Antoine Henri de Jomini : Le « devin de Napoléon »

20 octobre 2022

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Antoine Henri de Jomini : Le « devin de Napoléon »

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Penseur militaire atypique, Antoine-Henri de Jomini a débuté sa carrière dans la banque avant de travailler avec le Maréchal Ney. Remarqué pour sa conception de la stratégie, il s’est imposé comme l’un des penseurs influents de la guerre et des conflits armés.

Antoine-Henri de Jomini naît à Payerne (canton de Vaud, Suisse) en 1779. Très tôt, il souhaite embrasser une carrière militaire, mais est contraint de s’orienter vers une carrière commerciale dans la banque. Mais cela ne l’empêche pas de s’intéresser à la chose militaire, en autodidacte. Les connaissances acquises lui permettent de devenir aide de camp du ministre de la Guerre helvétique en 1799. Il quitte le service de la République helvétique en 1801 et rejoint Paris. Il s’y consacre notamment à l’écriture de son Traité de grande tactique. En 1803, son manuscrit lui permet d’être remarqué par le maréchal Ney. Sa carrière est lancée.

La période française                                                               

Il commence alors sa carrière militaire comme aide de camp volontaire dans l’armée française au camp de Boulogne sous les ordres du maréchal Ney et acquiert rapidement une grande renommée pour ses écrits. Napoléon l’appelle à l’État-major de la Grande Armée. Il participe à la campagne d’Allemagne en 1805, à la campagne de Prusse en 1806 (Iéna, Auerstedt) et à la campagne de 1807 en Pologne (Eylau). Pour le remercier de ses services, Napoléon le fait baron de l’Empire, par lettres patentes du 27 juillet 1808. Il participe ensuite à la campagne d’Espagne durant laquelle il est promu au grade de général de brigade le 7 décembre 1810. Il participe à la retraite de Russie où sa conduite pousse le maréchal Ney à le proposer au tableau d’avancement pour une nomination au grade de général de division. La requête est rejetée par le chef d’état-major, le maréchal Berthier, pour un motif futile. Furieux de cet affront, Jomini décide de quitter la France pour rejoindre l’armée russe, où Alexandre 1er lui a promis depuis des années, une carrière brillante.

Pourquoi « le devin de Napoléon » ?

Après Austerlitz (2 décembre 1805), Jomini remet à l’Empereur, le 12 décembre, son « Traité de grande tactique ». Napoléon demande à Maret* de lui lire quelques extraits dudit Traité. Surprise de Napoléon : il estime que Jomini dévoile les secrets de son art de la guerre et demande à Maret de faire interdire le livre. Celui-ci le convainc de n’en rien faire… Napoléon le garde donc dans son état-major. C’est à Mayence, le 28 septembre 1806, que se situe l’épisode, peut-être légendaire, qui va donner à Jomini le surnom de « devin de Napoléon ». L’Empereur félicite le colonel (à l’époque) Jomini et le prie de se joindre à lui. Jomini répond qu’il le retrouvera à « Bamberg dans 4 jours ». L’empereur sursaute : pourquoi Bamberg ? Jomini lui explique alors que c’est la meilleure route à prendre pour faire manœuvrer les Prussiens à son avantage. Napoléon reverra effectivement Jomini à Bamberg comme celui-ci l’avait prévu.                                                                                             Cette proximité avec l’Empereur déchainera les jalousies au sein de l’état-major et, en particulier, avec le Maréchal Berthier.

La période russe                                                                     

Il sert dans l’armée russe avec le grade de lieutenant général (général de division) et devient aide de camp de l’empereur Alexandre Ier. Ensuite, Nicolas Ier le garde comme conseiller privé et le nomme général en chef en 1826. Il participe, comme conseiller du tsar, à la campagne de Turquie (1828) et à la guerre de Crimée (1854). Il est nommé précepteur militaire du tsarévitch Alexandre, qui sera plus tard le tsar Alexandre II et créé les bases de l’Académie militaire russe.
Après ces péripéties franco-russes, Jomini se retire en France à Passy (aujourd’hui dans le 16e de Paris), et conseille Napoléon III pour la campagne d’Italie (1859). Il meurt le 22 mars 1869 à quatre-vingt-dix ans.

