De l’extérieur, le pays semble figé dans un wahhabisme intemporel. Pourtant, depuis 2015 et l’arrivée au pouvoir du roi Salmane, l’Arabie saoudite est en train de se transformer. Le roi développe une verticalité du pouvoir centrée autour de la personne du dauphin du roi, son fils préféré, Mohammed Bin Salmane et délaisse l’idéologie wahhabite au profit du nationalisme saoudien. L’Arabie cherche à devenir une grande puissance économique et a développer son secteur privé, ce qui est loin d’être aisé dans un régime qui demeure autoritaire.
Propos recueillis par Etienne de Floirac.
Quel est votre point de vue sur l’état actuel de la situation en Arabie saoudite et sur l’évolution de la monarchie ?
Le pacte sur lequel est fondé le troisième État des Saoud, à savoir celui du royaume d’Arabie saoudite créé en 1932, est hérité de l’alliance entre les Al Saoud et la prédication wahhabite. Cette entente politico-religieuse s’est prolongée tout au long du XXe siècle. Elle reposait sur une répartition bien différenciée des rôles entre le politique et le religieux. Ce pacte a été remis en question avec l’arrivée sur le trône du roi Salmane en 2015 puis avec l’ascension de son fils Mohammed qui a fait en sorte de marginaliser le pouvoir de l’establishment religieux, notamment en matière de contrôle social. La monarchie saoudienne est politiquement séculière et socialement religieuse, dans la mesure où l’État est régi par la loi islamique et que la sunna, qui est la tradition prophétique propre au sunnisme, est la référence juridique absolue. Donc, s’il est vrai que l’État obéit à la loi islamique, il n’empêche que ce n’est pas un leadership religieux qui gère les affaires de l’État, ce qui différencie l’Arabie saoudite de l’Iran, qui est un régime théocratique.
Donc ceci contredit le présupposé que l’on est en présence en Arabie saoudite d’une théocratie.
Qu’est-ce que le wahhabisme ? Est-ce une variante du sunnisme ou une véritable branche de l’islam ?
Le wahhabisme n’est pas une école religieuse, car c’est un dérivé du hanbalisme qui est une variante du sunnisme le plus orthodoxe. Le hanbalisme a trouvé un foyer en Irak et en Syrie, mais c’est à partir de l’Arabie saoudite que la doctrine wahhabite, dérivée du hanbalisme, a connu son heure de gloire, par la voie de son prédicateur d’où est tiré le nom, Mohammed Ibn ‘Abd al-Wahhab. C’est aussi et grâce à la rente pétrolière que la monarchie a pu répandre son soft power religieux dont on dénonce, depuis plusieurs décennies, l’intolérance qu’il a pu causer (que ce soit dans le monde musulman, le monde arabo-musulman, ou même en Occident auprès des communautés musulmanes). L’Arabie saoudite étant la terre de l’appel, c’est par ce biais que le pouvoir justifie le fait que la prédication ne doit pas posséder de limites. Cette position n’a jamais changé. Bien que, dans le royaume, le wahhabisme ait été utilisé comme un moyen d’unifier des régions très différentes avec des identités plus ou moins affirmées, notamment dans le Hedjaz (province occidentale qui abrite les deux lieux saints de la Mecque et Médine), cette idéologie n’est aujourd’hui plus du tout mobilisée. On assiste bien plus à l’affirmation d’un nouveau récit national articulé autour d’un nationalisme exacerbé et du patriotisme saoudien.
Mais le pouvoir politique semble utiliser le domaine religieux, et réciproquement, pour asseoir son autorité ?
Il y a une opposition dès l’entreprise d’unification qui a débouché sur la création du royaume d’Arabie entre le politique et le religieux, dans la mesure où Ibn Saoud livra une guerre à ceux qui l’ont aidé à fonder et unifier le royaume (les Ikkhwân, troupes d’élites armées et wahhabisées, issues des tribus nomades essentiellement). Il avait compris qu’il y avait des frontières et faisait la distinction entre la sphère temporelle et spirituelle, contrairement aux Ikhwân. Il a pu vaincre les bédouins avec l’aide des Britanniques et asseoir son autorité en contrôlant le pouvoir, tout en laissant aux oulémas (savants religieux qui se sont opposés au jusqu’au-boutisme des Ikhwân) le soin de réguler la société en répandant la prédication wahhabite sur tout le territoire conquis.
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Le pouvoir religieux détenait, en effet, une grande influence sur la société, plus que le pouvoir central lui-même.
