L’année 2021 a été riche d’élections en Amérique latine, qu’elles soient présidentielles ou législatives. La plupart des sortants ont été sortis, sans résoudre pour autant les fortes tensions sociales qui parcourent le pays.
Contrairement au monde occidental, le sous-continent a été relativement épargné par la crise économique de 2008, profitant de la hausse des prix des matières premières et de l’appétit importateur de la Chine. À partir de 2014-2015, cependant, la plupart des nations latino-américaines plongent dans une période d’incertitudes : récession au Brésil, incapacité durable à générer de la croissance au Mexique, effondrement intérieur du Venezuela, inflation et pauvreté en expansion en Argentine, etc. Puis l’épidémie de coronavirus a fortement touché les pays puisqu’à la fin du mois de mai, le sous-continent doit déplorer un million de décès liés à cette maladie. Il s’agit d’un tiers des morts imputables au coronavirus, alors que l’Amérique latine ne représente que 650 millions de personnes sur les 7,8 milliards vivant dans le monde (soit moins d’un dixième), le système hospitalier ne parvient pas à absorber le choc sanitaire.
Si l’on ajoute à ce panorama la lassitude des sociétés face à la corruption endémique, la remise en cause globale des systèmes en place en 2019 et les manifestations de désespoir face à l’arrêt de l’économie (comme le mouvement des trapos rojos en Colombie, ces chiffons rouges suspendus aux fenêtres des foyers modestes forcés de rester chez eux), la situation ne peut qu’être explosive pour les gouvernements sortants en 2021.
Une guerre des tranchées idéologique
Ces tensions aboutissent à une radicalisation des mouvements d’opinion et à une polarisation de longue haleine (que l’on observe ailleurs dans le monde). Dans un certain nombre d’élections d’ampleur nationale[1], le choix qui s’offre aux électeurs est lourd de conséquences tant l’idéologie des principaux candidats paraît opposée. Le scrutin présidentiel péruvien d’avril-juin en fournit un exemple éloquent, puisque, lors du second tour, la gauche « radicale » de Pedro Castillo (finalement élu) affronte la droite « radicale » de Keiko Fujimori (qui échoue près du but pour la troisième fois consécutive).
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Le président choisi par les électeurs est décrit par ses adversaires comme un dangereux communiste disposé à nationaliser des pans entiers de l’économie, à écraser tous les contre-pouvoirs (notamment par une abrogation de la Constitution de 1993, instaurée par le président autoritaire Alberto Fujimori, père de Keiko) et à faire du Pérou une sorte de « Venezuela bis ». Castillo se sent d’ailleurs obligé de modérer ses propos, renonçant provisoirement à la rédaction d’un nouveau texte fondamental qui nécessiterait de toute façon une réelle majorité au Congrès. Sa formation, Pérou Libre, ne dispose en effet que de 37 députés sur un total de 130 et ne peut pas compter sur de nombreux alliés tant la droite et le centre sont dominants.
Quant à Keiko Fujimori, elle est dépeinte par une partie de l’opinion comme une continuatrice de l’œuvre de son père. Ce dernier a certes été élu démocratiquement en 1990, mais a également commis un « auto-coup d’État » en 1992, employant l’armée pour abolir la quasi-totalité des institutions et suspendre les libertés publiques. La volonté de sa fille de l’amnistier et de faire aussi libérer son ancien bras droit, Vladimiro Montesinos, ne peut guère jouer en sa faveur. Les deux hommes sont en effet associés à des crimes contre l’humanité à l’encontre de populations indigènes ainsi qu’à des atrocités dans la lutte contre la guérilla communiste du Sentier lumineux.
La candidate de droite est certes soutenue par les milieux d’argent, mais cela ne suffit pas à la faire élire. Le résultat du second tour (à peine 50,13 % des suffrages exprimés pour Castillo) témoigne de la tension dans un pays divisé, y compris géographiquement. Les zones rurales et le sud du Pérou, qui se sentent abandonnés du pouvoir central traditionnel, se portent vers la gauche, tandis que Lima et l’Amazonie péruvienne (plus favorisée par Fujimori père) s’en remettent à la droite. Il faut d’ailleurs attendre plus d’un mois pour que les autorités électorales confirment la victoire de Pedro Castillo, dans un pays où la plupart des anciens présidents ont maille à partir avec la justice.
Équateur : la fragmentation
La fragmentation observée au premier tour de cette élection présidentielle (aucun candidat n’a atteint 16 % des suffrages exprimés et les six personnalités arrivées en tête ne sont séparées que de 9 % au plus) se retrouve en Équateur. Dans ce pays, le premier tour, qui se déroule le 7 février, marque certes l’avance incontestable d’Andrés Arauz (32,72 %), « dauphin » de l’ancien président Rafael Correa, défenseur historique du « socialisme du xxie siècle ». En revanche, les trois candidats suivants sont éloignés de moins de 5 % des suffrages exprimés, avec le très bon score de l’indigéniste Yaku Pérez (19,39 %) et du social-démocrate Xavier Hervas (15,68 %).
