Début mars 2020, alors que les frontières se ferment, que les vols intercontinentaux s’arrêtent, les bilans du marché de l’art de l’année 2019 viennent tout juste de paraître. La presse constate la solidité affichée du marché de l’art contemporain, même s’il marque le pas avec une légère pause. Le grand événement de l’année 2019 a été que la Chine, toujours en tête du marché depuis une décennie, est passée derrière New York et Londres.
Les grands acteurs du très haut marché sont satisfaits, mais font tout de même leur autocritique : la rentabilité du produit financier « art contemporain » est telle que les salles des ventes, hyper galeries et foires se multiplient, et cette prolifération crée une concurrence interne dangereuse, car le nombre de très hauts collectionneurs ne croît pas au même rythme. Autre danger : les investissements nécessaires pour lancer de nouveaux produits artistiques sont si élevés que les galeries de taille moyenne, chargées du marché en dessous du million de dollars, ont du mal à produire des artistes émergents, à participer aux foires, à y apporter du neuf, à y attirer de nouveaux collectionneurs.
Or, la fabrication de la valeur du produit art contemporain dépend de l’entrée en permanence de nouvelles pièces dans une chaîne de production de la cote où la collaboration est essentielle. L’œuvre d’AC n’est pas un trésor doté d’une valeur intrinsèque immédiatement reconnaissable, c’est avant tout une valeur faciale, une monnaie fiduciaire, résultat d’une construction. Il faut que l’objet de la transaction ne provoque pas d’attachement, qu’il soit fluide, afin d’être acheté et vendu le plus grand nombre de fois possible, c’est ce qui fait son prix. C’est ainsi que cet objet acquiert son pouvoir libératoire. Son immatérialité le rend transfrontière, coté, utile. Sa valeur s’élabore grâce au réseau solidaire de ses collectionneurs, par un cheminement de galeries en foires, biennales, salle des ventes et, in fine, institutions muséales. La valeur est assurée quand le circuit global a été accompli.
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L’apparition imprévue de l’épidémie a ébranlé les fondements de ce modèle : la circulation mondiale, la fréquentation des divers lieux de consécration, la participation par un public fortuné venu de tous les pays aux événements périodiques, foires, ventes, se sont arrêtées.
L’AC en perpétuelle métamorphose
Avec une réactivité impressionnante, les acteurs du haut marché ont vite trouvé de nouvelles stratégies. Ce n’est pas la première crise qu’ils affrontent depuis la réorganisation du marché de l’Arten 2000 par Christie’s et Sotheby’s.
En 2002, lors de l’éclatement de la bulle internet et en 2008 lors du krach mondial, le marché de l’AC n’a pas été entraîné dans l’effondrement de la Bourse comme en 1991. En 2008 notamment, l’ajustement s’est fait en développant le marché moyen de l’art, non sécurisé par des réseaux, et de ce fait plus accessible. Il fallait ce « matelas » pour amortir les chocs. Cela se fit rapidement par la démocratisation du marché de l’art contemporain : l’organisation de la vente, aux enchères ou non, sur internet. Cela a réduit les frais, attiré un nouveau et jeune public, permis un flux constant de transactions. Jusque-là, elles ne faisaient parler d’elles que quelques jours par an, lors des grandes ventes aux enchères universellement diffusées en direct, fournissant le spectacle des records de l’AC. Désormais, elles ont aussi une activité permanente moins visible. Le haut marché a commencé ainsi, avec retard, sa conversion numérique.
