De la bataille d’Arcole, que reste-t-il dans la mémoire collective ? Les Parisiens n’en connaissent souvent que le pont au cœur de la capitale, les habitants du Vaucluse entretiennent pieusement la légende du « tambour d’Arcole », qui aurait gagné la bataille à lui tout seul, quant aux autres, s’ils en ont entendu parler (pas à l’école, rassurez-vous !), ils l’associent à l’image de Bonaparte brandissant un drapeau pour galvaniser ses soldats…
Rien de moins trompeur pourtant que ce portrait du jeune commandant d’armée de 26 ans franchissant le pont d’Arcole, battu par la mitraille, à la tête des troupes. D’abord, parce que personne ne franchit le pont ce jour-là[1] ni le jour suivant, les troupes étant alors encore loin du pont, et que l’affaire aurait pu mal tourner pour Bonaparte, qui roula dans un fossé lors d’une contre-attaque autrichienne et dut être exfiltré par ses gardes du corps. Ensuite, parce qu’il condense la bataille d’Arcole en un épisode qui révèle sans doute un enjeu crucial, mais en occultant la durée du combat (trois jours) et l’ampleur du dessein stratégique qui explique l’importance de cet objectif.
Quitte ou double
Grâce à ses relations avec Barras, l’un des cinq membres du Directoire, et au service qu’il lui a rendu en écrasant l’insurrection royaliste du 13 Vendémiaire (5 octobre 1795), Bonaparte a été nommé début mars 1796 commandant en chef de l’armée d’Italie. Dans l’esprit des directeurs, ce front était subordonné aux opérations essentielles des armées du nord-est (Rhin, Sambre et Meuse), et les troupes étaient en piteux état[2]. Pourtant, en moins de deux mois, Bonaparte neutralise l’armée piémontaise, bat l’armée autrichienne et entre à Milan (15 mai) ; il met le siège devant Mantoue, ville fortifiée sur le Mincio, en plein centre de l’Italie du Nord, clé ultime de la domination autrichienne en Lombardie, et de la route des Alpes centrales qui lui permettrait, comme le souhaite Paris, de converger vers Vienne avec Moreau, opérant sur le Danube.
Or à l’automne, Moreau est en retraite devant l’archiduc Charles et repasse le Rhin, laissant les Autrichiens se concentrer sur l’Italie. Le baron d’Alvintzi est chargé, avec 46 000 hommes, de dégager Mantoue où stationnent 23 000 soldats ; il divise ses forces en deux colonnes : lui-même en garde 28 000 et s’avance à l’est, par les vallées de la Brenta et de l’Adige, tandis que le général Davidovitch conduira 18 000 hommes au nord, par Trente et le haut Adige.
L’armée d’Italie est alors dans une position précaire : ayant reçu peu de renforts pour refaire ses forces après les combats du printemps et de l’été, elle compte moins de 42 000 soldats, dont un tiers sont malades. Bonaparte doit maintenir une force suffisante devant Mantoue (9 à 10 000 hommes), sinon les assiégés l’attaqueront sur ses arrières ; il doit garder les trois routes venant du nord, sans savoir d’où viendra l’effort principal de l’ennemi, au risque de n’être nulle part assez fort pour éviter la défaite sur un, voire deux fronts. Son seul avantage est d’occuper une position centrale, qui l’autorise à intervenir à plusieurs endroits successivement, à condition de faire preuve de mobilité – ce à quoi ses soldats sont rompus après six mois de « guerre de mouvement ».
Ouverte début novembre, la campagne commence mal pour les Français, surclassés par les deux colonnes autrichiennes et contraints à se replier. Surpris par la puissance de l’attaque venue du nord, Bonaparte porte les troupes du secteur de Rivoli jusqu’à 13 000 hommes, mais Davidovitch suspend son avance au bout de quelques jours. Bonaparte devait maintenant porter ses efforts sur la principale colonne autrichienne. Une attaque frontale étant hasardeuse, car il ne pouvait opposer que les 18 000 hommes des divisions de Masséna et Augereau à quelque 25 000 Autrichiens, il résolut de tenter une nouvelle « manœuvre sur les arrières » déjà expérimentée avec succès deux fois en Italie : contourner l’ennemi pour menacer ses lignes de communication et l’obliger soit à livrer bataille dans des conditions désavantageuses, soit à se replier. Une telle opération supposait rapidité d’exécution, pour que l’ennemi n’ait pas le temps d’ajuster son dispositif, et capacité à dissimuler l’affaiblissement du point de fixation en face de lui. En cas de succès, la Lombardie resterait aux mains des Français et Mantoue avait des chances de capituler ; un échec entraînerait un désastre total et la retraite risquait de se transformer en déroute.
