Les milices, dans leur prodigieuse variété, sont un objet scientifique à la fois familier et très peu théorisé. Pourtant, il est raisonnable de penser que cette forme d’organisation de groupes armés est appelée à connaître dans l’avenir d’intéressantes évolutions. Pour comprendre l’importance de leur étude, il est indispensable de commencer par trois constats.
Article paru dans la Revue Conflits n°54, dont le dossier est consacré aux ONG.
D’abord, à la suite de plus d’un demi-siècle de recherches scientifiques sur le terrorisme[1], un large consensus se profile concernant : a) l’aspect communicationnel (visant à transmettre des messages à diverses audiences) de cette forme de violence principalement politique ; b) l’impératif de rompre avec toute approche polémique du sujet ; et c) la nécessité de différencier le fait terroriste d’autres manifestations d’antagonisme violent en fonction tant de la nature des acteurs que des intentions tactiques et stratégiques en cause.
Fragmenter les sociétés
Ensuite, que l’un des objectifs majeurs de toute campagne terroriste consiste à polariser les sociétés qui en sont la cible. En effet, que ce soit en provoquant une surréaction désastreuse de la part des autorités, en discréditant les gouvernements incapables de protéger leurs populations ou encore en radicalisant des clivages ethniques, religieux, territoriaux ou économiques, c’est toujours la fragmentation antagoniste des ensembles politiques et sociaux qui est l’horizon stratégique des terroristes. Bien entendu, cette polarisation ne résulte jamais exclusivement du terrorisme, mais de longs processus de délitement des sociétés ou de situations géopolitiques complexes. Le point à retenir ici est que lorsque la polarisation atteint un certain seuil, le dialogue (même violent, en l’occurrence sous forme de terrorisme) devient inadéquat et/ou inutile. Dès lors, d’autres manifestations de la violence voient le jour dont il est indispensable de comprendre la logique. On se trouve alors très souvent face à des acteurs atomisés empruntant la configuration de nébuleuses dans le cas de « résistances sans leader » et participant à des guerres civiles moléculaires[2] ; ou encore en conformant des organisations prenant la forme de milices suivant diverses modalités en évolution permanente.
Enfin, un événement majeur permet de rattacher ces réflexions à des données empiriques aisément accessibles. Il s’agit des attaques réalisées le 7 octobre 2024 par le Hamas en territoire israélien. Il n’est pas question de proposer ici une analyse de cette opération[3], mais d’attirer l’attention sur les particularités du Hamas en tant qu’entité politico-militaire obéissant à une logique milicienne, c’est-à-dire différente de celle d’une organisation terroriste. Ce point, qui n’a aucun aspect moral, consiste simplement à nommer correctement les objets de recherche sans tomber dans les pièges du discours polémique. Ce dernier pouvant d’ailleurs conduire à des catastrophes sécuritaires comme celle du 7 octobre lorsqu’une surprise stratégique se manifeste en partie du fait d’erreurs autoentretenues de conceptualisation de la part des autorités politiques et militaires israéliennes[4].
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Vers une typologie des milices
La forme d’organisation milicienne renvoie à d’innombrables cas de figure possibles, ce qui impose la nécessité de commencer par définir l’univers des objets à prendre en considération. C’est ainsi que l’on peut définir préliminairement une milice comme un groupe armé réunissant au moins quatre conditions : a) ne pas faire partie des forces armées ou de police régulières d’un État ; b) avoir une structure hiérarchique quelconque ; c) ne pas être clandestin en partie ou en totalité ; d) être reconnaissable au moyen de signes distinctifs (uniformes, insignes, etc.).
Ainsi qu’on peut le comprendre, une énorme quantité de groupes plus ou moins éphémères répondent à ces critères. Pour pouvoir utiliser cette catégorie analytique, il convient donc de proposer les éléments d’une typologie, sachant que l’on n’aura pas affaire à des ensembles étanches, mais à une sorte de continuum correspondant à la flexibilité inhérente aux entités miliciennes. En se référant aux relations que les milices peuvent entretenir avec les États d’une part et avec la prédation criminelle de l’autre, on obtient les quatre grandes catégories suivantes.