La sphère sociale a été monopolisée par l’establishment religieux qui a aussi eu, en ce sens, une influence considérable dans la politique du royaume. Ceci faisait partie du pacte négocié avec les religieux par les Al Saoud. En effet, les clercs sont devenus des fonctionnaires comme l’immense majorité des Saoudiens par le biais de la redistribution de la rente pétrolière, cette dernière devenant le mode de légitimation le plus fort des Al Saoud, car c’est la famille royale qui détient seule le monopole de la redistribution. Sous le roi Salmane, qui arrive sur le trône le 23 janvier 2015 à la suite du décès de son frère, le roi Abdallah, le pays passe à une phase post-wahhabite, même si c’est sous son prédécesseur que ce processus avait commencé à s’élaborer.
Comment analysez-vous l’arrivée soudaine de Mohammed Ben Salmane au cœur du pouvoir saoudien ?
Mohammed Ben Salmane a très vite été choisi par son père pour des raisons de tempérament, car, à l’image d’un roi Salmane qui fait figure de monarque autoritaire, il est doté d’un caractère volontariste, très déterminé et extrêmement ambitieux. Ils ont également la même façon de considérer le fonctionnement interne de la monarchie Al Saoud. En effet, tous deux considèrent que la structure monarchique, telle qu’elle fonctionnait avec la famille comme épicentre et institution clé du régime Al Saoud, est devenue un facteur bloquant. Les différents fiefs princiers régaliens neutralisaient l’action du roi, en particulier sous le règne d’Abdallah, qui faisait partie d’un clan moins influent, car il n’avait pas de frères utérins contrairement au très puissant clan des Soudeïri (qui a compté deux rois, Fahd et Salmane et deux princes héritiers contrôlant pendant cinq décennies la défense et l’Intérieur, Sultan et Nayef). Le système s’est ossifié en une structure décisionnelle inefficace d’où la nécessité de verticaliser le pouvoir pour le roi Salmane et son fils, Mohammed.
Qu’entendez-vous par « verticalité du pouvoir » ?
Cette verticalité du pouvoir, c’est la révolution à laquelle on assiste depuis l’avènement du roi Salmane. Elle s’appuie sur la centralisation du pouvoir autour d’un homme, et non autour de la famille. Mais cette centralisation est aujourd’hui bicéphale parce que le roi est encore là. Cela se ressent surtout pour ce qui est de la politique extérieure, car c’est bien la Cour et le monarque qui donnent le cap de la diplomatie, même si son fils a considérablement accru son influence dans les orientations diplomatiques régionales du pays. Il a davantage les coudées franches pour transformer, de l’intérieur, le royaume. C’est cette verticalité du pouvoir qui fait que l’on a, aujourd’hui, des décisions plus rapides, tranchées et même plus brutales qu’auparavant, car, avant son arrivée, elles étaient contrebalancées par l’avis des princes qui contrôlaient les ministères régaliens. L’État était donc fragmenté en fonction de fiefs ministériels qui fonctionnaient comme des États dans l’État. Aujourd’hui, c’est totalement différent, car le centre de gravité s’est tourné autour du prince héritier qui concentre tous les pouvoirs, d’où le glissement de la monarchie vers un pouvoir plus autoritaire que jamais, avec toutes les dérives que cela peut induire.
Avant l’arrivée du jeune prince héritier, le roi se voyait donc déstabilisé par son entourage, ce qui l’empêchait de mener à bien sa politique ?
En effet, le roi Abdallah a été empêché de conduire son programme de réformes, qu’il voulait plus ambitieux que ce qu’il a concrètement mis en place, car ses frères s’opposaient à ses décisions. Ils le neutralisaient, car cela pouvait empiéter sur leurs prérogatives. C’est comme cela que fonctionnait la monarchie. Pour le roi et son fils, la solution fut d’organiser une « révolution de palais », chose qui fut concrétisée le 22 juin 2017 où Mohammed Bin Nayef, le puissant ministre de l’Intérieur et prince héritier respecté et populaire parmi ses pairs et la population, est évincé. Le roi Salmane l’avait pourtant nommé héritier en avril 2015, afin de faire admettre, de manière progressive, le changement générationnel dynastique pour assurer la succession, jusque-là monopolisée par les fils du roi fondateur, Ibn Saoud. Le roi Salmane est celui qui passe le flambeau à la génération des petits-fils. Si la désignation de son neveu en avril 2015 avait suscité quelques remous auprès des frères cadets du roi, c’est surtout la désignation de son fils Mohammed, jeune trentenaire sans expérience du pouvoir, au titre de vice-prince héritier, puis deux ans après, prince héritier, qui a suscité une bronca au sein de la famille, rapidement maitrisée et qui, pour l’essentiel, n’a eu d’autre choix que de prêter allégeance au nouveau dauphin.
