Ariodante au Palais Garnier. L’autonomie de l’Écosse en question et en scène

23 mai 2023

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Ariodante au Palais Garnier. L’autonomie de l’Écosse en question et en scène

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L’Ariodante de Haendel nous ramène à l’Écosse du XVIIIe siècle et à l’Acte d’Union avec l’Angleterre. Joué à Garnier dans un contexte moderne, il évoque en miroir le règne du nouveau Charles III et les péripéties du Royaume-Uni d’aujourd’hui. 

Le 6 mai 2023, à l’heure des festivités du couronnement de Charles III et de Camilla Parker-Bowles, trompettes et chœurs de Zadok the Priest ont retenti dans la nef de l’abbaye de Westminster. Ce Coronation Anthem du compositeur allemand Georg Friedrich Haendel (1685-1759) est un élément immuable du rituel du couronnement. Natif de Halle en Haute-Saxe, celui qui fut surnommé le Caro Sassone (ce « cher Saxon ») avait choisi de s’établir à Londres après le triomphe de son opéra Rinaldo en 1711. Ariodante, donné au Palais Garnier du 20 avril au 20 mai 2023, est le vingt-neuvième opéra italien de ce célèbre musicien et compositeur si représentatif du courant baroque d’Europe occidentale. Quelques semaines après l’annulation de la visite du roi Charles III en France1, la « censure populaire » ayant dispersé « la réunion des rois à Versailles »2 et  fait de la place de l’Opéra un foyer quasi-insurrectionnel, Ariodante dut également affronter le climat de grogne sociale du personnel de l’opéra, imposant à la dernière minute pour sa première représentation, une version concert plutôt que scénique devant le grand panneau bleu-vert qui, dans la mise en scène de Robert Carsen, est prévu comme toile de fond de chaque aria chantée sur l’avant-scène. 

Ce bleu-vert est la tonalité chromatique dominante de la scène : l’idée est ensuite la déclinaison de ce « code couleur » à la manière d’un tartan écossais.

Ce bleu-vert est la tonalité chromatique dominante de la scène : l’idée est ensuite la déclinaison de ce « code couleur » à la manière d’un tartan écossais. À Paris, cet Ariodante donné à l’heure du Big Lunch et de la coronation quiche, ces milliers de déjeuners de voisinage bravant le temps pluvieux, aura été finalement le seul événement parisien de « nation branding » à l’anglaise. Harry Bicket y dirige le petit effectif du English Concert invité pour la première fois à l’Opéra National de Paris.     

Partie de chasse à Balmoral

Ariodante est considéré comme un sommet de « l’opéra seria », un opéra au genre noble et sérieux de tradition et de langue italienne pratiqué au XVIIIe siècle et dont la forme majeure, l’aria da capo de forme ABA, donne toute liberté au chanteur pour effectuer selon son goût et ses capacités vocales, une reprise ornementée à partir du motif de base exposé initialement. L’opéra seria du XVIIIe siècle entretient sans doute des affinités avec les conventions de l’univers contemporain des séries. La mise en scène du canadien Robert Carsen, accessoirisée jusque dans ses moindres détails de kitsch à l’anglaise (motifs écossais, têtes de cerfs, sandwichs triangulaires, parties de chasse, pique-nique, twinset désuet, tourisme patrimonial et musée Grévin, l’inventaire n’est pas exhaustif) cherche à séduire le public avec les mêmes atours que la série The Crown. 

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Personne ne peut s’y tromper : Ariodante dans le style bien reconnaissable du prolifique Robert Carsen, regarde l’œuvre au présent et transpose les déboires du rôle-titre dans ceux de la famille royale anglaise.  Des meutes de paparazzis embusqués ne tardent pas à alimenter les gros titres de la presse people, infidélités et rebondissements étant au menu d’une intrigue au demeurant assez simple. Cependant, Ariodante ne se limite évidemment pas qu’à sa mise en scène. En France, l’œuvre relève d’une « tradition » difficile à relever, la version concert de Marc Minkowski et des Musiciens du Louvre3 avec la mezzo-soprano suédoise Anne-Sofie Von Otter dans le rôle-titre. Cette version d’Ariodante est généralement considérée comme l’apex de la résurrection de cet opéra au XXe siècle. L’œuvre donnée le 8 janvier 1735 à Covent Garden n’avait connu en fait qu’un succès mitigé : jouée neuf fois seulement, elle ne donna lieu qu’à une reprise habituelle l’année suivante.  Tombée ensuite dans un long oubli, elle ne réapparut au répertoire des grandes scènes opératiques qu’à l’aube des sixties au XXe siècle. Le fait n’est peut-être pas anodin, certaines arias d’Ariodante peuvent être considérées comme de véritables tubes exerçant sur l’auditeur comme sur le chanteur, invité à jouir de sa voix sans jamais forcer sa tessiture, une force de séduction immédiate. La musique de Haendel invite les chanteurs à chanter tout comme les chevaux à courir ou les oiseaux à voler. 

Destinées au célèbre castrat Giovanni Carestini (1705-1760), contemporain de Farinelli, les arias d’Ariodante, notamment Con l’ali di constanza sont célèbres pour leurs vocalises s’étalant sur sept ou huit mesures sans possibilité apparente pour l’exécutant de reprendre son souffle : sur la scène de Garnier, la jeune mezzo-soprano américaine Emily d’Angelo livre une prestation irréprochable, mais sans caractère particulier. Célèbre lamento d’Ariodante, son Scherza Infida ne parvient pas à émouvoir autant que le déchirant Il mio Crudel Martoro4  de Ginevra (Olga Kuchynska). Le contre-ténor Christophe Dumaux campe en kilt un Polinesso parfaitement méchant aux antipodes du personnage de Lurcanio chanté par le ténor Eric Ferring. Des ballets de danses françaises en costumes écossais, remarquablement exécutés sur une chorégraphie de Nicolas Paul, concluent chacun des trois actes. On peut dire d’Ariodante qu’elle est une œuvre européenne au plein sens du terme. 

De l’Acte d’Union au Brexit

On l’aura compris, l’opéra Ariodante se déroule en Écosse : il est un peu curieux que Robert Carsen n’ait pas disposé dans sa mise en scène de références à la récente actualité écossaise au regard du Brexit : après le divorce du Royaume-Uni avec l’Union européenne, la perspective d’un « divorce à l’écossaise » aurait pu fournir à la mise en scène une trame géopolitique. Cela aurait sans doute un peu trop forcé l’argument du livret d’Antonio Salvi (1664-1724), médecin et poète attitré du prince Ferdinand de Médicis qui fut le librettiste de nombreux opéras de Haendel. 

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La princesse Ginevra et le chevalier Ariodante sont profondément amoureux l’un de l’autre. Le père de la princesse, le Roi d’Écosse (le baryton-basse Matthew Brook) est favorable à leur union et souhaite faire d’Ariodante son successeur. Polinesso, jaloux de l’amour que porte Ariodante à Ginevra, se sert de Dalinda (Tamara Banješevič) pour provoquer une situation qui conduira au désespoir d’Ariodante et à son exil tandis que Ginevra est déshonorée et condamnée à mort. Datant de 1708, c’est-à-dire de l’année qui suivit les Actes d’Union de l’Écosse et de l’Angleterre (16 janvier 1707), le livret de Salvi initialement intitulé Ginevra, Principessa di Scozia, s’inscrivait donc dans le contexte de la ratification par les parlements écossais et anglais, de l’Union des deux Royaumes entraînant la naissance du Royaume-Uni de Grande-Bretagne doté d’un seul souverain, d’un seul gouvernement et d’un Parlement unique réuni à Westminster.  Quarante-cinq députés écossais entrent à la Chambre des Communes, tandis que seize pairs écossais siègent désormais à la Chambre des Lords. Pour composer son livret, Salvi s’était inspiré du Chant V du Roland Furieux de l’Arioste. Récit emboité, ce long poème datant du XVIe siècle contait l’histoire de Roland, laquelle ouvrait sur celle de Renaud qui entendait le récit de Dalinda. Dans l’épopée de l’Arioste, les chants IV et V se déroulent en Écosse dans la forêt calédonienne parcourue par des chevaliers errants. 

Dans l’épopée de l’Arioste, les chants IV et V se déroulent en Écosse dans la forêt calédonienne parcourue par des chevaliers errants.

« Précieux au roi, plus précieux à sa fille, 

Etait Arïodant, ce chevalier, 

Car il était valeureux à merveille, 

Mais plus encore ell’ s’en s’avait aimée. 

Ni le mon de Sicile, ni Vésuve, 

Ni Troie jamais ne brûla mêmement

Qu’Arïodant, Genièvre le savait

De tout son cœur, pour son amour, brûlait ».5 

Il faut noter, sans pour autant forcer le trait, que l’opéra Ariodante précède de dix ans à peine l’épopée de Charles Edward Stuart, prétendant jacobite au trône d’Angleterre et d’Écosse, né le 31 décembre 1720 au Palazzo Muti, « le Palais Stuart » à Rome. Les Stuarts étaient en effet exilés en Italie depuis que James II d’Angleterre et VII d’Écosse, avait été chassé du trône par la Glorieuse Révolution de 1688. Leurs partisans qu’on appelle les Jacobites (James correspondant au latin Jacobus) soutenaient le retour au pouvoir de la dynastie catholique de Stuarts. De là, la quête jalonnée d’obstacles de « Bonnie Prince Charlie », héros de la série Outlander jusqu’aux terres écossaises de ses ancêtres et une fatale défaite dans la plaine de Culloden (16 avril 1746). 

La dimension politique des conflits amoureux portées par l’opéra haendelien se trouve donc à la fois dans le contexte historique de la genèse et de la représentation de l’œuvre, mais aussi dans sa forme même : la vocalise haendelienne, au-delà de sa dimension proprement virtuose, doit parvenir à une forme d’expressivité et d’éloquence qui n’est pas très éloignée de la rhétorique et semble-t-il du discours politique lui-même. Les déchirements qui ont précédé le Brexit en ont fourni la preuve à maintes reprises.  Mais l’Écosse, qui a voté à 62% pour le « remain », caresse des rêves d’indépendance. Lors des élections pour le parlement écossais en mai 2021, l’indépendantiste Nicola Sturgeon a fait campagne sur un projet de référendum en faveur de l’indépendance de l’Écosse. Celui qui avait eu lieu en 2014 avait penché pour le « non » à 55 %, mais cette proportion aurait pu s’inverser au regard du Brexit. 

Le 23 novembre 2022, la Cour suprême britannique a estimé que l’Écosse ne pouvait pas organiser un nouveau référendum d’indépendance sans l’accord de Londres, douchant les espoirs du gouvernement écossais qui souhaitait tenir cette consultation en 2023. Le scénario du « divorce à l’écossaise » est donc reporté, au moins provisoirement. C’est également le message politique délivré par l’Ariodante de l’Opéra National de Paris campé dans les salons de Balmoral. Mais ce pourrait être aussi le thème d’un opéra contemporain.  

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1 https://www.lejdd.fr/international/la-visite-du-roi-charles-iii-en-france-est-annulee-133971

2 Selon un twitt de Jean-Luc Mélenchon, https://twitter.com/JLMelenchon/status/1639218709624487936?lang=en

3 https://www.radiofrance.fr/francemusique/podcasts/disques-de-legende/ariodante-de-handel-par-marc-minkowski-et-les-musiciens-du-louvre-4406534

4 https://www.youtube.com/watch?v=mmnuoBozRfw

5 L’Arioste, Roland Furieux, Chant V, XVIII, Editions du Seuil, Paris, 2000, p.159. 

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À propos de l’auteur
Taline Ter Minassian

Taline Ter Minassian

Professeur des universités à l'Institut national des langues et civilisations orientales. Elle est spécialiste des l'histoire de l'URSS et de l'Arménie.
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