Les milices péri-étatiques. On entend par là des entités qui, bien que non liées officiellement aux dispositifs d’un État, n’en agissent pas moins sous son contrôle (parfois relatif) et en fonction de ses intérêts. Les exemples de cette configuration sont nombreux, et si l’on songe immédiatement à des entités comme le groupe Wagner[5] et aux diverses sociétés militaires privées qui réalisent des tâches que les forces armées de nombreux pays sont réticentes ou incapables d’assumer, d’autres groupes moins armés entrent également dans cette catégorie. Par exemple, les Rondas Campesinas péruviennes créées pour combattre le Sentier lumineux, les célèbres Tontons Macoutes haïtiens, ou encore divers groupes « antifas » violents au service des autorités en place dans de nombreux pays européens.
Les milices non étatiques. Surgissent généralement dans un but d’autodéfense lorsqu’en situation de crise et/ou d’effondrement de l’État, les autorités semblent incapables de rétablir l’ordre et de rendre la justice. La trajectoire de ces milices est très variable. Dans certains cas, elles se constituent pour répondre à une menace imminente, comme en Nouvelle-Calédonie au printemps 2024 pour défendre les quartiers loyalistes. Dans d’autres cas, après des créations plus ou moins spontanées de milices vigilantes pour lutter contre la criminalité ordinaire, celles-ci se voient enrôlées dans la stratégie antiterroriste de pays comme le Burkina Faso[6]. Dans un contexte global d’érosion des capacités de très nombreux États, non seulement à contrôler effectivement leurs territoires, mais encore à assurer une protection satisfaisante des personnes et des biens, le surgissement d’initiatives d’autodéfense n’est pas véritablement surprenant. Reste alors à se donner les moyens de comprendre la nature et la portée de ces mobilisations, et surtout d’en suivre les transformations possibles en acteurs plus ou moins permanents de nouvelles formes de conflictualité.
Les milices antiétatiques. Elles participent habituellement d’un processus insurrectionnel plus ou moins avancé, et parfois dans le cadre d’une guerre civile. Dans ce contexte, elles affrontent souvent, en plus des forces régulières, d’autres milices péri-étatiques, ce qui contribue dès lors à une privatisation croissante des acteurs et des enjeux du conflit. Ici encore, les exemples sont innombrables. Parmi les plus remarquables, on peut citer les milices urbaines liées à divers politiciens qui s’affrontèrent à Brazzaville en 1997[7], ou encore la situation en Afghanistan après 2001 où des sociétés militaires privées et des milices alliées de l’OTAN combattent les milices talibanes et divers autres groupes armés[8]. Par ailleurs, et pour des raisons faciles à comprendre, les milices anti-étatiques qui ont souvent un grand besoin de moyens de financement interagissent (rarement) avec des entités criminelles ou/et (cas plus fréquent) intègrent les pratiques criminelles au sein de leur répertoire de l’action. Le cas des FARC colombiennes est emblématique à cet égard, ainsi que celui des divers milices djihadistes qui opèrent dans le Sahel ouest-africain[9]. Ce phénomène, souvent présenté comme une évidence d’une certaine hybridation politico-criminelle, se retrouve clairement dans la catégorie des milices fondées principalement sur la prédation, le plus souvent criminelle.
Les milices prédatrices. Ce vaste ensemble réunit des entités criminelles comme les maras centro-américaines[10], les cartels colombiens[11] et mexicains[12], etc. Ces milices peuvent ponctuellement recourir au terrorisme pour intimider des groupes rivaux et/ou les populations locales, voire engager des négociations avec les autorités, comme dans le cas de certains gangs brésiliens[13]. En outre, ce genre de milices est susceptible de connaître des mutations rapides, notamment dans le sens d’une politisation, spécialement si elles sont ancrées dans des groupes ethniques développant un discours victimaire comme c’est souvent le cas en Europe.
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Pourquoi étudier les milices ?