Celui-là conteste pendant longtemps son élimination à l’issue dudit premier tour, organisant des manifestations à Quito et demandant plusieurs dépouillements complémentaires. Il admet finalement que c’est bien le libéral Guillermo Lasso, déjà candidat malheureux à deux reprises lors d’un second tour, qui s’est qualifié (19,74 %).
La « victoire surprise » de Lasso (52,36 %) face à Arauz est un autre excellent exemple des divisions idéologiques qui caractérisent l’Amérique latine depuis une vingtaine d’années. Le protégé de Rafael Correa pâtit en effet du désenchantement des communautés indigènes à l’égard du projet politique mené entre 2007 et 2017, sous sa présidence, mais aussi du rejet du « socialisme du xxie siècle » par une part croissante de l’électorat de gauche.
Un renouvellement inévitable ?
La tendance à « sortir les sortants » se poursuit, de fait, quasiment partout en Amérique latine en 2021. Bien que l’ancien président équatorien Lenín Moreno (2017-2021) ait « trahi » les idéaux de Correa, dont il a été vice-président, il est encore perçu à la fin de son mandat comme son héritier par une partie de la société.
En 2020, seule la Bolivie opte pour la continuité avec l’élection de Luis Arce[2], ancien ministre du socialiste et indigéniste Evo Morales. Au cours de l’année suivante, les électeurs montrent à quel point ils souhaitent confirmer leur dégoût à l’égard des systèmes institutionnels et des idées en place. Triomphalement élu dès le premier tour du scrutin présidentiel salvadorien de 2019 (53,10 %), le jeune Nayib Bukele, au pouvoir très personnel et autoritaire, écrase ses adversaires traditionnels de gauche (FMLN) et de droite (ARENA) aux législatives du 28 février 2021. Sa plateforme Nouvelles Idées et ses alliés du parti GANA remportent ainsi 61 sièges sur 84 à l’assemblée monocamérale de San Salvador. Peu importent les polémiques autour des pressions exercées sur le Parlement en 2020. Bukele y a fait pénétrer les forces armées pour obliger les députés à approuver ses nouvelles mesures de répression contre les sanguinaires maras (guérillas mafieuses qui ont essaimé jusqu’à Los Angeles). Sa cote de popularité reste en effet élevée en raison de son opposition musclée au crime organisé et à la corruption qui gangrènent le pays.
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Cette large victoire lui permet de faire destituer par le congrès, le 1er mai suivant, les magistrats de la Cour constitutionnelle, dans un mouvement condamné par les pays occidentaux. Les juges concernés sont en effet opposés à une série de mesures promues par Nayib Bukele, estimant qu’elles pourraient violer l’ordre institutionnel salvadorien. Les magistrats nouvellement nommés à leur place interprètent pour leur part la Constitution en faveur du président, ce qui lui permet de se présenter à sa propre succession en 2024 alors que ce n’était pas la jurisprudence qui prévalait jusqu’alors.
Chili : tensions maximales
Au Chili, la volonté d’en finir avec l’ordre hérité de la dictature d’Augusto Pinochet (1973-1990) pousse là aussi les sortants vers la sortie. Les manifestations populaires de 2019, qui ont démarré contre l’augmentation du prix du billet de métro de Santiago, ont abouti à l’organisation d’élections constituantes les 15 et 16 mai 2021. Le président Sebastián Piñera (élu en 2010 puis réélu en 2018), de tendance libérale et conservatrice, n’a eu d’autre choix que d’offrir cette possibilité aux citoyens. De larges secteurs de la société chilienne pensent en effet que la Constitution de 1980, approuvée sous les auspices de Pinochet (mais largement réformée par la suite), grave dans le marbre les inégalités économiques en protégeant les intérêts de classes supérieures et en perpétuant le libéralisme inspiré par les Chicago Boys.
L’assemblée constituante finalement choisie se place très à gauche, avec une nette domination des listes sociales-démocrates, indigénistes et communistes ainsi que des indépendants proches de leurs idées. La droite d’En Avant pour le Chili, au contraire, échoue à atteindre un tiers des membres de la nouvelle convention et ne pourra donc pas opposer son veto aux réformes sociales proposées par l’autre bout du spectre politique.
