Argentine : retour du péronisme sur fonds de crise économique

15 novembre 2019

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le président argentin Alberto Fernandez lors d'un discours à l'Université Nationale Autonome de San Ildefonso, Mexico City, le 5 novembre 2019.

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Argentine : retour du péronisme sur fonds de crise économique

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Favori depuis les primaires du 11 août 2019, le candidat Alberto Fernández du Frente de Todos a remporté sans surprise les élections présidentielles argentines du 27 octobre, avec 48,10 % des voix. Ainsi, le péronisme reviendra au pouvoir à Buenos Aires le 10 décembre prochain. Mais qu’entend-on par « péronisme » ? Quels ont été les enjeux de cette élection ? Analyse.

Alberto Fernández, nouveau président élu des Argentins, n’est en réalité que peu connu hors de son pays. Historiquement, il n’est pas un poids lourd de son parti, ni même de la politique argentine. En revanche, sa colistière, Cristina Fernández de Kirchner est une personnalité politique très populaire dans une partie de l’opinion publique argentine. Veuve de l’ancien président Néstor Kirchner (2003-2007), elle fut elle-même élue présidente en 2007, puis réélue en 2011. Ayant donné naissance au courant kirchneriste, les douze années d’administrations Kirchner se sont inscrites dans la lignée du péronisme historique né en 1945 avec le premier gouvernement du général Juan Domingo Perón.

La variété du péronisme

Véritable kaléidoscope d’idéologies politiques diverses, le péronisme est un concept très difficile à définir au lecteur non latino-américain. Rouage clé de l’échiquier politique argentin, il est une nébuleuse qui s’est constamment (et parfois radicalement) renouvelée tout au long de ses 74 années d’existence, chaque administration ayant pu décider d’orienter sa politique à gauche ou à droite – une différence majeure avec les grands partis politiques occidentaux, par exemple, dont l’idéologie est clairement établie et stable dans le temps. Dans les années 1940-1950, il renvoie aux idéaux de justice sociale, aux syndicats ; il attire particulièrement les classes populaires et les travailleurs, face aux élites économiques qui dominent alors le pays. Néanmoins, dans les années 1990, le président Carlos Menem (1989 à 1999), au départ soutenu par le parti justicialiste (péroniste), a mis en place une politique économique libérale : privatisation des entreprises publiques, réduction des dépenses publiques, hausse des taux d’intérêt, gel des salaires des fonctionnaires et, surtout, instauration d’une nouvelle monnaie liée au dollar, le peso (ARS).

On notera, par ailleurs, que le candidat de Mauricio Macri à la vice-présidence, le sénateur Miguel Ángel Pichetto, se présente également comme péroniste, un péroniste anti-kirchneriste, qui réfute la « radicalisation à gauche » des Fernández.

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En ce qui concerne Cristina Fernández de Kirchner, bientôt vice-présidente, elle s’inscrit dans l’idéologie péroniste « première » des années d’après la Seconde Guerre mondiale. Sa politique met l’accent sur les travailleurs, les pauvres, la jeunesse, les classes moyennes progressistes, les régions périphériques du nord et du sud du pays en mal de développement. Sur le plan économique, elle s’oriente vers une philosophie keynésienne revendiquant la présence d’un État fort pouvant atténuer les irrégularités des cycles économiques. Elle est un symbole pour de nombreux Argentins victimes de la crise économique et sociale, et un indicateur clé de ce que représente le péronisme aujourd’hui.

Le duo des Fernandez

En outre, il convient de préciser qu’Alberto Fernández, président élu, a entretenu une relation chaotique avec le courant péroniste et en particulier avec Cristina Fernández de Kirchner. En effet, après avoir accompagné la naissance du kirchnerisme, au début des années 2000, en prenant part aux administrations de Nestor (2003-2007), puis de Cristina (à partir de 2007), comme chef de cabinet, il a toutefois démissionné de son poste à la suite de la violente crise politique de 2008 liée au secteur agroalimentaire. Devenu critique de la politique kirchneriste, il fonde alors son propre parti (PARTE), puis rejoint le Frente Renovador de Sergio Massa, parti d’opposition au gouvernement de Cristina Fernández de Kirchner, en 2013. C’est en décembre 2017 que, constatant les maigres résultats de la politique macriste menée depuis 2015, le duo Fernández-Fernández décide de tourner la page des rivalités qui les séparaient depuis une décennie, afin de proposer un ticket péroniste uni aux élections de 2019.

