Auditionné le 27 juillet par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, le chef d’état-major de la Marine, l’amiral Pierre Vandier, a présenté la mer comme l’un des lieux des potentiels affrontements de demain. Le retour du feu à la mer étant de plus en plus probable, la marine française doit se moderniser pour se mettre au niveau des grandes puissances navales.
Face aux députés de la Commission de la Défense, l’amiral Vandier a présenté l’état de la marine française et les dangers internationaux qui trouvent la mer comme horizon. Dès le début de son audition , l’amiral Vandier prévient les députés que la guerre en Ukraine marque « le retour de la guerre en Europe ». Puisque la France dépend du commerce mondial, ses problèmes sont globaux. Les élus sont avertis, le monde vit des « ruptures profondes, d’ordre géopolitique, militaire et environnemental, dans un contexte de délitement accéléré de l’ordre international ». Les temps appellent plus que jamais à la projection stratégique, tous les choix doivent être calibrés. « Au soir de l’engagement, outre la bravoure des combattants, ce sont les choix du temps long qui font la différence et permettent d’affronter l’imprévisible. C’est ce qu’on a en stock au soir de la guerre qui permet de la gagner ». Satisfait des directions de la dernière Loi de programmation militaire (2019) qui alloue un budget de 40 milliards € annuel, le CEMM veut « retrouver un temps d’avance et anticiper, alors même que nos processus ont été mis au ralenti pendant des décennies ». À ce sujet, il peste fréquemment contre le temps de construction d’un navire, 20 ans en moyenne, et le format de la marine qui a été divisé par deux depuis 1990.
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Protéger la France en protégeant les flux
Avec pédagogie, l’amiral Vandier retient l’attention sur la guerre en Ukraine. Si le conflit est d’abord terrestre, « le blocus naval russe a des effets sur la sécurité alimentaire de millions d’êtres humains sur plusieurs continents » alors que la Russie a quasiment conservé intact son potentiel naval (mis à part le Moskva). « La dépendance européenne aux flux maritimes est aussi considérable pour les biens de consommation et, depuis peu, pour l’énergie ». Le rôle de la marine est donc de sécuriser ces flux. Dans le détroit d’Ormuz, la mission AGENOR assure la fluidité du trafic maritime depuis 2019 suite aux tensions entre l’Iran et les États-Unis. Mais, la route stratégique entre la Méditerranée et l’océan Indien pourrait être menacée par la base chinoise de Djibouti au sud et la base russe de Tartous (Syrie) au nord. La marine ne se cantonne pas à protéger les côtes, elle garantit la force économique française, la sécurité de ses importations et des exportations.
Surveiller Russes et Chinois, être crédibles envers les alliés, gagner en agilité
Pour suivre les directives du CEMA (chef d’état-major des armées), « gagner la guerre avant la guerre », la marine surveille attentivement « les flottes de surface et sous-marines russe et chinoise, en assurant le maintien de notre liberté de manœuvre et de la liberté de navigation ». Il s’agit également de convaincre les alliés européens par des entraînements intensifs, réalistes, démonstratifs, « car la crédibilité de notre entraînement est un facteur de leur adhésion ». Avec peu de forces, la France doit être capable de se déployer rapidement partout où il est nécessaire. « En quarante-huit heures, nous avons fait basculer la mission du GAN, qui était engagé en soutien de l’Irak, pour participer à la réassurance aérienne du flanc oriental de l’OTAN. Des patrouilles aériennes de combat (Combat Air Patrol, CAP) sont parties du porte-avions pour voler au-dessus de la Roumanie, de la Croatie et de la Bosnie, où des tensions émergeaient, en appui de nos alliés, notamment un GAN américain. Pendant toute cette période, nous étions au contact permanent de la flotte russe ».
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Dans une projection globale, il est nécessaire de comprendre ce que l’ennemi potentiel sera capable de faire plus tard. L’amiral Vandier soulève ici l’ouverture de la route arctique qui réduira de 30 % la distance entre l’Atlantique et la Chine. « À l’heure actuelle, les Chinois construisent une flotte de cinq brise-glace pour s’offrir la possibilité de basculer leurs forces du Pacifique vers l’Atlantique, avec l’amitié des Russes ». Le CEMM envisage que « bientôt, il ne sera pas nécessaire d’aller en mer de Chine pour trouver des forces militaires chinoises ».
Suivre de rythme de réarmement naval
Le comportement de plus en plus agressif des Turcs et des Russes sur mer est représentatif de la dynamique belliqueuse globale. « En mer, les Russes sont régulièrement à moins de 2 000 mètres de nos navires ; leurs systèmes d’armes sont actifs, comme ils nous le font régulièrement savoir en illuminant nos bâtiments avec leurs radars de conduite de tir ». « Ce réarmement massif et ces comportements désinhibés font de la mer un lieu de démonstration de force aujourd’hui, et en feront un lieu d’affrontement demain. J’en suis convaincu ». À court terme, l’amiral Vandier veut que la marine soit capable de combattre avec les moyens actuels le plus efficacement possible. Deux points essentiels sont relevés :
— L’effort interne par l’entraînement dur et réaliste. Fin novembre 2021, l’exercice Polaris 21 a rassemblé plus de 20 navires français et alliés, des forces de l’Armée de Terre et de l’Air, dans des conditions météo complexes ;
— L’effort externe pour « chercher, dans la coopération avec nos alliés, ce qui nous manque, pour parvenir à la masse critique. Pour ce faire, il faut continuer à développer l’interopérabilité de nos systèmes, d’autant que l’accélération technologique la rend plus complexe. Il faut que les systèmes se parlent et que les armes soient compatibles. Nous devons préparer la capacité à combattre ensemble. Contre la marine chinoise, nous gagnerons si nous nous battons ensemble, en coalition ». Cette position bien navale rejoint le concept de la liaison des armes, édicté par l’amiral Castex, selon lequel « l’efficacité des armes est multipliée par leur action solidaire ».