L’œuvre de Jomini                                                                    

Ses ouvrages principaux sont : « Traité de grande tactique » (1805), « Histoire critique et militaire des guerres de Napoléon » (1810), « Traité des grandes opérations militaires » (1811), « Vie politique et militaire de Napoléon » (1827), et surtout le « Précis de l’art de la guerre » (1838).                                                                                           

Dans ses ouvrages, Jomini observe différentes campagnes militaires – notamment celles de Frédéric le Grand et de Napoléon – et en tire des grands principes. Pour lui, la victoire peut être acquise en respectant quelques règles simples et immuables (trop simples diront ses détracteurs) : préférer l’attaque à la défense, toujours attaquer le point le plus faible ou encore prendre l’initiative des mouvements. Dans son livre « Précis de l’Art de la Guerre », Jomini établit que le « principe fondamental de toutes les opérations de guerre » consiste à :

1.Porter par des combinaisons stratégiques le gros des forces d’une armée successivement sur les points décisifs d’un théâtre de guerre, et autant que possible sur les communications de l’ennemi sans compromettre les siennes.

2.Manœuvrer de manière à engager ce gros des forces contre des fractions seulement de l’armée ennemie.

3.Au jour de la bataille, diriger également par des manœuvres tactiques, le gros de ses forces sur le point décisif du champ de bataille, ou sur une partie de la ligne ennemie qu’il importerait d’accabler.

Jomini va également insister sur la logistique ou « l’art pratique de mouvoir les armées », donc « l’exécution des combinaisons de la stratégie et de la tactique ».                                               
La cartographie se révèle indispensable pour appuyer ces actions sur le terrain et mises au service par de l’Empereur par un cartographe de talent, Louis-Albert-Ghislain Bâcler d’Albe (voir encadré).                       

L’inventeur de la « Logistique »                                             

Ce mot a d’abord une origine mathématique, apparenté au mot grec logistikos : ce qui est relatif au raisonnement sous l’angle des mathématiques. Il a ensuite une origine militaire développée par Jomini, et qui dérive du mot français « logis », comme il l’a explicité dans le « Précis sur l’Art de la Guerre ». En effet, on donne le grade de « major général des logis » à « un officier qui avait la fonction de loger ou de camper les troupes, de diriger les colonnes, de les placer sur le terrain ».

La grande force de Napoléon va être de comprendre et de mesurer avant les autres l’importance de la capacité de l’armée à se mouvoir rapidement. Jomini va développer ce concept de Logistique et le placer sur le même plan que la Stratégie et la Tactique. Les principes de cette logistique militaire peuvent se retrouver aujourd’hui, avec une adaptation de Management, dans les structures organisationnelles des sociétés.

L’influence de Jomini

Cette influence a surtout été réelle en Russie et aux États-Unis.
En Russie, Jomini est plutôt considéré comme un instructeur, avec ses préceptes, que comme un vrai stratège. Le colonel Yazikov traduit la première édition du « Précis de l’Art de la Guerre » en 1836 et le général Okunev cite Jomini dans son ouvrage « Considérations sur les grandes opérations de la campagne de 1812 en Russie » (1841).

Jomini s’attachera à la création de l’Académie militaire et au rapprochement de la Russie et de la France. Il connut bien sûr des détracteurs, parmi lesquels les généraux Tchernichev et Toll, surtout aiguisés par la jalousie du fait de la proximité de Jomini avec l’Empereur de Russie. Jomini conseillera l’Empereur Nicolas 1er, comme on l’a vu plus haut. L’engouement russe pour la pensée jominienne se poursuit au XXe siècle. En 1977, parait à Moscou la Sovietskaia voiennaia entziclopediia où on trouve des mentions très favorables sur Jomini, en particulier pour sa contribution à la campagne de Turquie, à la guerre de Crimée et à l’organisation de l’Académie Militaire russe…

Aux États-Unis durant la première moitié du XIXe siècle, on constate une influence très nette de Jomini sur les conceptions militaires américaines qui n’en sont qu’à leurs débuts. Il permet l’assimilation des préceptes napoléoniens et devient même la source d’inspiration privilégiée des généraux de la guerre de Sécession dans les deux camps : McClellan (1826-1885), Halleck (1815-1872) et, en particulier, le général Sherman (1820-1891) qui voit en Jomini le père de la science moderne de la guerre. Jomini connait ensuite un certain déclin : Clausewitz le remplace, sans toutefois l’écarter vraiment. Puis, l’amiral Alfred Thayer Mahan** relance, en quelque sorte, Jomini dans ses écrits sur la stratégie navale. Plusieurs auteurs américains, notamment John Alger, Stephen E. Ambrose et Marcus Cunliffe mentionnent longuement Jomini dans leurs études. La pensée jominienne, répandue en Europe également, n’a jamais trouvé davantage de rayonnement qu’aux États-Unis et Jomini est aujourd’hui enseigné au Naval War College et à West Point.

Jomini aujourd’hui

Jomini occupe une place centrale comme historien dans la 1re moitié du XIXe siècle. Il a fait le lien entre l’histoire militaire et l’histoire politique. Le succès du « Précis sur l’Art de la Guerre », traduit dans de nombreuses langues, s’explique par le fait que c’est un ouvrage complet, clair et compréhensible. Le contraire de Clausewitz, avec qui Jomini a été et est encore comparé, dont il critiquait « le style prétentieux qui le rend fréquemment inintelligible ». Bien sûr, les critiques adressées au « Précis de l’Art de la Guerre » ont été abondantes. On lui a reproché principalement le refus de prendre en compte, entre autres, les capacités de réaction de l’adversaire. Jomini a voulu être universel, mais, en réalité, ses principes stratégiques ne peuvent être appliqués que dans le cadre d’une guerre du type « napoléonien ». C’est une œuvre de transition. Néanmoins, ses contributions au niveau de la logistique, de l’organisation et de la planification sont considérables et peuvent être en phase avec les stratégies organisationnelles des armées du XXIe siècle.

 

*Hugues Bernard Maret, Duc de Bassano (1763-1839), Secrétaire d’État de Napoléon.
**Alfred Thayer Mahan (1840-1914), Amiral de la flotte des États-Unis, stratège militaire et spécialiste de politique étrangère, célèbre pour son livre « The influence of sea power upon history » 1660-1783 (1890)

Sources :

ARBOIT Gérard “Napoléon et le renseignement’’ Ed.Perrin (2022).

COLSON Bruno « La culture stratégique américaine. L’influence de Jomini » Ed.Economica (1993)

JOMINI (de) Antoine-Henri « Précis de l’art de la Guerre » Ed.Tempus Perrin (2008).

LANGENDORF Jean-Jacques, « XII. Jomini », dans : Jean Baechler éd., Penseurs de la stratégie. Paris, Hermann, « L’Homme et la Guerre », 2014, p. 137-145. DOI : 10.3917/herm.holei.2014.01.0137.

URL : https://www.cairn.info/–9782705689322-page-137.htm

PEDRAZZINI Dominic H. « Le général Jomini, père de la pensée militaire russe et américaine » 2003 https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=rms-001:2003:148::1003

PENISSON Bernard « Histoire de la pensée stratégique » Ed.Ellipses (2013)

RAPIN Ami-Jacques « Guerre, Politique, Stratégie et Tactique chez Jomini » Ed.CISSP (2015).

ROUQUET Aurélien, « L’invention de la logistique par Antoine-Henri de Jomini », Annales des Mines – Gérer et comprendre, 2018/3 (N° 133), p. 53-61. DOI : 10.3917/geco1.133.0053. URL : https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre-2018-3-page-53.htm

VACHEE Jean-Baptiste « Napoléon en campagne » Ed. des Equateurs (2012).

Louis-Albert-Ghislain Bâcler d’Albe, le cartographe de Napoléon (1761-1824).

En matière militaire, pour appliquer les principes tactiques et stratégiques sur le terrain et faciliter les prises de décisions, il faut bien sûr des cartes. C’est un véritable travail d’état-major. Bâcler d’Albe, d’abord peintre et dessinateur, devient directeur du bureau topographique en septembre 1804 et le restera jusqu’en 1813. Il est directement rattaché à l’Empereur si bien que, en campagne, sa tente jouxte celle de Napoléon. Il prépare les cartes qu’il a lui-même coloriées, dispose avec des épingles de couleur les positions des corps d’armée, calcule les distances au compas, figure les reliefs de terrain et va jusqu’à conseiller sur les moyens d’attaque, les lignes et angles de tir. On lui doit également des tableaux de batailles : Lodi, Arcole, Austerlitz etc.

Le 10 juillet 1815, il est placé en demi-solde et meurt à Sèvres le 12 septembre 1824.                                                                                      On lui doit une œuvre artistique considérable : plus de 500 tableaux, portraits, aquarelles, gouaches, gravures, lithographies, auxquelles s’ajoutent les collections de cartes qui couvrent pratiquement l’Europe.

Bâcler d’Albe a été indispensable à Napoléon dans la mesure où il participait directement aux prises de décisions de l’Empereur et il fut certainement un des meilleurs connaisseurs de sa pensée militaire. Il est dommage qu’il n’ait pas laissé de mémoires !

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À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.

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