La nomination en mai 2024 d’Andreï Belousov au poste clé de la défense est l’une des plus importantes du nouveau gouvernement russe en raison du profil de l’homme qui coche toutes les cases, dont la mission essentielle sera de procéder à une réorganisation du ministère, de mobiliser le secteur militaro-industriel, afin de préparer la Russie à une guerre longue dont l’issue reposera largement sur les innovations et la vitesse de leur diffusion.
Article paru dans la Revue Conflits n°52, dont le dossier est consacré à l’espace.
Brillant responsable de recherche à l’Institut de prévision de l’économie, possédant deux thèses en économie et en mathématiques dans la tradition des Kondratiev ou des Kantorovitch, on l’a parfois qualifié de « libéral », mais en réalité il le fut au sens où il avait reconnu la faillite de la planification centralisée soviétique. Il était en revanche choqué, selon l’économiste Jacques Sapir, directeur d’études à l’EHESS, qui l’a côtoyé dès les années 1990, par la libéralisation sauvage menée pendant la mandature de Boris Eltsine.
Un brillant économiste
Andreï Belousov rejoignit l’administration pour mettre en place la réforme de Rosstat et, dans le cadre du programme d’aide Insee-Rosstat, gagna le respect de ses collègues de l’Insee. Puis il intégra l’institution présidentielle à la fin de 2000, en devenant rapidement l’un des conseillers les plus écoutés de Vladimir Poutine sur l’économie et l’innovation, ce qui fit de lui, assure-t-on, un de ses confidents.
Andreï Belousov était profondément convaincu que la puissance de la Russie dépendait de son économie et de ses capacités d’innovation, ce qui impliquait la mise en place d’un tissu économique, lié aux établissements de recherche et doté d’un financement adéquat.
D’où le rôle qui fut le sien dans l’élaboration des textes législatifs et réglementaires sur les technoparcs en liaison avec les grandes universités comme à Novossibirsk. Sa promotion au gouvernement comme ministre du Développement économique ne marqua pas encore la consécration de ses conceptions, car il s’y heurta à l’opposition des responsables du ministère de l’Économie et des Finances et par la Banque centrale de Russie (BCR), bastions de tenants de l’économie de marché. Le futur ministre de la Défense n’a pu commencer à mettre en œuvre ses idées qu’à partir de la crise du Covid (2020-2021), en devenant vice-Premier ministre chargé du développement économique.
L’opinion publique s’est demandé pourquoi, en temps de guerre, on voulait nommer à ce poste un simple fonctionnaire qui n’avait probablement jamais servi. Mais l’expression « si tu n’as pas servi, tu n’es pas un homme » que les mauvaises langues utilisent a pris une autre couleur. Le futur ministre a en effet longtemps servi comme enfant de chœur dans l’église de l’icône de Notre-Dame de Kazan, dans le village de Puchkovo, dans le district administratif de la Trinité, ce qui a été confirmé dans la paroisse. L’image qui s’est répandue sur les réseaux est une photo de l’Annonciation dans le temple en 2013. Il est important de noter que l’enfant de chœur doit comprendre les particularités liturgiques, connaître les rangs des sacrements du baptême et du mariage et d’autres exigences, être capable de lire en slavon ecclésiastique, ce qui requiert certaines compétences.
De l’économie à la défense
Son arrivée à la défense, au moment où bien des têtes de hauts responsables accusés de corruption valsent, montre que Vladimir Poutine et son Premier ministre Mikhaïl Michoustine, reconduit à ses fonctions, entendent tirer un trait sur l’ère Choïgou, et mettre un terme à la confrontation entre militaires et tchékistes.
Ami de Poutine, Choïgou s’est avéré inefficace dans sa gestion de l’énorme enveloppe et n’avait aucun contrôle sur les dépenses.
