Armée : indispensable matériel

3 juin 2024

Temps de lecture : 6 minutes
Photo : Les trois nouveaux véhicules de l'Armée française, dans le cadre du programme Scorpion lancé en 2022. /KONRADK_konrad-017/2202211000/Credit:KONRAD K./SIPA/2202211004
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Armée : indispensable matériel

par

De la Seconde Guerre mondiale au Sahel, l’arme du Matériel a souvent joué un role clef. Aujourd’hui, c’est une arme qui connait de profondes mutations. Retour sur les spécificités du Matériel avec Antoine-Louis de Prémonville, officier de l’Armée de Terre et co-auteur de « Régiments et bases du Matériel« .  

Propos recueillis par Côme du Cluzel. 

D’où vient la nécessité de l’arme du matériel dans l’histoire ? Quel est son « fondement historique » ?

« L’on peut rester vingt-quatre heures, s’il le faut même, trente-six heures sans manger ; mais l’on ne peut rester trois minutes sans poudre, et des canons arrivant trois minutes plus tard n’arrivent pas à temps. » Ce que Napoléon nous dit, c’est que sans logistique, il ne peut y avoir de tactique. C’est à cette problématique que répond en partie le Matériel.

À chaque fois que des combattants font la guerre, il faut des spécialistes pour entretenir et réparer leurs équipements. Ce besoin est attesté dès l’époque romaine et ne fera que croître. Avec l’émergence de l’artillerie, il s’agit d’entretenir et réparer les pièces, mais cela requiert une expertise qui n’est pas accessible au premier venu. Il faut des spécialistes, d’abord civils sous Louis XIV, puis militaires pour intervenir au plus près des combats. Bonaparte, avec la création du train d’artillerie et des compagnies d’armuriers de la grande armée apporte une impulsion déterminante à l’origine du Matériel tel que nous le connaissons aujourd’hui. Les couleurs de l’arme remontent à cette époque.

Quelles sont les missions du Matériel en général ? Existe-t-il des régiments qui ont des spécialités dans l’arme du matériel ? 

Fondamentalement, la mission des unités du Matériel consiste à assurer le maintien en conditions opérationnelles des équipements des corps soutenus. Dit autrement, il s’agit d’apporter aux combattants d’infanterie, d’artillerie ou du génie — entre autres — une disponibilité maximum de leurs véhicules, systèmes d’armes et équipements pour leur permettre de faire la guerre. Cela exige un effort sur le temps long puisque ces matériels s’usent, cassent ou subissent des dommages de guerre. Dès lors, les soldats-maintenanciers interviennent pour les réparer. En outre, ces soldats à part entière doivent assurer leur propre protection lors des convois et être en mesure d’intervenir, si les circonstances l’exigent, sous le feu pour dépanner un équipage ou récupérer un véhicule.

Au quartier comme en opérations, le Matériel ne travaille jamais « à blanc ». Même en Métropole, lorsqu’il s’agit de régénérer des équipements ramenés du Sahel ou d’autres théâtres d’opérations, ce travail d’atelier quotidien contribue directement à la crédibilité de l’armée de Terre en lui fournissant des armes prêtes au combat.

Soutiens des brigades interarmes, les régiments du Matériel sont nécessairement acculturés aux spécificités de ces dernières. Pour ne retenir que les cas les plus emblématiques, ainsi, le 3e RMAT qui soutient la 11e brigade parachutiste est un régiment TAP (troupe aéroportée), tandis que le 7e RMAT qui travaille au profit de la 27e brigade d’infanterie de montagne est une unité alpine. À ce titre, le personnel de ces régiments porte respectivement le béret amarante et la « tarte ».

Quelle différence fait-on entre un RMAT (régiment du matériel) et une BSMAT (base de soutien du matériel) ?

Concrètement, la différence réside dans le niveau d’intervention technique. Pour faire simple, les RMAT se chargent des opérations lourdes hors de portée des utilisateurs (les unités des corps de troupe), mais qui peuvent toutefois être réalisées dans un délai raisonnable qui n’entraverait pas une manœuvre sur le terrain. Ce que le soldat d’un RMAT fait au quartier, il doit être capable de le reproduire sur le terrain. Dépose d’une tourelle de char, changement d’un moteur de blindé, remplacement d’un pont de camion, etc. Au-delà d’un certain temps d’intervention, lorsque des moyens incompatibles avec le terrain sont exigés, les BSMAT prennent le relai. En ce qui les concerne, il s’agit plus de rénovation industrielle, tel que pourraient la pratiquer les constructeurs, que de maintenance stricto sensus. 

Comment a évolué le rôle du matériel jusqu’à aujourd’hui ? Et pourquoi faut-il attendre 1976 avant que le matériel ne devienne une arme ?

La notion d’Arme a ceci de particulier qu’elle n’a pas de définition officielle. Elle résulte d’un usage qui date du Moyen-Âge pour distinguer les troupes selon leur rôle et leurs moyens dans le combat. Mais le contenu même de chaque Arme est assez imprécis, variable dans le temps et selon l’usage qui en est fait. Grossièrement, les Services sont des grands corps qui répondent aux besoins des armées, par opposition aux armes, chargées du combat. Dans le cas du Matériel, même lorsqu’il y a eu, à certains moments, un texte spécifique sur le service du Matériel, celui-ci ne couvrait qu’une partie des missions et des moyens reconnus par ailleurs au Matériel dans la préparation et la conduite du combat. S’il est aujourd’hui incontestablement une arme, prendre le 1er janvier 1976 comme date de naissance fait encore débat tant la nature du Matériel est sui generis puisqu’il est « arme et service ». Si cette date a bien un rôle particulier dans l’histoire du Matériel, elle n’a rien changé dans ses attributions et son organisation ni dans son appellation. Sans rentrer dans les détails d’un décret qui en réalité modifia surtout le statut de certains officiers, l’impact psychologique a été globalement positif et immédiat dans le Matériel. 