Cette éviction est-elle véritablement une révolution au sens d’une rupture brutale avec le passé ?
Très clairement, j’interprète la volonté du jeune prince héritier de transformer le royaume selon une approche radicale comme la seule solution pour consolider sa légitimité ; certes, il la tire de son père, mais il n’empêche qu’il reste sourdement contesté au sein de la famille, notamment parmi les ainés, d’où sa stratégie de les marginaliser et de coopter des princes de sa génération pour consolider sa légitimité au sein de la famille. Si Mohammed Ben Salmane se veut radical et entend faire bouger les lignes, notamment celles relatives à la place du religieux dans la société, c’est parce que son père lui donne carte blanche. Son audace et son volontarisme vont véritablement séduire la jeunesse saoudienne qui semble avoir adopté ce prince.
Comment a-t-il assumé son rôle de nouveau chef de l’État saoudien, bien qu’il ne reste que l’héritier du pouvoir ?
Il n’a pas d’autres choix que d’utiliser son charisme et la confiance que lui accorde son père pour faire des réformes radicales : libéraliser la société pour séduire la jeunesse, tout en mettant au silence, scrupuleusement, toute forme de critiques formulées par des contestataires, même ceux qui formulent leurs réserves sur certaines décisions avec mesure tout en reconnaissant au prince son volontarisme et ses qualités pour transformer le pays, comme promouvoir une société plus ouverte aux loisirs pour les jeunes, marginaliser le pouvoir des religieux dans l’espace public.
Il s’adresse alors aux jeunes qui font figure de nouveaux publics. Lui-même est jeune et c’est comme cela qu’il va consolider sa légitimité. Il prétend être le seul à même de comprendre et de faire bouger les lignes du pays, d’où sa « Vision 2030 » qu’il présente comme un programme qui va révolutionner la structure économique du royaume. Mais ce programme est, en réalité, beaucoup plus un habillage idéologique et politique de sa vision du royaume dont il veut faire la puissance économique arabo-musulmane du XXIe siècle qu’une réelle volonté de modifier les structures internes de l’État saoudien.
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Du point de vue économique, y a-t-il un souhait de sa part de ne plus se reposer uniquement sur une manne énergétique qui demeure une ressource épuisable ?
Mohammed Ben Salmane entend diversifier l’économie saoudienne et c’est dans cette optique qu’il vend son programme avec des slogans spectaculaires, telle que la volonté de faire du secteur privé un secteur dynamique qui emploiera de plus en plus de Saoudiens. Le secteur public compte pour 65% des embauches, mais il veut rompre avec cette tendance. La question des hydrocarbures, secteur qui ne crée, par ailleurs, que très peu d’emplois, est un défi majeur auquel devra se confronter le jeune prince. Ce constat avait été fait sous le règne du roi Abdallah, et ce, lorsqu’il était régent en 1998. Cinq ans après, les résultats se font attendre sauf pour les emplois qui requièrent un minimum de qualifications (par exemple dans le domaine de la vente où il y a de plus en plus de femmes).
Cela permet, par ailleurs, à Mohammed Ben Salmane de faire en sorte que les femmes aient un rôle plus important dans le monde du travail. C’est ce qui a fait qu’en Occident, il fut perçu comme le réformateur attendu. Mais Ben Salmane a toujours été très clair. Il ne s’est jamais présenté comme un démocrate ou un pluraliste, mais comme quelqu’un de déterminé à faire avancer son pays et à le l’ériger en grande puissance économique du monde arabo-islamique.
Toutes ces transformations et ces mesures de libéralisation sociale s’accompagnent d’une politique autoritaire sur le plan de la gestion politique. Cela me permet d’ajouter que la guerre au Yémen a été promue, au départ, comme une réponse aux intimidations faites par l’Iran aux frontières du royaume. Néanmoins, on ne peut résumer ce qui se passe en Arabie Saoudite avec une vision manichéenne des événements. Au contraire, le contexte est fourbi de confusion et de peur certes, mais aussi de beaucoup d’espoir et d’un certain enthousiasme de la part des jeunes. Alors bien sûr, des espoirs déçus peuvent inquiéter, mais la dynamique nouvelle et l’ébullition sociale qui découle d’une vie culturelle et sociale en plein essor, alors qu’elle était, auparavant, inexistante, semble occuper les esprits et satisfaire une partie de la population.
Cette dynamique fait que l’Arabie Saoudite sort peu à peu de son statut exceptionnaliste et se banalise en un État autoritaire qui épouse aussi la logique économique néo-libérale qui accentue, d’ores et déjà, les inégalités sociales entre Saoudiens.
Justement, sur le plan social, est-ce une réalité que les jeunes et les femmes disposent d’une nouvelle place dans la société ?