Parallèlement, après 2008, hyper galeries, foires et salles des ventes, ont déployé systématiquement leurs succursales, les installant sur les grands gisements de milliardaires. Il est vrai que la Chine en a plus que l’Amérique. Les Indes, le Mexique, le Brésil, le Moyen-Orient, l’Asie centrale, l’Afrique du Sud, le Mali fournissent aussi des bataillons. Ainsi, la galerie White Cube s’installe à Hong Kong et à São Paolo, bien avant de s’installer en 2020 à Paris pour cause de Brexit…
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La stabilité du haut marché de l’AC, celui qui cote au-dessus du million de dollars, tient aussi au fait que tous les pays ne connaissent pas des moments de crise en même temps et que la grande rotation des produits, leur mouvement perpétuel, est aujourd’hui au point. Thierry Ehrmann, créateur d’Artprice, la société d’expertise la mieux documentée en la matière, qualifie aujourd’hui le marché de rentable et sécurisé.
Premières stratégies face à la crise du coronavirus
La circulation autour du monde des grands collectionneurs s’est arrêtée. Les foires de Hong Kong et de Bâle et les ventes de printemps à New York ont été annulées. Mais en quelques semaines, les revoilà avec seulement un peu de décalage. Tout a lieu, mais sous forme entièrement numérique. Ainsi, le 29 juin ont commencé les traditionnelles ventes de printemps à New York, dites « du soir ». La vente a eu lieu à Londres et simultanément à New York et Hong Kong. Le spectacle a duré cinq heures et le chiffre d’affaires est plus que conséquent : 363 millions, pour des lots très sécurisés et bien sûr au-dessus du million. Deux records ont été battus, cela fait partie du jeu… Christie’s opère à son tour le 10 juillet, sous le nom d’opération « One » : sont mélangés impressionnistes, modernes et contemporains. Sotheby’s fait de même le 29 juillet en ajoutant dans le mix, l’art ancien avec un Rembrandt en vedette. Succès !
Ces ventes répondent à l’urgence de relancer la circulation financière et para monétaire que permet ce marché dématérialisé par excellence. Ses valeurs ont la possibilité de changer de mains en restant immobiles, dans un port franc, ou tout simplement là où il est, ou sous forme de contrat sans édition du produit, dans une banque. Ce qui est immatériel ne peut être contaminé par le virus !
Dans son bilan semestriel de juin, Artprice constate que la révolution numérique a fait un bond en avant : les abonnements au big data sur l’art, accessibles sur tous les smartphones, ont explosé. Le nouveau marché est désormais à disposition de chacun. Par ailleurs, foires et galeries sont aussi accessibles de la même manière. Le confinement leur a permis de basculer dans le digital. Les expositions sont désormais virtuelles, en ligne, en main.
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La 5G a aboli les limites. Daniel Templon et Nathalie Obadia sont satisfaits de leurs ventes, « C’est le moment d’acheter, tout est à moins 20 % ou 30 % ! » Pour le haut marché d’essence financière et pour celui qui lui est arrimé fortement, la crise aura été de courte durée et le temps confiné fort profitable. Mais la crise du marché moyen prend en revanche des proportions inquiétantes. S’il disparaît, cela pèsera lourd sur le haut marché, mais pas tout de suite.
L’avenir ? Deux marchés au lieu d’un ! Pourquoi pas ?
On ne connaît pas encore les conséquences des mécanismes plus humains et psychologiques d’un marché qui répondait aussi à d’autres nécessités : foires et ventes étaient un prétexte aux rendez-vous périodiques orchestrant la vie sociale des tenants d’hyper fortunes à l’international. Elles permettent des rencontres sans rendez-vous, sans préméditation, hors de tout marquage politique ou identitaire. Ce marché, dont le seul point commun entre les collectionneurs est la fortune, pourra-t-il se passer de la circulation des personnes ?
Par ailleurs, grâce à la révolution numérique, une autre place de marché, très différente, semble émerger. Ses amateurs y recherchent une création plus civilisationnelle, aiment l’œuvre unique, la forme accomplie, la contemplation, et délaissant le mainstream, l’art conceptuel, financier, industrialisé.
Il est d’ores et déjà plus visible numériquement et donc désirable, abordable et accessible. C’est un autre marché, celui de la demande, il a d’autres lois. N’assistons-nous pas à une remise au centre du local mais en forte connexion avec le global ?