Ces quelques indications se proposent seulement de fournir quelques éléments permettant une approche analytique du fait milicien. Elles visent surtout à étayer l’hypothèse suivant laquelle lorsque des conflits violents se produisent dans des contextes de polarisation radicale, le recours au terrorisme (et aux formes organisationnelles qui lui sont associées) tend à diminuer au profit de violences non communicationnelles. Et les milices, quelles que soient les causes motivationnelles qui président à leur naissance, sont du fait de leur flexibilité les plus aptes à produire et à gérer un usage de la force subordonné à des logiques allant de l’extermination (qui exclut le dialogue, même violent), à la prédation pure. L’étude attentive des tendances actuelles de recours à la violence par cet ensemble bigarré d’acteurs devrait permettre de mieux cerner une probable dérive post-terroriste, et aussi d’y faire face avec d’autres réponses que le contreterrorisme « classique » qui dans ce cas est largement inadapté. En tout cas, ce genre de questionnement incite, au mieux, à ne pas se tromper sur la nature de la guerre réelle qui se profile, et donc à ne pas piloter la démarche stratégique en regardant seulement le rétroviseur.
[1] Voir notamment : Daniel Dory, Étudier le Terrorisme, VA Éditions, 2024.
[2] Un bon début de réflexion sur ce sujet se trouve dans : Bernard Wicht, Vers l’Autodéfense. Le défi des guerres internes, Jean-Cyrille Godefroy, 2021. On ne traitera pas ici de cette catégorie de manifestations de la violence, que l’on retrouve, par exemple, chez certaines franges de l’environnementalisme radical. Voir : Daniel Dory, « Écoterrorisme ? Comprendre et évaluer la menace », Les Cahiers de Liberté Politique, no 1, 2023.
[3] On peut utilement consulter sur ce sujet l’analyse détaillée de Jacques Baud, Opération Déluge d’Al-Aqsa, Max Milo, 2024.
[4] Pour une approche initiale de cette question, voir : Daniel Dory, « Le Hamas et le terrorisme : une étude de cas instructive », Conflits, no 49, 2024, p. 54-57 ; Daniel Dory, « Le Hamas et le “terrorisme global”. Un bref commentaire sur l’article d’Ely Karmon », Sécurité globale, no 37, 2024, p. 53-58. Concernant les pièges de la labélisation polémique on peut lire : Ronit Berger Hobson ; Assaf Moghadam, « Terrorism, Guerrilla and the Labeling of Militant Groups », Terrorism and Political Violence, vol. 36, no 4, 2024, p. 567-584.
[5] Voir : M. Bertrand, « WAGNER, société militaire privée (SMP) et nouvel outil de la stratégie géopolitique moderne russe », Sécurité globale, no 24, 2020, p. 43-66.
[6] Sur ce cas : Romane Da Cunha Dupuy ; Tanguy Quidelleur, Mouvement d’autodéfense au Burkina Faso : Diffusion et structuration des groupes Koglweogo, Noria, 2018, (en ligne).
[7] Pour une intéressante étude « à chaud », lire : Élisabeth Dorier-Apprill, « Guerres des milices et fragmentation urbaine à Brazzaville », Hérodote, no 86/87, 1997, p. 182-221.
[8] Pour un premier aperçu de ce cas : Adam Baczko ; Gilles Dorronsoro, « Le régime milicien en Afghanistan », Cultures & Conflits, no 125, 2022, p. 51-69.
[9] Voir, par exemple : Christian Bouquet, « Peut-on parler de “seigneurs de guerre” dans la zone sahélo-saharienne ? Entre vernis idéologique et crime organisé », Afrique contemporaine, no 245, 2013, p. 85-97.
[10] Pour une description ayant valeur historique : Tina S. Strickland, « Mara Salvatrucha : A Threat to U.S. and Central American Security », in : Michael T. Kindt et Al. (Eds.), The World’s Most Threatening Terrorist and Criminal Gangs, Palgrave, New York, 2009, p. 247-273.
[11] Pour une approche littéraire du cartel de Medellín : Daniel Dory, « Littérature et terrorisme en Amérique latine : relire un classique », Problèmes d’Amérique latine, no 123, 2023, p. 65-72.
[12] Une bonne mise au point dans : Howard Campbell ; Tobin Hansen, « Is Narco-Violence in Mexico Terrorism ? », Bulletin of Latin American Research, vol. 33, no 2, 2014, 158-173.
[13] Voir : Hervé Théry ; Daniel Dory, « Le terrorisme au Brésil : réalités, évolutions et incertitudes », Sécurité globale, no 26, 2021, p. 17-35.