<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’art occidental de la guerre subversive : Lawrence d’Arabie

13 novembre 2020

Temps de lecture : 7 minutes

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L’art occidental de la guerre subversive : Lawrence d’Arabie

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Le 10 juin 1916, alors que la guerre fait rage entre les Alliés d’une part, et les Empires centraux et ottoman d’autre part, Hussein ben Ali, chérif de La Mecque, se proclame roi du Hedjaz et lève l’étendard de la révolte contre les Turcs. Les Alliés s’empressent de le reconnaître et lui envoient quelques conseillers militaires. Parmi eux, un officier aussi brillant qu’atypique, Thomas Edward Lawrence, plus connu sous le nom de Lawrence d’Arabie. La légende et le caractère romanesque du personnage, l’un des plus fascinants du xxe siècle, ont paradoxalement occulté son rôle majeur en tant que stratège.

Contrairement aux idées reçues, sa culture du combat est loin d’être celle d’un aventurier. Elle procède d’une analyse méthodique, militaire, de ses objectifs et de son environnement. Érudit, Lawrence a notamment étudié les principaux stratèges européens. Jeune archéologue sorti d’Oxford, il a parcouru le Moyen-Orient et acquis une connaissance précieuse de la langue et du monde arabe. « Je ne fus pas soldat d’instinct, produisant automatiquement des intuitions, des idées heureuses. Quand je prenais une décision, c’était après avoir étudié tous les facteurs ayant rapport – et maint facteur n’ayant pas rapport – au débat. Géographie, structure tribale, religion, coutumes, langue, aspirations, niveau des gens – je les savais sur le bout du doigt. L’ennemi m’était presque aussi bien connu que ceux de mon propre camp. Je me suis risqué cent fois dans le camp adverse, pour apprendre. » Ainsi va-t-il identifier et exploiter ce que Mao nommera plus tard les contradictions internes de son adversaire et concevoir un modèle de guerre subversive encore riche d’enseignements à l’heure des guerres hybrides.

La dispersion plus que la concentration

Il commence pourtant sa campagne par une défaite fondatrice. Ses irréguliers tentent de couper la route de Médine, mais sont balayés avec de lourdes pertes, révélant leur inaptitude à frapper le centre de gravité militaire des Turcs et à tenir le terrain. Mais en est-il besoin ? Il comprend que la force des Bédouins ne réside pas dans la mêlée, mais dans l’évitement. Imprévisibles, ils vont apprendre à frapper puis à s’évanouir dans les déserts du Hedjaz ou du Grand Néfoud. L’ubiquité des insurgés compensera leur faiblesse. « La vitesse et le temps étaient nos atouts, plus que notre puissance de choc, ce qui nous conférait une force plus stratégique que tactique, la stratégie relevant de l’espace plus que de la force » expliquera plus tard Lawrence. Il substitue ainsi le principe de dispersion à celui de concentration tout en faisant sienne la maxime du Prussien Willisen qui résumait la stratégie à « l’étude des communications ». Il veille à perturber celles des Turcs tout en assurant la sécurité des siennes. Quoique excellents combattants, ses adversaires ne trouvent pas la parade à cette « guerre de décrochage » et sont paralysés « par la silencieuse menace d’un désert vaste et inconnu » où les révoltés règnent en maîtres.

