Radio Forum fut l’une de ces radios libres et éphémères de la bande FM, née après l’arrivée de la gauche au pouvoir en mai 1981, qui accorda un temps d’antenne à diverses minorités, dont les Arméniens avec l’émission hebdomadaire de Forum Ararat. L’historienne Anahide Ter Minassian s’engagea avec enthousiasme dans cette expérience radiophonique et journalistique avec sa revue de presse. Chronique d’une voix libre nous plonge dans cette aventure où l’actualité est commentée et analysée à chaud, un risque assumé par Anahide Ter Minassian comme une nécessité pour rendre compte de la multiplicité des dynamiques à l’œuvre sans en occulter aucune.
Par Isabelle Kortian
Préfaces de Taline Ter Minassian et Thierry Lefebvre.
Les chroniques radiophoniques d’Anahide Ter Minassian (juin 1981-décembre 1982) ne concernent qu’une année de cette décennie charnière (1975-1985), marquée par l’irruption du terrorisme arménien frappant en diaspora les diplomates turcs et qui transforma durablement la question arménienne, mais il s’agit d’une année pivot[1].
Une décennie pivot pour la diaspora arménienne
Du deuil commémoré en vase clos à la revendication spectaculaire, du faire connaître au faire reconnaître, la diaspora arménienne s’est en effet alors engagée dans un combat pour la reconnaissance du génocide des Arméniens dans l’Empire ottoman (1915-1917). Si le mur du silence a bien été brisé sur 1915, par un terrorisme ciblé et sa dérive aveugle ensuite, la reconnaissance du génocide est devenue l’alpha et l’oméga de toute revendication diasporique, son vecteur de mobilisation, pour ne pas dire facteur identitaire. Quant à la question arménienne, bien ou mal posée, instrumentalisée peu ou prou par les puissances européennes et impériales[2], elle remonte à la seconde moitié du XIXe siècle[3]. Il y est question d’un peuple, réparti sur plusieurs empires, dans certaines régions et une concentration urbaine dans plusieurs grandes villes des empires ottoman et russe ; elle concerne le statut d’une minorité discriminée et menacée, de réveil national, d’autonomie culturelle et politique, voire d’indépendance. Autant de questions que la focalisation sur la reconnaissance de 1915 laissera dans l’ombre.
Plusieurs autres événements internationaux ont également contribué à cette évolution. La guerre civile au Liban (1975-1990), la révolution des Ayatollas en Iran (1979), la guerre Irak-Iran (1980-1988) qui s’ensuivit, sonnent le glas des importantes communautés arméniennes au Moyen-Orient – même si celle de Syrie se produira plus tard, à partir de 2011[4]. En émigrant massivement en Europe et aux États-Unis, elles recomposèrent la diaspora. Avec pour conséquence paradoxale, malgré la prétendue libanisation des communautés occidentales, l’accélération de la chute du nombre de locuteurs et lecteurs de l’arménien provoquant le déclin de la presse de langue arménienne.
Permettre les échanges dans la diaspora
Or, cette presse arménienne, riche et diverse, partisane ou non, est depuis le XIXe siècle le lien entre les différentes communautés arméniennes dispersées. Elle fonctionne comme une lingua franca, elle informe, elle contribue à la construction d’une conscience nationale moderne et laïque, elle forme les cadres politiques et intellectuels de la nation, elle dispose de ses règles, de son éthique et de ses codes. Pendant longtemps, aucun Arménien au monde ne pouvait imaginer passer une journée sans lire en arménien des nouvelles du monde entier et de ses compatriotes exilés dans les autres communautés. Pendant un an, les revues de presse d’Anahide Ter Minassian ont pris la relève afin de transmettre en français aux générations ayant progressivement perdu l’usage et la lecture de l’arménien, cet héritage politico-culturel d’une question arménienne pluridimensionnelle, multipolaire, irréductible à la seule actualité des attentats ciblés ou aveugles, des procès de militants arrêtés et des verdicts différant selon le droit local en vigueur.
Anahide Ter Minassian fait ainsi état des difficultés rencontrées par les Arméniens d’Iran pour conserver leurs écoles ; elle évoque les débats de la presse turque choquée par l’assassinat des diplomates turcs et s’interrogeant sur ce qu’il faut faire pour que cela s’arrête ou sur les raisons de l’échec des autorités à enterrer une fois pour toutes la question arménienne ; elle mentionne aussi l’existence de relations arméno-turques ou leurs prémisses. Elle évoque sans tabou les sujets que les projecteurs sur 1915 laissent dans l’ombre, relevant pourtant aussi de la question arménienne. Par exemple, celui de la République socialiste soviétique d’Arménie qui fut à l’origine, en 1965, du nouveau réveil national arménien, brisant la première le silence à la fois sur 1915 et sur la spoliation de territoires arméniens. Spoliation qui n’avait rien d’une abstraction pour l’Arménie qui avait vécu dans sa chair, sans compter la perte de Kars et Ardahan lors du traité de Brest-Litovsk en mars 1918, l’arrêt des troupes turques à Sardarabad (mai 1918), puis la soviétisation de la jeune République indépendante en 1920, l’attribution du Haut Karabagh et du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan (1923) par Staline, en même temps qu’elle accueillait une très grande partie des rescapés de 1915.
L’Arménie face aux empires
Ce réveil national se poursuit avec l’émergence en Arménie soviétique, comme dans les 14 autres RSS, d’une dissidence nationale luttant pour le respect des droits de l’homme après la signature des accords d’Helsinki (1975) et pour son émancipation relative ou totale du joug russe. A de très rares exceptions près, dont les chroniques d’Anahide Ter Minassian, la diaspora ignorera ces faits pour diverses raisons, préférant s’auto-congratuler. Un tour de force ou de passe-passe qui en occultant les événements moteurs de décennies cruciales en Arménie soviétique, fit d’un réveil national, un réveil diasporique, qui plus est communautariste, dont l’une des conséquences majeures sera l’inaptitude de la diaspora à faire face utilement, quand le moment viendra, aux défis de l’indépendance de l’Arménie en 1991 et à la survie actuelle de la République d’Arménie dans des frontières sûres, sécurisées, et reconnues par ses voisins. De ce drame en gestation, les chroniques d’Anahide Ter Minassian sont aussi un témoignage unique.
[1] Deux ans après la fin de Radio Forum et de son émission Forum Ararat, la session du Tribunal Permanent des Peuples (13 – 16 avril 1984) sur le génocide des Arméniens marquera la fin de la violence armée en rétablissant un discours de droit et d’histoire sur 1915, présent depuis la Première Guerre mondiale et jusqu’au début de la Guerre froide. Cf. Le Crime de silence, Sous la direction de Gérard Chaliand, Préface de Gérard Chaliand, Avant-propos d’Isabelle Kortian, Éditions de l’Archipel, 2015.
[2] France, Grande-Bretagne, Allemagne, Empire ottoman, Empire russe
[3] 1878, traités de San Stefano et Berlin, pour ne citer que ces deux documents
[4] Cf. Fabrice Balanche, Les leçons de la crise syrienne, Odile Jacob. 2024. Préface de Gilles Képel.