À l’exception de Jair Bolsonaro, Andrés Manuel Lopez Obrador a été l’un des rares dirigeants de l’hémisphère américain à avoir regretté la défaite de Donald Trump et à avoir tardé à reconnaître la victoire de Joe Biden. Quelle curieuse alchimie a pu rapprocher les deux hommes, Trump et Andrés Manuel Lopez Obrador que bien des choses séparaient, le premier voulant faire payer au second le mur qu’il entendait édifier entre les deux pays. Peut-être que chacun d’entre eux considérait qu’il avait gagné contre le système et chacun, à sa façon, agissait en populiste en contact direct avec le pays profond par-dessus les élites politiques et médiatiques traditionnelles.
« Nous vivons un moment stellaire » vient de déclarer en février, le président Andrés Manuel López Obrador, dit « AMLO »[1]. Mais il faut sonder haut dans le ciel pour trouver quelques faits donnant crédit à ses paroles. Le pays figure à la quatrième place des pays les plus affectés par la Covid-19. Le FMI l’a d’ailleurs pressé de dépenser beaucoup plus que les 0,7% de son PIB dans la lutte contre la crise économique, le Brésil ayant dépensé 8% de son PIB et l’Argentine 3,8%. Le taux de pauvreté s’est élevé peut-être plus que dans les autres pays latino-américains. La moitié des 126 millions de Mexicains ne mangeaient pas à leur faim. Alors que le taux des homicides a décliné fortement sur le sous-continent, la baisse n’a été que légère au Mexique. Pourtant, la cote de popularité du président mexicain reste élevée, à 62% (contre 70% début 2020) et 40% des électeurs sont décidés à voter pour son parti lors des élections de mi-mandat du 6 juin 2021 (renouvellement de la Chambre des députés et élections locales dans plusieurs États fédérés) ainsi que le référendum révocatoire prévu en 2022.
Le programme social du président lui vaut un soutien toujours enviable
Lorsqu’il prit ses fonctions, le 1er décembre 2018, The Economist le présenta comme « le président mexicain le plus puissant depuis des décennies. Après deux tentatives manquées, en 2006 et en 2012, sa victoire a été totale. Non contente d’écraser ses rivaux en recueillant 53% des suffrages lors des élections du 1er juillet 2018, la coalition menée par son parti, le Mouvement de régénération nationale (Morena), a obtenu la majorité absolue dans les deux Chambres du Congrès fédéral, ainsi que dans dix-neuf des vingt-sept congrès locaux renouvelés. Une telle configuration lui ouvrait la possibilité de réviser la Constitution, et rendait donc envisageables de grandes réformes. Porté par une énorme vague d’optimisme populaire, « AMLO » promettait. la « quatrième transformation » du Mexique : un tournant aussi marquant que le furent l’accession à l’indépendance (1821), la période de la Réforme (1855-1863), puis la révolution (1910-1917). »
Ce n’est pas seulement le début d’un nouveau gouvernement : aujourd’hui, nous vivons un changement de régime. Croyait-il réellement qu’il serait à la hauteur de ses promesses ? D’abord, comme le pape François, il refusa de loger dans la somptueuse résidence présidentielle de Los Pinos au centre de Mexico, qu’il préféra convertir en centre culturel. Il vendit le Boeing et la flotte automobile dont disposaient les chefs de l’État, remplaça le corps militaire qui assurerait sa sécurité par une vingtaine de jeunes civils — hommes et femmes — non armés, et retira à ses prédécesseurs pensions et privilèges. L’heure était à l’« austérité républicaine » : mise à la diète des hauts fonctionnaires (qui jouissaient d’un train de vie particulièrement confortable) et amputation de 30% de la rémunération du président — qui ne voyagea plus qu’en classe économique sur des vols commerciaux ; mais hausse de 16% du salaire minimum[2]. En quelques mois, l’exécutif annonçait quinze millions de bénéficiaires de ses divers programmes, lesquels court-circuitent la bureaucratie intermédiaire afin d’empêcher les détournements d’argent. Compte tenu du fait que 48,8 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, et que 60 % des actifs travaillent dans l’économie informelle — et 15 % de l’autre côté du río Bravo, aux États-Unis —, ces mesures furent largement applaudies et lui valent toujours un haut degré de popularité. AMLO est un ardent partisan de la démocratie directe : tous les matins, à 7 heures précises, il donne une conférence de presse, ce qui lui permet de ne pas laisser l’initiative aux médias privés, hostiles, tout en se prêtant au jeu des questions-réponses avec les journalistes. L’exercice lui avait été bénéfique lorsqu’il avait dirigé la ville de Mexico, entre 2000 et 2005. Ces « matinales » ont renforcé l’image d’un dirigeant infatigable, accessible et transparent.