Disons qu’avant, la jeunesse était un non-objet. Le prince héritier a décidé de s’adresser à elle pour consolider sa légitimité et pour s’attirer, en partie, son adhésion. Il est vrai qu’à son arrivée, je voyais bien qu’il y avait un réel enthousiasme, car, alors que tout était interdit, un souffle nouveau était introduit. En plus de cela, d’une situation où vous étiez oisifs et où il n’y avait aucun loisir, les divertissements deviennent aussi divers que variés. Quelque part, c’est une façon de gérer l’austérité dans une période où les prix du pétrole ont baissé de moitié depuis la fin de l’année 2014, sachant que dorénavant l’offre est, dans ce domaine, supérieur à la demande, car les États-Unis, avec leur pétrole de schiste, sont devenus le premier producteur mondial pétrolier avant l’Arabie saoudite.
Ainsi et de fait, la génération des Millenials est très enthousiaste et s’est instaurée comme le nouveau cœur du récit national revisité, qui n’est plus fondé sur le religieux, mais sur un hyper-nationalisme débridé. La jeunesse est donc le public cible de ce nouveau narratif, largement mis en scène sur les réseaux sociaux, plateformes privilégiées par les Millenials pour s’informer. Tout cela est fait, en définitive, pour essayer de promouvoir une nouvelle Arabie Saoudite.
Il y a donc une réelle volonté de modifier l’état de la société sans pour autant rompre avec les postulats sur lesquels repose le pouvoir.
Tant que l’on ne critique pas la politique, la vie devient, il est vrai, plus agréable. Il y a, je pense, une volonté de sortir le royaume de son statut d’exceptionnalité et de le standardiser aux normes d’un État autoritaire classique. Il n’empêche que le prince héritier a mis de sa personne pour voir aboutir ses réformes économiques et créer un secteur privé vibrant qui serait l’outil indispensable pour transformer la dynamique jusque-là paralysée par une bureaucratie articulée sur des réseaux de clientèle, mis en place par les anciens fiefs ministériels et princiers. Simplement, cinq ans après, nous pouvons observer que le pays reste structurellement et fondamentalement dépendant de son économie fondée sur les hydrocarbures et les ressources minières et que la volonté de moderniser la bureaucratie résulte des rapports de force complexes, de la confusion et de l’incertitude que cela génère. S’il est vrai qu’aujourd’hui, les Saoudiens consomment plus chez eux qu’à Dubaï, en raison d’une vie sociale plus animée, cela a des répercussions financières, car les coûts des spectacles et des divertissements sont, peu à peu, rehaussés, dans un contexte où, ne l’oublions pas, le chômage des jeunes reste encore élevé.
Cette réforme économique et sociale ne serait donc qu’un « feu de paille » pour faire accepter le nouvel héritier à la population.
En effet, certains commencent à avoir des doutes, et ce, bien que de nouveaux emplois soient créés dans certains secteurs. Mais il faut désormais former les gens à cette économie du tourisme, d’autant plus que ce n’est pas avec des divertissements que l’on va contrebalancer les revenus pétroliers. Aussi, la population saoudienne est taxée ce qui a un impact considérable sur la consommation des ménages. Il est donc très difficile d’élaborer des scénarios, car la situation devrait restée encore confuse, entre réformes audacieuses, manque de visibilité de cette politique et fortes attentes de la population, notamment des jeunes, en matière de niveau de vie et d’emplois.
La confusion est également liée aux choix de politique régionale très interventionniste, dans laquelle nous retrouvons la guerre du Yémen, conflit catastrophique sur le plan humanitaire et très couteux. Mais Ben Salmane affiche l’ambition de rayonner sur la mer Rouge et en Méditerranée, avec la création, notamment, du nouveau Conseil des États de la mer Rouge et du golfe d’Aden réunissant l’Arabie saoudite, le Yémen, l’Érythrée, le Soudan, l’Égypte, la Jordanie, la Somalie et Djibouti et dont la charte constitutive a été signée le 6 janvier 2020.
De même, les projets touristiques très ambitieux autour de Red Sea Island ou de la cité futuriste Neom restent difficilement compatibles avec le contexte chaotique d’une guerre au Yémen dont le royaume a, une nouvelle fois, beaucoup de mal à mettre fin.
En conclusion, si une ère nouvelle s’annonce incontestablement dans le royaume, il n’empêche qu’elle émerge dans la confusion la plus totale et de manière très brouillonne bien qu’une réelle dynamique soit née.
DAZI-HENI, Fatiha, L’Arabie Saoudite en 100 questions, Paris, Tallandier, 2017, 364 p.