<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Stratégies de manipulation des milieux intellectuels et artistiques : peur, sidération, et confusion (1947-1991)

26 mars 2021

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Photo : Art socialiste réaliste letton. (c) JBN

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Stratégies de manipulation des milieux intellectuels et artistiques : peur, sidération, et confusion (1947-1991)

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La pensée marxiste a institué l’ère du soupçon dans le domaine de l’art. N’est-il pas l’opium du peuple au même titre que la religion, séduisant, consolant l’homme de ses souffrances, le détournant de la révolte ? Gramsci développa ce thème et ses écrits eurent une grande influence dans le combat culturel des communistes, après la Seconde Guerre mondiale. Selon lui, le monde capitaliste résistait, car la bourgeoisie gardait prestige et légitimité dans le domaine des arts et des lettres. Aucune révolution n’était possible en Europe de l’Ouest sans détruire le prestige de l’art et de la culture.

En 1934, Staline avait cependant déclaré qu’un unique courant artistique serait désormais reconnu en URSS : le réalisme socialiste, idéaliste, classique et virtuose. Les avant-gardes ont alors été chassées du paradis communiste, mais néanmoins utilisées, hors des frontières, comme virus de décomposition culturelle. Contrairement à l’image que suscite le mot avant-gardes[1] : succession de brigades qui défilent l’une après l’autre dans le temps, toutes ces expressions picturales sont apparues pour ainsi dire en même temps, avant 1914, et se sont prolongées jusqu’à nos jours. Même instrumentalisées, elles ne sont pas réductibles au politique. Parmi elles se trouvent ces courants bolcheviks exilés dans le monde libre : nihilistes, formalistes, constructivistes, partisans de la table rase et de la révolution permanente que l’Amérique saura, avec ruse, à l’autre extrémité du siècle, détourner en sa faveur.

La bipolarisation du monde de l’art

En 1947, la guerre joue les prolongations, sanglante partout, froide en Europe ; l’un de ses fronts majeurs est la culture. Les Américains ont un fort retard sur les communistes qui pratiquent la guerre culturelle internationale depuis 1917. Le régime soviétique, dès le début de son règne, a créé un front mondial de guerre culturelle. Pour faire figure de référence dans le monde entier auprès des intellectuels et artistes détenteurs d’un pouvoir redoutable, il a conçu institutions, filières de reconnaissance, presse, éditions, événements, congrès, rencontres périodiques les réunissant, les récompensant et les rendant visibles internationalement. Cette guerre fut asymétrique jusqu’en 1947, moment où les Américains constatèrent que l’intelligentsia européenne adhérait aux campagnes communistes pour la paix, contre le fascisme, était séduite en profondeur par le marxisme et pouvait faire basculer toute l’Europe du côté de l’adversaire. Il fallait donc l’amener à changer de camp. Comment faire ? L’Amérique n’était guère une référence dans le domaine des lettres et des arts !

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Le premier chantier des agents d’influence américains fut d’opposer une réplique symétrique aux soviétiques. Ils vont créer à leur tour une multitude d’institutions de référence et de consécration internationale : fondations, congrès, centres d’art, organismes internationaux, syndicat de critiques d’art, unions de journalistes, foires, presse, maisons d’édition, revues savantes, voyages d’études. L’Amérique s’efface vertueusement, met en avant ces institutions « démocratiques », donne l’illusion de débats libres. Le but est cependant d’arracher artistes et intellectuels européens à leur anticonformisme individualiste. L’encadrement par groupe que l’on récompense et gratifie permet de créer un conformisme non ressenti comme tel.

À ce stade, ils ne proclament pas leur supériorité culturelle et dissimulent l’origine de l’influence et de la manne financière. Ils se présentent modestement comme garants de la liberté de ces cercles « internationaux, libres, démocratiques ». L’influence par le réseau est une réussite.

Simulacres et exécration plutôt que séduction et admiration

Mais quelle culture opposer au grand’art prisé par les communistes, les nazis, les Européens attachés à leur art et leur identité ? Les Américains vont répliquer avec des stratégies complexes, correspondant à cette réalité paradoxale. Car il faut tout à la fois combattre la supériorité culturelle européenne et les deux modèles communistes : le réalisme socialiste de Moscou et la table rase de l’art des courants gauchistes en Europe et aux États-Unis.