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Un pont trop loin… ou pas assez ?
Le 14 novembre, laissant 3 000 hommes dans Vérone pour bloquer d’Alvintzi, Bonaparte franchit l’Adige pour couvrir son flanc gauche et fonce en une nuit jusqu’à Ronco, à quelque 30 km en aval – une armée du temps couvre habituellement 10 à 12 km dans une étape de jour. Le génie installe un pont de bateaux et à l’aube du 15, les deux divisions françaises se retrouvent dans le triangle délimité au sud par l’Adige et à l’est par son affluent, l’Alpone, sur lequel se trouve au nord l’objectif principal de l’offensive : le village de Villanova, par où passent les convois qui alimentent l’armée d’Alvintzi et transportent son matériel lourd. L’intérêt de cette zone marécageuse est que les voies de franchissement sont limitées à trois routes et que le général autrichien ne pourra y déployer son armée, annulant ainsi sa supériorité numérique, notamment en cavalerie. Tandis que Masséna va bloquer au nord-ouest une contre-attaque probable depuis Vérone, Augereau file au nord pour occuper San Bonifacio et Villanova.
Le plan français va pourtant passer près de la catastrophe, car la division Augereau est prise à partie par deux bataillons croates en approchant d’Arcole, où se situe le seul pont sur l’Alpone, indispensable pour gagner Villanova. Les généraux Augereau, Lannes et, comme on l’a vu, Bonaparte lui-même tentèrent d’entraîner les troupes jusqu’au pont[3], mais ce fut finalement la brigade Guieu, ayant trouvé un passage vers la rive gauche en aval, qui prit le village. Cet épisode soulève d’ailleurs une interrogation : pourquoi Bonaparte ne fit-il pas passer toute son armée dès le 15 au matin sur la rive gauche de l’Alpone, où elle aurait été garantie contre une contre-attaque d’Alvintzi et beaucoup mieux placée pour atteindre son objectif final ? Les pontonniers avaient sans doute recommandé Ronco, où l’Adige est plus étroit, et le pont d’Albaredo, 2 km en aval, était gardé par une garnison autrichienne, nécessitant un franchissement en force qui aurait compromis l’effet de surprise.
La prise d’Arcole par les soldats de Guieu survint trop tard pour refermer le piège conçu par Bonaparte, qui fit d’ailleurs repasser l’Adige à ses troupes pour être à l’abri d’une surprise pendant la nuit – il fit de même le 16 au soir. Toutefois, l’objectif tactique était atteint : Alvintzi renonça à poursuivre son offensive tant que ses lignes de communication resteraient exposées.
Le 16, Masséna reprit position face à Vérone, tandis qu’Arcole recevait régulièrement des renforts autrichiens, usant ainsi le potentiel offensif d’Alvintzi : la guerre éclair tournait en bataille d’attrition. Le 17, libéré de la menace au nord-ouest, Masséna vint prêter main-forte à Augereau mais ce fut finalement une ruse qui eut raison de la résistance autrichienne : les guides (l’escorte du général en chef) sonnèrent de toutes les trompettes disponibles sur la gauche des lignes autrichiennes – peut-être firent-ils aussi appel aux tambours de l’infanterie, ce qui serait l’origine de l’anecdote imaginaire du « tambour d’Arcole ». Craignant d’être pris à revers par l’arrivée de renforts, les défenseurs d’Arcole évacuèrent le village et Alvintzi se retira vers Vicenza, « raccompagné » par la cavalerie.
La campagne n’était pas finie pour autant. Il fallut repartir vers le nord, pour contrecarrer Davidovitch qui avait enfin repris l’offensive. Ce dernier finit par se retirer vers Trente, mais les Autrichiens revinrent en janvier, où, après une nouvelle campagne éclair (entre le 13 et le 17), ils connurent un nouveau coup d’arrêt à Rivoli (13-14), ce qui convainquit les défenseurs de Mantoue, à bout de ressources, de capituler début février. L’Autriche finira par signer la paix à Campo Formio en octobre.