Soucieux de renouer avec un État fort, López Obrador a inauguré un plan de sauvetage des deux champions publics de l’énergie : la Commission fédérale d’électricité (CFE), et surtout Petróleos Mexicanos (Pemex). Mais en donnant la priorité à la CFE, qui se fonde sur les énergies fossiles, il a mis en danger les quelque 150 projets d’énergies renouvelables devant générer 40 milliards de $ d’investissement et rendra quasi impossible pour le Mexique d’atteindre ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre, ce qui ne lui attirera pas les sympathies de Joe Biden. Arrivera-t-il à ramener Pemex, la plus endettée des sociétés pétrolières, alors que, il y a peu, le géant pétrolier en était encore réduit à importer du brut des États-Unis ? Son objectif : atteindre l’autosuffisance énergétique en 2022, et convertir l’entreprise en moteur du développement ; soit un virage à 180 degrés par rapport à la politique de privatisations mise en place par son prédécesseur Enrique Peña Nieto (2012-2018). Pierre angulaire de cette stratégie, la construction d’une raffinerie à Dos Bocas, pour 8 milliards de $ a été lancée en juin dernier dans l’État natal du président, Tabasco.
La « guerre contre la drogue »
Entre 2006 et 2019, plus de 60 000 personnes ont été portées disparues et 3 600 fosses clandestines ont été découvertes, principalement par des familles à la recherche de leurs proches. La tragédie touche 24 États du Mexique (sur 31) et une municipalité sur 7. Le président a parlé de « crimes d’État ». Il n’apporte cependant pas de solution : depuis sa prise de fonctions, 873 nouvelles fosses ont été découvertes, et plus de 5 000 nouvelles disparitions ont été signalées, conséquence des deux décennies de la « guerre contre la drogue » menée par ses prédécesseurs, qui a eu pour effet de renforcer les groupes criminels. En matière de sécurité, la nouvelle administration s’est vite rendue compte à ses dépens qu’il ne suffisait pas de décréter la fin de la « guerre contre les cartels » pour obtenir la paix avec les narcotrafiquants. Après douze années de descente aux enfers, les chiffres de la violence maintiennent une tendance à la hausse (+ 2,9 % au premier semestre 2019 et que -0,4% en 2020). Aussi, après avoir farouchement refusé de s’engager dans cette voie, AMLO a fait de l’armée le pilier de sa politique sécuritaire, ce qui se concrétisa par la création, en mars 2019 de la Garde nationale, qui avait été présentée au départ comme la récupération par le pouvoir civil de la lutte contre le crime organisé.
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Cette institution, forte de 100 000 hommes, qui devait absorber les polices militaires, navales et fédérales, inspirée notamment de la gendarmerie française, a été finalement placée sous la direction d’un général et sa mission principalement orientée contre la lutte contre le trafic de drogues. La militarisation était donc rétablie[3]. Une manière de pallier le discrédit des forces de police locales. L’initiative est soutenue par une grande majorité de la population, épuisée par la violence quotidienne. Elle n’en représente pas moins un recul pour celui qui avait promis de retirer les forces armées des rues. D’autant plus qu’un décret signé le 20 mai autorisait l’armée à assurer douze prérogatives policières allant de la prévention de crimes à la détention en passant par une consigne très large de « maintien de la paix sociale et de l’ordre public jusqu’en 2024 ». Les critiques pleuvent, en particulier au sein des organisations de défense des droits humains, qui dénoncent une pérennisation de la militarisation du pays. Le président réussit toutefois à faire approuver son projet par le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. Il assure que, à la lutte frontale contre les puissants trafiquants de drogue, sa stratégie de pacification va substituer une nouvelle approche, qui cherchera plutôt à traiter les facteurs sociaux alimentant la délinquance.
Les vicissitudes des relations américano-mexicaines
Profondément inégalitaires, ces relations ont de longue date été marquées par un sentiment de répulsion et d’attraction, Mexico finissant presque toujours à obtempérer au desiderata de Washington. Ainsi, fin mai 2019, le président américain Donald Trump menaça « AMLO » de relever ses tarifs douaniers si le Mexique ne se chargeait pas de tarir le flux des migrants en provenance d’Amérique centrale. Le chantage fonctionna : le ministre des affaires étrangères Marcelo Ebrard se rendit à Washington, où il annonça que son pays s’engageait à déployer six mille membres des forces de l’ordre à sa frontière sud. Bien qu’accompagné d’un « plan de développement intégral » pour la région Salvador-Guatemala-Honduras, l’accord visant à transformer l’armée mexicaine en sous-traitante de l’United States Border Patrol suscita de fortes critiques au sein du Morena et de la gauche en général. Rappelons que les demandeurs d’asile relèvent du Migrant Protection Protocols (MPP), aussi connu sous le nom de programme Remain in Mexico (« Reste au Mexique »). Depuis janvier 2019, les MPP obligent les migrants ayant demandé l’asile aux États-Unis à retourner au nord du Mexique pour attendre leur rendez-vous avec le juge américain. Mais comme les tribunaux sont fermés depuis mars 2020, ce qui devait être des mois d’attente est devenu une quasi-perpétuité. Malgré cette fermeture, les 100 jours sans expulsion et le moratoire sur la construction du mur frontalier décidé par le président Biden sont une bouffée d’oxygène. En effet, en obligeant les demandeurs d’asile à repartir au Mexique on les a laissés devenir la proie de narco trafiquants, une situation plus sévère encore que celle existant dans les pays qu’ils fuyaient. L‘arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche devrait par ailleurs améliorer la situation des 38 millions de Mexicains et Mexicano-Américains aux États-Unis, dont cinq millions de sans-papiers. Ceux-ci ont longtemps été victimes du discours xénophobe de Donald Trump, qui les avait traités de « criminels » et de « violeurs » alors que leurs envois de fonds assurent la survie de millions de familles pauvres au Mexique. Joe Biden s’est engagé aussi à stopper la construction du mur le long de la frontière entre les deux pays. « Une perte d’argent » selon lui, qui promet une réforme migratoire « plus juste ». En tête, son souci d’améliorer le sort « inhumain » des enfants séparés de leurs parents sans-papiers dans les centres de rétention américains.