L’officier britannique décide simultanément d’élargir l’affrontement au champ des perceptions, usant de l’idée de nation arabe, incarnée par le charismatique fils du chérif de La Mecque, le prince Fayçal, comme d’une arme métaphysique. Dans ce combat pour les cœurs et les esprits, « la présence ou l’absence de l’ennemi était finalement peu importante ». En ciblant la population, Lawrence gagne la bataille de la légitimité sans que les Turcs en perçoivent la portée. Si leurs lourdes armées « ressemblaient à des plantes, immobiles, profondément enracinées, nourries jusqu’à la tête grâce à leurs longues tiges. Nous, nous pouvions être comme un souffle qui va où bon lui semble. Nos royaumes existaient dans l’esprit de chacun d’entre nous et, de même rien de matériel ne nous était indispensable pour vivre, il était possible que nous n’offrions rien de concret à tuer ». Lawrence se vantera plus tard d’avoir annihilé la supériorité du feu de ses adversaires en les privant de l’occasion de tirer faute de cible. Fixés dans leurs forts, ils ne contrôlaient que des enceintes de pierre et de barbelés alors que la révolte subjuguait le peuple arabe, gagnant en prestige et en influence du seul fait de l’incapacité des garnisons anatoliennes à la réduire. Un processus souterrain de décomposition mine l’autorité ottomane. Les supplétifs arabes désertent en masse tandis que les chefs traditionnels bédouins abandonnent l’occupant, le privant de ses relais de commandement. Toute la structure impériale turque s’en trouve mécaniquement mais insensiblement rejetée d’un environnement humain sur lequel elle finit par flotter comme l’huile sur l’eau. Lawrence contourne ainsi la puissance militaire ennemie : « Si l’armée turque constituait un obstacle pour nous, elle n’était certainement pas une cible. Notre objectif était d’en chercher le maillon le plus faible, d’y exercer notre pression jusqu’à ce que le temps fît s’écrouler la masse entière. » Poussant le goût du paradoxe, ou de la provocation, il affirmera que « la rébellion ressemblait plus à la paix qu’à la guerre ». Après la percée du général Allenby à Gaza, qui provoque la retraite de toutes les troupes turques présentes au sud de Jérusalem, il ira jusqu’à regretter que cette offensive l’ait privé « d’appliquer jusqu’au bout le principe [du maréchal] de Saxe selon lequel on peut gagner une guerre sans livrer de bataille ». S’affranchissant du paradigme du feu, il tâche effectivement de ne recourir qu’en dernier ressort à ce qu’il appelle la « guerre-meurtre ». Corollaire annexe d’une action stratégique subversive globale, l’attrition de l’ennemi perd sa centralité. Les insurgés n’engagent pas moins un nombre de coups de mains et de combats. Certains d’entre eux rassemblent des effectifs significatifs, mais, même alors, Lawrence privilégie l’effet de surprise et s’assure d’un rapport de force local favorable, grâce entre autres au renfort d’un escadron d’automitrailleuses blindées et des canons de montagne de la mission française du capitaine Pisani. En juin 1917, 5 000 Bédouins surgis du désert s’emparent du port d’Aqaba, dont toutes les défenses étaient tournées vers la mer, au prix de deux morts seulement. À Tafila, en janvier 1918, 3 000 Arabes surprennent et annihilent une colonne turque, tuant plusieurs centaines d’hommes au prix de quelques dizaines des leurs.

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Une stratégie qui a influencé les chefs militaires

La stratégie globale de l’officier britannique inspirera directement les chefs des principaux mouvements subversifs du xxesiècle, de Mao à Cabral en passant par Hô Chi Minh. Les grandes lignes de son combat se résument à préserver ses effectifs en évitant les engagements directs (stratégie d’évitement) ; à mobiliser la population autour d’un mythe fédérateur (l’idée de nation arabe) ; à bénéficier du soutien d’une puissance extérieure (l’Angleterre et, dans une moindre mesure, de la France) et d’un point de contact avec elle où faire transiter les approvisionnements indispensables (le port d’Aqaba) ; à s’assurer, enfin, d’un sanctuaire où s’abriter et reconstituer ses forces (le désert).

Lawrence va cependant aller encore plus loin et réussir une manœuvre parfaite d’enfermement cognitif de ses adversaires. « Il ne nous fallait pas uniquement dominer les esprits de nos hommes, même s’il s’imposait de commencer par eux, mais nous devions aussi agir sur ceux de nos ennemis », dit-il. Après un siècle et demi de défaites et d’humiliations infligées par les puissances européennes, les Turcs ont modernisé leur armée et ont infligé, en 1915, un échec retentissant aux Alliés dans les Dardanelles. Le prix de la victoire est que leur commandement est prisonnier de concepts péniblement acquis ; à l’inverse des sociétés ouvertes européennes, favorisant l’innovation et le changement, l’archaïsme ottoman rend hautement improbable une nouvelle remise en cause. Ainsi applique-t-il en Arabie les principes de la guerre de positions à un théâtre ouvert. La mer Rouge étant entièrement contrôlée par la Royal Navy, le cordon ombilical de l’armée turque est la ligne de chemin de fer du Hedjaz, reliant Médine à la Syrie puis au réseau anatolien. Tout le réseau logistique de l’occupant dépend de cet axe vital étiré sur 1 300 km à travers des étendues désolées de roches et de sable, retrouvant le tracé oublié de l’antique Route de l’encens. Lawrence s’y attaque, multipliant raids et attentats qui perturbent le trafic et exercent une pression accrue sur le ravitaillement adverse, notamment celui de la puissante garnison de Médine. Bientôt, Lawrence est en mesure de couper la ligne. Il s’y refuse pourtant. « Notre idéal était de garder [la] voie ferrée juste en fonctionnement, mais tout juste, avec le maximum de pertes et de gêne », dit-il. Il a parfaitement décrypté les grilles de lecture des généraux turcs et fait en sorte de les nourrir. Victimes d’un cas d’école de manipulation, ils livrent, sans s’en rendre compte, une forme de guerre où toute prise d’ascendant leur est interdite. La protection de la voie ferrée consomme leurs forces vives et monopolise leurs ressources intellectuelles. Ils se félicitent ostensiblement du maintien des liaisons ferroviaires, malgré les difficultés, sans soupçonner que cette victoire en trompe-l’œil leur est consentie par Lawrence pour les enchaîner à la ligne du Hedjaz. Ils y perdent toute liberté de manœuvre et ne songent pas à organiser les unités mobiles de contre-insurrection qui auraient pu circonscrire les zones d’action des Bédouins puis les réduire progressivement. Le stratège britannique refuse même de s’emparer de Médine, malgré l’insistance de l’état-major du Caire, car « le Turc y était inoffensif. En prison en Égypte, il nous coûterait de la nourriture et des gardiens. Il nous convenait qu’il reste massé à Médine, et dans tout autre endroit éloigné ». Ainsi se consume-t-il progressivement lui-même, tout en représentant une charge pour Istanbul. Plus au sud, les garnisons du Yémen sont elles aussi isolées, neutralisées sans même avoir combattu.

Gagner beaucoup avec peu

Les succès de Lawrence lui permettent d’appuyer les troupes de l’Empire britannique du front d’Égypte et de contribuer ainsi à la victoire de Beersheba, en 1917, qui ouvre au général Allenby la route de la Palestine. Ralliant les tribus, Fayçal et son mentor étendent progressivement leur action vers la Syrie. Harcelant les unités turques en retraite, du moins celles qui sont encore libres de leurs mouvements, ils parviennent le 1er octobre 1918 à Damas, où les Bédouins font leur entrée aux côtés de l’armée d’Allenby. Une épopée de deux ans prend fin. Simple diversion dans l’esprit des Alliés au départ, la révolte arabe a obtenu des résultats sans commune mesure avec les investissements consentis, provoquant le démantèlement de tout le flanc sud du dispositif impérial ottoman.

Lawrence n’avait pas le coup d’œil d’un Napoléon sur le champ de bataille, mais il possédait en revanche le génie de l’évaluation des rapports de force et des conditions de leur bascule. Son approche est d’autant plus remarquable qu’elle est contemporaine de la guerre de tranchées qui a vu, comme jamais encore au cours de l’histoire, la généralisation du choc frontal. Alors qu’en Europe le feu délivré industriellement ramenait la problématique de la victoire à une arithmétique matérielle et démographique, Lawrence a mené une guerre sans bataille. À un bras de fer qu’il ne pouvait gagner, il a substitué une approche indirecte, dépassant les aspects strictement militaires et matériels. En déterminant systématiquement les vulnérabilités adverses, il prend et conserve l’initiative, s’impose dans le domaine des représentations, frappe les centres nerveux ennemis et les immobilise. Il sédimente littéralement les Turcs, en les figeant sur des positions et dans une posture qu’il a choisie. Lawrence place son centre de gravité sur le terrain immatériel et livre une guerre cognitive à laquelle les Turcs répondent par de vaines mesures de sauvegarde militaires. Il annonce les subversions victorieuses du xxe siècle. Au-delà de ses aspects militaires, son héritage contient des préceptes stratégiques fondateurs dans le contexte des affrontements systémiques contemporains économiques, culturels ou informationnels.

Bibliographie

T.E. Lawrence, Les sept piliers de la sagesse, Folio, 1992.

T.E. Lawrence, Guérilla dans le désert 1916-1918, Éditions Complexe, 1992.

Liddell Hart B.H., Lawrence of Arabia, Da Capo Paperback, Londres, 1989.

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Lawrence d'Arabie (c) Sipa 51335738_000001

À propos de l’auteur
Raphaël Chauvancy

Raphaël Chauvancy

Officier supérieur des Troupes de marine, Raphaël Chauvancy est également chargé de cours à l’École de Guerre Économique, où il est responsable du module d’intelligence stratégique consacré aux politiques de puissance. Il est notamment l’auteur de Quand la France était la première puissance du monde et des Nouveaux visages de la guerre.
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