Propulsé au premier plan de la campagne électorale par Cristina Fernández de Kirchner elle-même en mai 2019 (c’est elle qui a annoncé leur candidature), Alberto Fernández est donc perçu comme un péroniste modéré, un centriste recherchant le dialogue et le consensus, l’unité du camp péroniste. On s’est par ailleurs attaché à le définir comme un péroniste (inclusif) et non pas comme un kirchneriste (trop radical à gauche et clivant). Une stratégie politique qui a permis au duo de ratisser large, une partie du corps électoral s’identifiant à celle qui est décrite par certains comme l’incarnation moderne d’Evita Perón, supposée proche des préoccupations des petites gens, l’autre se laissant convaincre par un candidat centriste de l’alternance politique, après la désillusion du candidat libéral Mauricio Macri.

Les difficultés de la présidence Macri

Car, en effet, le retour sur le devant de la scène politique du camp péroniste a été facilité par le bilan plus que controversé du président sortant Mauricio Macri. Proche du milieu des affaires, il est une figure phare du libéralisme classique en Argentine et donc de l’anti-péronisme « traditionnel ». Sa base électorale est constituée principalement d’acteurs du secteur agraire exportateur ainsi que des classes moyennes supérieures et aisées des milieux urbains. Sa pensée s’inscrit dans la lignée du courant conservateur et libéral : restructuration de l’économie, remboursement de la dette extérieure, attrait des investissements étrangers, développement des infrastructures et des exportations, engagement limité ou désengagement de l’État, rapprochement diplomatique avec les États occidentaux et la finance internationale.

En 2015, après douze ans de péronisme kirchneriste, Mauricio Macri apparaissait donc comme le candidat de l’alternance. Lorsqu’il débute sa gestion, le dollar est à moins de dix pesos (contre près de 60 pesos aujourd’hui). Le candidat, ainsi que sa coalition centriste Cambiemos (Changeons), annoncent vouloir mettre en œuvre un projet d’assainissement de l’économie, de réduction de l’inflation, du déficit fiscal et de la pauvreté. Ils promeuvent également la « réinsertion de l’Argentine dans le monde », notamment au niveau des exportations et des investissements étrangers, dont le pays a besoin pour créer de l’emploi, développer ses infrastructures et son industrie.

Pour autant, quatre ans plus tard, Mauricio Macri n’a pas réussi à convaincre les électeurs de le maintenir au pouvoir afin de continuer son agenda de réformes. Ayant promis la « pauvreté zéro » durant la campagne de 2015, le taux de pauvreté est en réalité de 35,4 % au premier semestre 2019 (selon l’INDEC1, équivalent argentin de l’INSEE), soit plus de 3 millions de personnes pauvres en plus par rapport à la seule année 2018. L’une des causes avancées par les détracteurs du camp macriste : les restrictions économiques draconiennes exigées par le Fonds Monétaire International (FMI), auprès duquel le gouvernement Macri a souscrit un prêt de 57 milliards de dollars en 2018, le plus imposant jamais accordé par l’organisation. Au quotidien, les Argentins font face, depuis deux ans, à une forte augmentation générale des prix qui affecte particulièrement les classes moyennes et populaires. Ayant promis de ne pas toucher au prix de l’électricité, du gaz et des transports, l’administration Macri a progressivement réduit les subventions étatiques de ces services, provoquant une augmentation massive de leur prix et diminuant ainsi drastiquement le pouvoir d’achat des Argentins. De même, ces derniers ont vu le coût des denrées alimentaires exploser, à l’image du prix du pain, qui a triplé en deux ans2. De plus en plus d’Argentins issus de classes défavorisées et – nouveauté – de la classe moyenne ont recours à la solidarité de quartier pour pallier les déficiences de l’État. Face à l’urgence de la situation, le parlement argentin a déclaré, en septembre dernier, notamment sous l’impulsion des péronistes, l’urgence alimentaire dans le pays jusqu’en 2022. Cela permettra l’augmentation des fonds étatiques destinés aux soupes populaires et autres programmes de lutte contre la faim.

Associé au début de son mandat au scandale d’évasion fiscale des Panama Papers, laissant derrière lui une Argentine surendettée (100 % du PIB, c’est plus que sous l’ère Kirchner), sous-industrialisée, rongée par le chômage et une crise sociale sans précédent, une inflation galopante (la Banque Centrale argentine estime à 55 % l’inflation sur l’année 2019), la dévaluation subie du peso face au dollar qui pénalise les échanges avec l’extérieur et la récession, Mauricio Macri ne fut que peu crédible pour se défendre en contexte électoral : les primaires ouvertes, simultanées et obligatoires (PASO) du 11 août ont sonné le glas d’une politique (et d’une population) à bout de souffle.