Sa victoire représente un bol d’oxygène pour les centaines de milliers de « Dreamers », ces jeunes migrants arrivés enfants aux États-Unis, dont le statut dérogatoire était menacé. Le démocrate a aussi annoncé la fin du programme « Quedate en Mexico » (« Reste au Mexique »), instauré par M. Trump, qui oblige 60 000 demandeurs d’asile aux États-Unis à attendre au Mexique que leurs démarches soient traitées par la justice américaine La crise économique, due à l’épidémie de Covid-19, a provoqué, entre 2019 et 2020, une hausse de 26 % des entrées de sans-papiers sur le sol américain. Même incertitude concernant la coopération binationale contre les cartels de la drogue. En revanche, la victoire de Biden laisse présager une coopération renforcée contre le trafic d’armes, réclamée par Mexico. En outre, Mexico n’a pas été averti avant l’arrestation, mi-octobre en Californie, de Salvador Cienfuegos, ancien ministre mexicain de la Défense (2012-2018), accusé de liens avec le crime organisé. L’épisode a révélé la méfiance des autorités américaines envers les institutions mexicaines, infiltrées par les cartels.
L’économie mexicaine n’a pas résisté à la crise
Quinzième économie mondiale, membre du G20 et de l’OCDE, le Mexique est la deuxième puissance économique en Amérique latine. Sa croissance, jusque-là régulière, bien que modérée, connut un net ralentissement dès 2019. Les conséquences économiques de la crise sanitaire de la pandémie de la Covid-19 conduiront probablement à une récession historique en 2020, évaluée à -7,5 % par la Banque mondiale qui s’attend également à un rebond en 2021 (+3 %). Pourtant, les fondamentaux économiques restent solides, malgré une croissance continue de l’endettement. L’accord tripartite entre les États-Unis, le Canada et le Mexique signé le 10 décembre 2019 (USMCA pour son sigle en anglais) visant à remplacer l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) sont entrés en vigueur en juillet 2020. Toutefois remodelée en base arrière industrielle des États-Unis, l’économie ressemble désormais à une enclave de celle de son voisin du Nord. Avec près de 80 % de ses exportations destinées aux États-Unis, le pays se trouve dans une situation de dépendance extrême.
En matière d’infrastructures et de développement, de grands chantiers ont été annoncés, notamment dans les régions sud et sud-est. Ils font naître autant d’enthousiasme chez les gouverneurs et les entrepreneurs, et dans une partie de la population, que d’alarmes chez les écologistes. La nouvelle administration a ainsi lancé la construction d’une ligne ferroviaire de 1 500 kilomètres qui doit relier les principaux sites touristiques de la péninsule du Yucatán, dans le but de redynamiser son économie. Bien que présenté par le président comme « un acte de justice s’agissant de la région la plus délaissée [par les gouvernements précédents », le « train maya » suscite une certaine appréhension quant à son impact sur l’environnement, car il doit traverser plusieurs zones naturelles protégées. C’est grâce au tourisme que le Mexique n’a pas plongé davantage. Pas de confinement, pas d’amende, pas de test pour les arrivants. En 2020 le pays a enregistré une baisse des entrées de 40% seulement, contre 74% au niveau mondial, ce qui lui a permis de passer du 7e au 3e rang des pays les plus prisés. Mais le chiffre d’affaires du secteur a accusé une perte de 55% (13 milliards de $) et 25% des 4 millions d’emplois supprimés.
Povre Mexico tan lejos de Dios et tan cerca de los Estados Unidos (Pauvre Mexique si loin de Dieu et si proche des États-Unis), cette phrase si souvent citée, reste toujours vraie bien qu’elle puisse évoluer au gré des conjonctures et des hommes.
[1] The Economist, 20 février 2021, « Mexico’ president ».
[2] « Qui décide vraiment au Mexique ? » Luis Alberto Reygada, Le Monde diplomatique, janvier 2020.
[3] Mexique : la loi du plus fort , Jean Rivelois, Diplomatie, L’état des conflits dans le monde, février -mars 2021.