La modernisation de la marine française, un travail sur le temps long
Les cinq dernières années ont permis d’amorcer le processus de modernisation avec l’épaississement du budget prévu par la LPM (loi de programmation militaire) depuis 2017. Les armées pouvaient compter sur 30 milliards€ en 2017, 36 Mds€ en 2019, et elles devraient disposer de 44 Mds€ en 2023. « Mais la remontée est longue, si bien que, malgré tout ce qui a été fait — et dont je suis profondément reconnaissant —, la marine va continuer de voir sa taille diminuer pendant les deux prochaines années. Depuis 1945, la marine n’a jamais été aussi petite qu’aujourd’hui ». De nombreux vaisseaux doivent en effet être réparés et modernisés. Par exemple, la marine devra descendre à quatre SNA (sous-marin nucléaire d’attaque) « pour les deux prochaines années, compte tenu du rythme de réparation des cinq sous-marins que nous détenons et des livraisons des suivants ».
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Nouveau fleuron, le Suffren vient d’être activé et se distingue par ses capacités multiples : « il peut frapper loin et discrètement, avec des missiles de croisière — c’est une première en France — et conduire une opération spéciale en plongée, grâce au hangar de pont qui peut héberger des commandos ou des drones. Ce bateau a un panel d’actions bien plus important que ses prédécesseurs ». Les lignes technologiques penchent donc vers des armes complètes plutôt que très spécialisées, vrai débat pour l’innovation navale. De nouveaux navires sont aussi testés et mis en service. « En novembre 2021, le patrouilleur Auguste Benebig — du nom d’un compagnon de la Libération —, qui est destiné à servir outre-mer, a été mis à l’eau. Il est parti pour ses essais cette semaine et il arrivera en Nouvelle-Calédonie début 2023. Enfin, le Jacques Chevallier, le premier bâtiment ravitailleur de forces (BRF), a été mis à l’eau le 29 avril 2022 et il commencera ses essais en novembre ». Enfin, l’amiral Vandier compte sur le travail des parlementaires pour lui permettre de mener la construction des « bâtiments de guerre des mines, qui pourraient présenter un intérêt en mer Noire ; les patrouilleurs océaniques, qui vont remplacer nos A69 ; le successeur de l’Atlantique 2 (ATL 2), qui est en discussion ; le futur porte-avions, qui devra succéder au Charles-de-Gaulle en 2037 ; ou encore les SNLE 3G, dont les premières pièces seront usinées cet automne ».
Deux points paraissent essentiels à la marine moderne que s’attache à bâtir le CEMM : « épaissir et accélérer ». « La priorité, pour toutes les armées, c’est de faire un effort sur les munitions. Les stocks doivent être adaptés à un contexte international plus exigeant et plus incertain. Accélérer, ensuite, par l’innovation. Nos plateformes doivent évoluer au rythme de la technologie, et pas seulement tous les vingt ans, comme c’est le cas actuellement, avec des rénovations à mi-vie. Pour la marine, l’économie de guerre, c’est la capacité de l’industrie à booster la performance des systèmes d’armes actuels et à répondre à des besoins opérationnels nouveaux dans un temps court : les drones ; le traitement de masse des données, avec les jumeaux numériques embarqués ; le maintien en condition opérationnelle (MCO) prédictif ; les armes à énergie dirigée ».
Enfin, une marine moderne est constituée de marins de haut niveau. L’amiral Vandier salue le travail des écoles et leurs formations d’excellence, mais les troupes sous-payées peuvent hésiter face au pont d’or qui les attend dans le civil. « La rémunération et les outils de fidélisation sont donc fondamentaux ». La marine nationale doit aussi faire face à des enjeux de RH, point essentiel d’une marine moderne. Le CEMM en a d’ailleurs fait un de ses points principaux.
Le porte-avions, un investissement essentiel pour maîtriser les airs
En réponse à une question d’un député, l’amiral Vandier profite de l’occasion pour rappeler l’importance stratégique du porte-avions. « Dans ce retour du combat naval, comme c’est le cas à terre, on ne gagne pas une bataille sans supériorité aérienne. Dans les années 1990-2000, les porte-avions étaient des outils de projection de puissance vers la terre, dans des espaces peu militarisés, comme l’Afghanistan, le Mali ou l’Irak. Aujourd’hui, on se retrouve face à une densité de missiles et à une puissance de feu considérable, et pour pouvoir envisager de remporter un combat naval, il faut avoir la supériorité aérienne. »