Cela a conduit à de piteuses décisions militaires et a minimisé l’efficience des forces armées. Ce n’est pas un hasard si Andreï Belousov a été chargé d’optimiser le budget de la défense, de le rendre transparent, de mettre à jour la liste des contractants et de raffermir la logistique d’approvisionnement. Vladimir Poutine revient en fait au modèle d’Anatoli Serdioukov qui, après avoir été directeur des impôts, prit la tête de la défense de 2007 à 2012. Cependant, si la remise en ordre de ce dernier s’est avérée efficace, elle a souffert de sa proximité avec l’ancien président Medvedev et de son conflit avec Sergueï Ivanov, un de ses prédécesseurs à la défense, et Dmitri Rogozine, président du parti populaire Rodina. Andreï Belousov devrait donc devenir l’antipode complet de Choïgou, ce qui entraînera un conflit avec la vieille structure postsoviétique de l’armée (contre laquelle Serdioukov s’est battu mais qu’il a perdue, ce qui expliquerait la vague des purges récentes.
Dans une certaine mesure, Belousov est confronté à une tâche comparable à celle à laquelle Alexeï Koudrine, le « meilleur ministre des Finances d’Europe » des années 2000 s’est attaqué.
En son temps, les efforts de Koudrine ont créé une rente de situation en faveur de la « verticale du pouvoir ». L’actuel ministère de la Défense, selon cette idée, devrait devenir une fondation conceptuellement différente, une organisation techno-économique. De ce fait, la Russie se prépare ou se positionne en vue d’une guerre longue avec l’OTAN dans un intervalle de dix à vingt ans, ce qui, selon le classique dilemme de sécurité, ne peut que pousser à une nouvelle course aux armements du type de celle de la guerre froide des années 1960-1970, avec une différence de taille : cette fois-ci Moscou peut s’appuyer sur l’énorme potentiel industriel et technologique chinois. L’issue de cette guerre reposera sur l’ampleur et la vitesse des innovations, la réduction des coûts et l’accélération de la production de systèmes d’armes plus sophistiqués ; tous éléments qui joueront un rôle déterminant. Les entreprises militaro-industrielles verront leurs activités rationalisées et une partie des firmes issues des technoparcs et les start-up intégrées dans ce processus pour irriguer l’innovation. Il est probable que la Russie va se doter d’un équivalent de la DARPA américaine pour assurer le contact civil/militaire et organiser une coopération entre les deux secteurs.
À son arrivée au ministère, les responsables du complexe militaro-industriel n’ont pas manqué de lui faire des recommandations :
2. Réviser les principes de tarification ;
3. Changer l’attitude à l’égard de la R&D et écouter la vérité des tranchées ;
4. L’industrie est entravée par une réglementation excessive des relations contractuelles avec le ministère de la Défense ;
5. Donner des programmes de production à long terme. Avec des plans d’un ou deux ans, il est impossible de prévoir le travail, quel type d’optimisation dont l’entreprise a besoin ; il faudrait au moins des contrats de cinq à sept ans. La Russie doit donc se projeter dix, quinze, vingt, cinquante ans en avant et préparer la base : le personnel et la science.
Mais Andrei Belousov est convaincu que le développement de la construction militaire ne saurait se faire au détriment de la production civile. Le ratio 40 % / 60 % pour la production militaire et la production civile devrait être réaffirmé.
Un nouvel état-major ?
Il reste à voir, puisque le chef actuel de l’état-major Valeri Guerassimov est maintenu « pour l’instant » dans ses fonctions, si la conduite du conflit sera à terme placée sous l’autorité d’un état-major élargi, incluant des responsables économiques, des transports, du renseignement, etc., sur le modèle de la Stavka de la Grande Guerre patriotique. On oublie trop souvent, rappelle Jacques Sapir, que c’est l’organisation de la Stavka et ses méthodes d’action, en rupture avec le « volontarisme stalinien » qui ont permis le rétablissement militaire de l’URSS puis les victoires à partir de 1943/1944. Cette nouvelle Stavka serait alors, logiquement, rattachée à l’administration présidentielle.
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