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Enfin, dans un pays qui a connu près de 2 000 morts de femme en quatre ans3 et qui s’est inscrit progressivement dans la dynamique internationale de lutte contre les violences faites aux femmes via le mouvement Ni una menos (Pas une de moins), les déclarations jugées sexistes de l’ancien président Macri, tout comme sa position anti-avortement lors du débat sur la dépénalisation de l’IVG (qui a échoué de peu en août 2018) ont sans doute favorisé le camp des Fernández, perçu comme plus progressiste.

Il reste beaucoup à faire pour redresser le pays

Pourtant, l’élection n’était pas jouée d’avance pour Alberto et Cristina Fernández. En effet, au-delà des questions qui se sont posées sur l’authenticité de leur rapprochement, l’image lissée du péronisme populaire et social est entachée de scandales de corruption, de malversation de fonds publics, de blanchiment d’argent et d’évasion fiscale. C’est particulièrement le cas de l’ancienne présidente Cristina Fernández de Kirchner, qui est dans le viseur de la justice. De plus, l’évolution de l’enquête sur l’assassinat d’Alberto Nisman en janvier 2015 a ravivé les fractures idéologiques qui traversent le pays. Le procureur Nisman, qui était chargé d’enquêter sur les liens troubles entre le gouvernement Kirchner et les commanditaires de l’attentat de 1994 contre la communauté juive (85 morts et 300 blessés), avait été retrouvé mort la veille d’étayer ses accusations contre l’ancienne présidente devant le parlement argentin. Bénéficiant de l’immunité parlementaire depuis la fin de son mandat présidentiel (elle est sénatrice pour la province de Buenos Aires), les détracteurs de Cristina Fernández de Kirchner l’accusent de vouloir briguer un nouveau poste au gouvernement pour échapper à la justice. Le feuilleton judiciaire qui poursuit Cristina Fernández de Kirchner depuis plusieurs années maintenant aurait, entre autres, permis au candidat Macri de gagner les élections de 2015 et aurait pu jouer en sa faveur en octobre dernier. Les inconditionnels soutiens du kirchnerisme, eux, crient au complot et à la persécution politique.

C’est dans ce contexte complexe que les Argentins sont retournés aux urnes le 27 octobre. Pris entre deux feux, ils ont élu Alberto Fernández comme futur président de la République, portant donc à nouveau le péronisme au pouvoir en décembre prochain. Mais quel péronisme ? Quelle sera la marque d’Alberto Fernández sur ce mouvement clé de la politique argentine ? Retour des politiques sociales pour les uns, retour en arrière et illégitimité accompagnée de soupçons de fraudes pour les autres, la société argentine reste très divisée. La gouvernance s’annonce difficile pour le nouveau gouvernement Fernández puisqu’il devra non seulement maintenir une coalition péroniste unie, mais également négocier avec l’opposition au parlement où il n’a pas obtenu la majorité. En politique économique, le duo Fernández a d’ores et déjà annoncé qu’il renégocierait les conditions de remboursement du prêt du FMI pour permettre la mise en œuvre de sa politique sociale.

Au niveau régional, l’écart idéologique entre Alberto Fernández et Jair Bolsonaro est en passe d’affecter les relations bilatérales entre l’Argentine et son partenaire historique, le Brésil. Par ailleurs, le nouveau président élu des Argentins a déclaré sa volonté de réinscrire l’Argentine dans le cercle des gauches latino-américaines, en se rapprochant notamment du Mexique d’Andrés Manuel López Obrador et plus généralement du Groupe de Puebla, contesté au niveau international. Dans la continuité de l’analyse régionale, on notera que, malgré la crise sociale et économique que vivent les Argentins, celle-ci n’a pas débouché sur de violents affrontements tels que ceux qui ont pu être observés dernièrement en Bolivie, au Chili ou encore en Équateur. L’alternance pacifiste entre idéologies politiques est-elle la manifestation de la vitalité et du bon fonctionnement de la démocratie argentine ?

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À propos de l’auteur
Julie Bouffety

Julie Bouffety

Julie Bouffety est diplômée d'un Master en relations internationales et a vécu dans différents pays d'Europe et d'Amérique latine. Elle s'intéresse particulièrement à l'analyse politique, l'étude des conflits et des enjeux de développement.

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