L’influence américaine travaille sur plusieurs fronts en traitant des publics différents. Ainsi, le divertissement et le spectacle populaire s’adressent au grand public. C’est un art de séduction qui remporte adhésion et succès.

Mais le cœur de cible est la conquête du monde de l’art et des intellectuels. Leur stratégie ne joue pas sur l’admiration, la séduction, mais sur la confusion, l’intimidation et l’effroi. Ils appliquent, entre autres, les méthodes de manipulation étudiées et expérimentées pendant la guerre : la psycho-sociologie, nouvelle science. Il s’agit de jouer, à l’insu de la personne, sur les ressorts de l’inconscient, utilisant la peur, la récompense, fabriquant ainsi son consentement et son opinion. Le manipulé garde un ressenti de démocratie.

L’Amérique doit devenir la seule référence pour gagner cette guerre culturelle, même pour les arts. Elle se donne pour objectif d’imposer une seule avant-garde, la sienne. En 1947, dans le domaine de la création musicale, ce sera la musique dodécaphonique et pour les arts plastiques, l’expressionnisme abstrait.

Pour la création musicale, ce fut un succès, mais pas pour les arts plastiques L’effervescence de la création, la diversité des expressions à Paris où tous les courants, y compris abstraits, se côtoient, ainsi que des artistes venus du monde entier. En 1960, il est clair qu’il faut trouver d’autres stratégies, car Paris reste la capitale des arts.

Comment destituer Paris et Moscou à la fois ?

Il a fallu attendre 1960 pour désigner, de façon non perceptible, le conceptualisme comme unique avant-garde. Ce courant en musique comme en peinture crée une rupture radicale avec tout ce qui avantage l’Europe de l’Ouest, c’est-à-dire avoir en même temps le meilleur du grand’art et la présence de toutes les avant-gardes. Le conceptualisme est en effet un art sans passé, sans savoir-faire, sans public. Il peut être consacré en réseau de façon occulte et coté arbitrairement. Les causes de son succès échappent à la vue et donc au goût et à la raison. Ce choix stratégique a un autre avantage : c’est un leurre idéologique. Le dogme duchampien peut être récupéré par les doxas du gauchisme. Or le deuxième objectif consiste à attirer de préférence les artistes et les intellectuels gauchistes pour diviser les communistes.

Le conformisme artistique des milieux intellectuels et du pouvoir est bien installé en Europe dès la fin des années 1970, mais il faudra attendre encore deux décennies pour que les milieux fortunés s’intéressent à cet investissement financier et se laissent séduire par son discours. Le mot avant-garde disparaît à ce moment-là, remplacé par celui d’art contemporain, sous-entendu conceptuel, dont la définition est l’exact contraire de la définition originelle de l’art. L’art classique ou moderne est alors devenu instantanément obsolète.

Peur de l’exclusion, moteur du conformisme

La procédure duchampienne fait sortir l’art du champ de l’exception, de la beauté et du sens. Il échappe à l’idée même d’une possible médiocrité, car il est sans critères de jugement ou de goût. Le « regardeur » sidéré, désorienté, se sent coupable de ne pas comprendre. Ce qu’il aime est dévalorisé, rétrogradé au rang de déco, d’artisanat. Humilié, craignant de ne pas être admis par les cercles de la notoriété et du pouvoir, il se soumet.

Le conceptualisme artistique, parce que démuni de critères de valeur intrinsèque, a pu devenir un produit financier dont la valeur se fabrique en réseau, aux utilités fiscales, de communication, de circulation discrète de liquidités. Sous un déguisement révolutionnaire, non conformiste, libertaire, il a soumis les classes intellectuelles dangereuses qui ont perdu ainsi leur aura et leur statut, jadis immenses en Europe.

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L’installation du conformisme progresse rapidement après 1968, devient étatique et institutionnelle en France au début des années 1980. Après 1991, cette guerre culturelle bipolaire devient, en période hégémonique, un soft power, usant d’autres formes de manipulations, plus radicales, en raison de la disparition de toute concurrence.

[1] Abstraction, expressionnisme, cubisme, fauvisme, conceptualisme, etc.

À propos de l’auteur
Aude de Kerros

Aude de Kerros

Aude de Kerros est peintre et graveur. Elle est également critique d'art et étudie l'évolution de l'art contemporain.

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