Toutefois, c’est surtout la prise de conscience par les commandements interarmes de l’importance de la maintenance dans la guerre du Golfe, puis dans les opérations extérieures qui ont suivi, qui a consacré définitivement le Matériel en tant qu’arme. La restructuration de 1999, qui a vu la recréation des régiments du Matériel, a mis fin à cette longue période d’évolution de 25 ans et a enfin donné au Matériel une place incontestable.

Pourtant, le Matériel n’est pas un monolithe figé. Tout comme les autres fonctions opérationnelles, il doit s’adapter à un nouveau contexte géostratégique marqué par une réarticulation du modèle expéditionnaire pour s’adapter à la résurgence de la haute intensité. Le Matériel va donc connaître au cours de l’année 2024 des évolutions en profondeur pour lui permettre d’apporter tout son concours au modèle d’armée de Terre de combat voulu par les décideurs politiques. 

Comment expliquer que les jeunes officiers de l’Armée de Terre n’ont pas un attrait aussi ardu pour l’arme du matériel que pour les armes de mêlée (infanterie, cavalerie…) ? Et comment le Matériel travaille pour rendre l’arme plus « attirante », surtout au niveau de la jeunesse ? 

Ce déficit d’image est un fait, ne le nions pas. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. Tout d’abord, les écoles d’officiers sont fondamentalement des écoles d’infanterie où l’on enseigne les bases du combat que chaque officier se doit de connaître. Considérant le programme extrêmement dense des formations dispensées à l’Académie Militaire de Saint-Cyr Coëtquidan, il serait impensable de rajouter des modules éminemment techniques qui n’intéresseront plus tard qu’une fraction de chaque promotion. 

En outre, on constate chaque année une véritable différence entre Saint-Cyr et l’EMIA quant au choix des armes. Nombre de « dolos » ayant servi dans la mêlée en tant que sous-officier choisissent en conscience le Matériel. Ils savent que le Matériel « tourne » beaucoup en opérations et que la technicité de métiers fort divers (mobilité terrestre, électronique d’armement, maintenance hélicoptère, pyrotechnie, gestion des approvisionnements…), leur assure des carrières stimulantes et des débouchés professionnels à l’issue.

Par ailleurs, le Matériel est héritier d’une histoire riche et honorable. Saviez-vous que le premier réseau de Résistance en 1940 avait été fondé par le Matériel ? « CDM », pour « camouflage du Matériel » réussit à détourner et dissimuler des quantités considérables d’armes, de munitions et d’équipements divers au nez et à la barbe de l’occupant pour approvisionner les maquis, puis l’armée de Libération. En Indochine, les mécaniciens du capitaine Pez réussirent une prouesse technique en grande partie responsable du succès de Na San. Démonter intégralement des chars, les charger en petits colis dans des avions de transport civils pour enfin les remonter sur le champ de bataille. Croyant que les mêmes causes produiraient les mêmes effets, le commandement du corps expéditionnaire ordonna de réitérer l’opération à Diên Biên Phu. D’un point de vue logistique, ce fut un succès puisqu’un escadron entier de Chaffee put être mis à disposition de la garnison. Et l’on pourrait trouver quantité d’autres exemples, y compris dans les opérations récentes, démontrant qu’à l’origine du succès d’une opération, il y a souvent une opération de logistique et de maintenance forte, reposant sur l’implication exceptionnelle de maintenanciers civils et militaires de très grande qualité.

En s’appuyant sur les atouts solides dont il dispose, le Matériel mène une action forte à destination de la jeunesse. Parmi elles, citons :

  • Des écoles fournissant un enseignement de maintenance de qualité, l’école du Matériel et l’EMPT, situées à Bourges ;
  • Des structures dédiées au recrutement (cellules recrutement des organismes et formations du Matériel en particulier) ;
  • Des actions d’information et de recrutement dans des forums étudiants présentant les métiers civils et militaires de Défense, ainsi que dans des salons professionnels (Le Bourget, EuroSatory, forum des entreprises de Défense à Satory) 

C’est bien à nous d’aller chercher les jeunes et de les informer afin que chacun puisse trouver une place dans la maintenance des matériels terrestres.

Conscient que la bataille des effectifs se joue aussi sur le plan communicationnel, le Matériel a parfaitement compris qu’il devait témoigner de son histoire en expliquant, sans se départir de son humilité coutumière, pourquoi la gloire des corps que nous soutenons est notre victoire. Modestement, cet ouvrage que nous avons réalisé est une contribution à cet effort. Ainsi, pour achever de répondre à votre question, la jeunesse en recherche d’action directe contre un ennemi ne se tournera peut-être pas immédiatement vers le Matériel. Mais la jeunesse en recherche d’engagement fort au profit des opérations, d’action logistique et de maintenance opérationnelle, et de connaissance technique au sein d’une armée de plus en plus « technologique » trouvera un sens à son engagement au sein du Matériel en qualité de personnel militaire ou civil.

A lire aussi:

Panorama du matériel de l’armée française

À propos de l’auteur
Antoine-Louis de Prémonville

Antoine-Louis de Prémonville

Docteur en lettres et civilisations, Antoine-Louis de Prémonville est officier de l’armée de terre. Il a notamment coécrit Géopolitique de l’Iran aux PUF.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest