et 2015 (3).

 

Les conséquences de ce phénomène bien au-delà des frontières des ex-républiques soviétiques sont importantes, comme l’ont montré les attaques terroristes menées à l’étranger par des ressortissants ouzbeks ou issus d’autres pays d’Asie centrale : le carnage perpétré dans la discothèque le Reina à Istanbul qui fit 39 morts lors de la nuit du Nouvel An 2017, l’attentat du métro de Saint-Pétersbourg perpétré par un kamikaze kirghize qui se fit sauter en entraînant avec lui dans la mort 14 personnes le 3 avril 2017 ou l’attaque au camion-bélier de Stockholm qui fit 4 morts et 15 blessés le 7 avril 2017. En 2016, sur le site internet du think tank russe Valdai Club, Andrei Kazantsev (4), directeur du Centre d’Analyse et d’Études internationales en Russie, faisait valoir que l’islamisme était actuellement la principale menace pesant sur la stabilité de la région, au point d’empêcher sa modernisation. Une fois de plus, le voisin afghan était montré du doigt. « Les forces de sécurité afghanes, soulignait Katzantev, ont relevé en mars 2015 que 6 500 combattants islamistes étrangers sont actifs dans ce pays, dont 200 combattants du Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Pour l’État-major russe, si l’on inclut les Afghans, le nombre de combattants islamistes s’élève à 50 000. La menace n’est pas seulement celle d’une alternative idéologique à l’État séculier sous la forme de l’islam radical mais elle est également purement militaire. »

 

De l’islam Hanafi au wahhabisme

 

L’analyse de Kazantsev n’est pas dénuée d’arrière-pensées : pour le chercheur, l’idéologie soviétique a représenté un facteur d’intégration de l’islam aux États séculiers d’Asie centrale. Les régimes autocratiques actuellement héritiers de la période soviétique joueraient donc pour Kazantsev le même rôle, ce qui justifie le soutien de Moscou. Pour Kazantsev, les États voisins ont également un rôle déterminant à jouer dans la stabilisation de la région : le Kazakhstan, « bastion de stabilité », écrit Katzanzev, et, bien sûr, la Russie qui « est la principale protection offerte au Kazakhstan, au Kirghizistan et au Tadjikistan contre une possible invasion venue de l’Afghanistan et une possible expansion de l’EI ».

 

Si le propos est orienté, il retranscrit néanmoins partiellement une réalité : celle d’un islam centre-asiatique dont la particularité est d’être suffisamment bien intégré aux cultures locales pour représenter un antidote efficace contre l’islamisme. On peut ainsi considérer comme Kazantsev que l’implantation ancienne dans la région de l’école traditionnelle hanafite, la plus ancienne des quatre écoles sunnites de droit musulman et de jurisprudence, fondée sur l’enseignement du théologien et législateur irakien Abû Hanîfa Al-Nu’man Ibn Thabit (699-767), freine localement l’implantation d’un islam radical d’importation. L’école hanafite, fortement représentée dans la région, a partiellement encadré le développement d’un islam sunnite local jusque dans les années 1970 en jouant un rôle relativement stabilisateur et pacificateur. Pour autant, les choses changent.

Largement coupé du reste de la communauté musulmane mondiale au cours des années de domination soviétique, l’islam d’Asie centrale s’est développé pendant des décennies de façon autonome mais les choses ont commencé à changer à partir de la chute de l’URSS. Depuis les années 1970, beaucoup de membres de l’école hanafite ont évolué vers l’islamisme, notamment en raison de l’activisme des Frères Musulmans (Ikhwan al-Muslimun). Le premier groupe des Frères à s’installer en Asie centrale était composé d’étudiants en religion venant de Jordanie, d’Irak et d’Afghanistan, le point d’entrée de l’islamisme en Asie centrale étant la vallée de la Ferghana, foyer transnational de traditionalisme religieux, partagé entre l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. Ces étudiants créèrent le « groupe de Tashkent » afin de recruter sur place et de préparer l’avènement du Califat.

 

La chute de l’URSS et la prise de contrôle des Talibans en Afghanistan conféra à ce mouvement une dynamique nouvelle. Plusieurs groupes islamistes étrangers se sont implantés dans la région tandis que d’autres se développaient localement : Hizb ut-Tahrir, fondé en 1952 en Jordanie par le sheikh Taqiuddin al-Nabhani. Pour la spécialiste Zeyno Baran, Hizb ut-Tahrir, bien que n’étant pas à proprement parler une organisation terroriste, en constitue néanmoins une « avant-garde idéologique (5) », mêlant rhétorique marxiste-léniniste et idéologie islamiste réactionnaire pour promouvoir l’établissement d’un « vrai communisme » fondé sur l’égalitarisme social autant que sur le rigorisme religieux ; un tel discours est efficace dans des États comme ceux d’Asie centrale gangrenés par les inégalités sociales et la corruption. Ce lien entre idéologie et discours religieux s’est développé dans le cadre particulier des républiques d’Asie centrale placées sous la tutelle du pouvoir soviétique et confrontées à des inégalités que ce pouvoir ne semblait pas en mesure de résoudre. L’Asie centrale n’est pas cependant une exception en la matière : le discours religieux de la révolution iranienne était fortement teinté lui aussi de préoccupations égalitaristes. De la même manière, la rhétorique développée par les groupes islamistes depuis le début du xxie est imprégnée elle aussi d’un discours idéologique et social qui souligne l’impuissance des États séculiers arabes à venir en aide aux populations (6).

 

On peut aussi citer Akramiylar, Hizb un-Nusrat, Uzun Soqol (Les Longues Barbes), le Mouvement islamique de l’Ouzbékistan (MIO), le Mouvement islamique du Turkestan oriental (MITO) et finalement le Mouvement islamique d’Asie centrale (MIAC), fruit de l’union réalisée en 2002 entre différentes organisations telles que le MIO, les radicaux tadjiks, ouzbeks et les séparatistes ouïgours. Ces derniers ont longtemps représenté un mouvement séparatiste, durement réprimé par le gouvernement chinois, et une branche soufie de l’islam centre-asiatique dans une communauté turcophone. Depuis le début des années 2010, on observe néanmoins une radicalisation du mouvement ouïgour avec l’émergence d’un véritable djihadisme qui remplace la lutte séparatiste par le projet d’instauration d’un califat. Les attentats à la voiture piégée de Tiananmen le 28 octobre 2013, ou au couteau dans la gare de Kunming le 1er mars 2014 ont montré brutalement cette évolution. À la fin de l’année 2014, le Xinjiang était désigné d’ailleurs comme terre de djihad par l’État islamique.

 

L’activisme islamiste et le retour des combattants de l’EI

 

Depuis 2004, l’activisme islamiste dans la région a considérablement augmenté. L’Ouzbékistan a été frappé par plusieurs attaques entre le 28 et le 31 mars 2004, quatre jours d’attaques et d’attentats à Tashkent et Bukhara causant 47 morts et le Kirghizistan a même été confronté à un soulèvement et une tentative de coup d’État orchestrée par Akramiya, dans le contexte troublé de la révolution de 2005.

 

Néanmoins, aujourd’hui, malgré l’existence du MIAC, organisation censée unifier l’action des groupes radicaux en Asie centrale et au Xinjiang, l’islamisme en Asie centrale peine encore à se coordonner. La répression sévère exercée par les gouvernements ouzbek et kirghize limite l’action de ces différents groupes armés. La conséquence est que les combattants se sont expatriés, soit pour aller lutter dans les rangs de l’État islamique, soit pour perpétrer des actions terroristes à l’étranger. La chute de l’EI au Moyen-Orient et le possible retour des combattants d’Asie centrale laissent présager une dégradation de la situation, comme le souligne Jozef Lang (7), du Centre d’Études orientales, qui prévoit que le retour des combattants de Daech risque d’augmenter le degré de radicalisation en Asie centrale et en conséquence le degré de répression exercée par les différents États de la région. Cela pourrait déboucher à plus ou moins court terme sur la déstabilisation de pays au profil d’« États faillis », comme le Tadjikistan, particulièrement vulnérable, le Kirghizistan ou l’Ouzbékistan. L’autre conséquence pointée du doigt par Lang est l’augmentation du niveau de risque terroriste en Russie comme en Europe, en raison de l’impossibilité pour les djihadistes d’Asie centrale de trouver un asile dans leur pays d’origine et de leur volonté de poursuivre leur combat hors de leurs frontières.

 

En conséquence, avançaient en février 2016 Sebastiano Mori et Leonardo Taccetti pour l’European Institute for Asian Studies, il importe de considérer également les moyens non coercitifs de lutter contre l’islamisme montant en Asie centrale, et notamment la redynamisation de l’école hanafite supplantée par le wahhabisme dans les années 1990 : « Appréhender les cinq républiques à l’aide d’une approche mêlant politique douce, investissement humain, développement économique et méthodes plus réalistes serait la bonne stratégie pour sécuriser le Heartland (8) ». Le programme est ambitieux. Face à la montée en puissance d’une nouvelle menace islamiste, qui, de la Chine, des États-Unis, de la Russie ou de l’Europe trouvera la clé de la stabilisation du Heartland ?

 

 

  1. Bayram Balci. « The myth of Rising Radical Islamism in Post-2014 Central Asia ». World Politics Review. 30 décembre 2013. p. 1.
  2. Créé en 2005 par l’ancien agent du FBI spécialisé dans le contre-terrorisme Ali Soufan, le Soufan Group est une agence de conseil et de renseignement privée qui publie régulièrement rapports et analyses stratégiques.
  3. Thomas F. Lynch III, Michael Bouffard, Kelsey King, Graham Vickowski. « The Return of Foreign Fighters to Central Asia : Implications for U.S. Counterterrorism Policy ». Institute for National Strategic Studies. National Defence University Press. Washington D.C. Octobre 2016. p. 9.
  4. Andrei Kazantsev. « Les États séculiers d’Asie centrale menacés par l’Islamisme radical ». Article repris par Global Affairs le 19 février 2016.
  5. Zeyno Baran. « Radical islamist threat in Central Asia ». Hudson Institute. 12 septembre 2005. p. 2.
  6. Voir par exemple le discours développé dans : Abu Bakr Naji. Gestion de la barbarie, Éditions de Paris. 2007 pour la version française.
  7. Jozef Lang. « Exporting Jihad – Islamic terrorism from Central Asia ». Centre for Eastern Studies. Commentary. n°236. 14 avril 2017. p. 1.
  8. Sebastiano Mori. Leonardo Taccetti. « Rising extremism in Central Asia ? Stability in the Heartland for a Secure Eurasia ». European Institute for Asian Studies. Briefing paper. Février 2016. p. 19.
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À propos de l’auteur
Laurent Gayard

Laurent Gayard

Docteur en études politiques du centre Raymond Aron de l’EHESS. Professeur à l’Institut Catholique de Paris.
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