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Un ancrage pour la « légende dorée »
Pour Bonaparte, dont c’était la première expérience de commandement à cette échelle, Arcole est, comme toute la campagne, loin de la perfection. Faute de rendre décisif le premier choc, il dut s’y reprendre à plusieurs fois pour atteindre son objectif principal, en comptant sur le dévouement et la résistance de ses soldats[4], dont l’attachement au « petit caporal » date justement de l’Italie et notamment de Lodi ou d’Arcole, où il fit la preuve de son courage physique, qui est toujours l’ultime valeur militaire. Il ne fut d’ailleurs pas avare de leur sang puisque les pertes à Arcole représentèrent plus de 20 % de l’effectif engagé, un niveau déjà élevé selon les standards de l’époque, que l’on retrouvera à peu près à Rivoli, Wagram (1809) ou à la Moskowa (1812), mais double des pertes de Friedland (1807), Eckmühl (1809) ou Austerlitz (1805), sans parler des 5 % d’Iéna (1806). Et les pertes proportionnellement deux fois plus élevées des Autrichiens ne sont qu’une médiocre consolation.
Le manque de maîtrise du jeune général se voit aussi à ses propres hésitations, voire angoisses[5] aux moments clés, et à la situation très exposée où se trouvèrent ses troupes à plusieurs reprises ; la victoire d’Arcole doit beaucoup à l’inaction de Davidovitch pendant près d’une semaine et à la réaction timorée d’Alvintzi face à une menace qui n’était pas mortelle tant qu’Arcole était tenue. Il en alla de même à plusieurs reprises tout au long de 1796, où la passivité des troupes enfermées dans Mantoue facilita aussi le travail de l’armée d’Italie.
Mais s’y dessine aussi ce qui distingue le génie militaire de Napoléon : une faculté d’adaptation très rapide, des plans exempts d’esprit de système, la lucidité et l’audace dans les moments critiques, le recours à la manœuvre pour concentrer ses propres forces et, par-dessus tout, la recherche de la déstabilisation de l’ennemi, comme le pratiquant des arts martiaux utilise l’inertie de son adversaire pour mieux le vaincre. C’est ce qu’il réussit par la manœuvre d’Arcole, même à un prix trop élevé : déséquilibrer l’ennemi, l’obliger à interrompre un plan qui se déroulait jusque-là sans accroc, et même renoncer à poursuivre un combat devenu tout à coup trop incertain.
[1] La représentation iconique d’Arcole fusionne en fait cette bataille avec celle de Lodi, le 10 mai, où un pont fut effectivement franchi sous le feu des Autrichiens grâce aux dispositions habiles de Bonaparte – mais lui-même n’était pas plus à la tête des troupes qu’à Arcole, comme nous le verrons.
[2] Nous ignorons tout de la harangue du nouveau général en chef à ses troupes le 31 mars, car le texte célèbre, daté du 27 – « Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner. […] » – fut rédigé à Sainte-Hélène, plus de vingt ans après.
[3] C’est Augereau qui releva un drapeau tombé à terre pour donner l’exemple à ses troupes, Bonaparte se contentant semble-t-il de haranguer des soldats peu enthousiastes ; il s’exposa néanmoins dangereusement puisque son propre aide de camp, le colonel Muiron, lui fit un rempart de son corps et y laissa la vie.
[4] Lors de la campagne de janvier 1797, entre le 13 et le 17, couronnée par la victoire de Rivoli, la division de Masséna participa à trois batailles et parcourut près de 90 km en cent vingt heures…
[5] Les écrits de Bonaparte révèlent ses inquiétudes à la veille et durant le premier jour d’Arcole, tant sur l’issue de la bataille que sur son destin personnel. Plus que dans la transfiguration héroïque ensuite orchestrée de son attitude le 15, on en voit la trace dans l’attention qu’il porta jusqu’à la fin de l’Empire à la famille Muiron. Reconnaissance ou superstition ? C’est dans la frégate qu’il avait fait baptiser Muiron qu’il revint d’Égypte en 1799 après les désastres d’Aboukir et d’Acre, pour tenter le 18 Brumaire.