Pour sa part, l’élection présidentielle chilienne constitue un raz-de-marée dès le premier tour puisqu’aussi bien le candidat de la droite classique, Sebastián Sichel (12,79 %, quatrième) que la championne de la gauche modérée, Yasna Provoste (11,61 %, cinquième), ne se qualifient pour la suite du scrutin. Il s’agit d’un événement inédit depuis le retour de la démocratie dans ce pays andin, qui marque le triomphe de lignes plus dures tant à gauche avec Gabriel Boric (25,83 %, deuxième) qu’à droite avec José Antonio Kast (27,91 %, premier). Celui-là cherche à transformer le pays en profondeur en remplaçant système issu de la Constitution de 1980 et du référendum de 1988 (qui met fin à la dictature de Pinochet). Il prétend notamment accompagner les réformes sociales qu’il appelle de ses vœux dans de nombreux domaines et pour lesquelles il a lutté dans sa jeunesse en tant que meneur syndical étudiant. Le vainqueur du premier tour, en revanche, s’avère très conservateur sur les sujets de société. Souvent comparé au Brésilien Jair Bolsonaro, il multiplie les déclarations plutôt indulgentes sur la période s’étendant de 1973 à 1990, ce qui lui vaut les foudres des commentateurs situés à gauche.
L’écroulement des successeurs de la Concertation des Partis pour la Démocratie (coalition de centre et de gauche dissoute en 2013, qui gère le Chili sans discontinuer de 1989 à 2010) s’accompagne du surgissement de candidats inattendus. C’est le cas de Franco Parisi (12,80 %, troisième du scrutin présidentiel), « populiste de droite » aux convictions libérales qui récolte un franc succès sans avoir jamais mis le pied dans son pays natal durant la campagne électorale. Sous le coup d’un mandat d’arrêt pour ne pas avoir payé une pension alimentaire, il réside aux États-Unis et défend sa candidature exclusivement par Internet.
Le second tour de cette élection confirme en tout cas l’envie de changement qui s’empare de tout le continent latino-américain. José Antonio Kast bénéficie certes d’un report de voix en provenance de Parisi et Sichel. Cependant, Gabriel Boric est avantagé par l’augmentation de la participation (plus de 55,6 %, un record pour le pays). Il est donc finalement élu au poste suprême avec un résultat sans appel (55,8 % environ), ce qui fait de lui le président le plus jeune de l’histoire du Chili. En effet, il entrera en fonction le 11 mars 2022, à l’âge de 36 ans. Boric constitue également la première personne à triompher au second tour d’un scrutin présidentiel chilien tout en n’étant pas arrivé en tête au premier tour.
Le coup de barre à gauche est, par conséquent, considérable. Néanmoins, Boric devra également composer avec un Congrès fragmenté où la droite a notablement progressé lors des élections législatives de 2021 – particulièrement au Sénat.
Un AMLO plus en difficulté ?
Le Mexique marque peut-être l’un des rares reculs des dirigeants politiques taxés de « populisme » en Amérique latine. Élu avec 53,2 % des voix lors du seul tour de l’élection présidentielle de 2018, Andrés Manuel López Obrador (dit « AMLO »), chef d’État le plus à gauche du pays depuis des décennies, essuie effectivement deux revers en 2021. Le 6 juin, les électeurs retirent la majorité absolue jusqu’alors détenue par sa formation, MORENA. Elle l’obtient grâce à ses alliés du Parti vert et du Parti du Travail, mais, à eux trois, ils s’éloignent de la majorité qualifiée (deux tiers des députés, soit 334 au moins sur 500) qui leur aurait permis de réformer la Constitution de 1917 selon leurs vœux.
Quant au référendum du 1er août, il voit l’approbation des mesures anti-corruption prônées par AMLO à 97,72 %… et pourtant, seuls 7,2 % des inscrits se déplacent pour voter, loin du quorum de 40 % requis par la loi. Les dispositions prévues par la présidence ne peuvent donc être validées.
Cependant, malgré ces échecs, le candidat de MORENA à l’élection présidentielle de 2024 (à laquelle AMLO ne peut théoriquement pas se présenter) part pour le moment favori. Il faut dire que la politique mexicaine est un champ de ruines miné par la corruption et l’incurie du centre gauche (PRI) et des conservateurs (PAN) qui alternent au pouvoir depuis les années 2000.
Un regard inquiet vers l’avenir
Au moment où nous écrivons ces lignes, le Honduras s’est enfin choisi un successeur à Juan Orlando Hernández, réélu en 2017 malgré des accusations de fraude et des manifestations à son encontre. Empêtré dans des affaires de trafic de drogue, il incarne aux yeux de beaucoup la vieille caste politique qui a tout fait pour empêcher Salvador Nasralla, candidat marqué à gauche, de parvenir au pouvoir il y a quatre ans. Là encore, un cycle de domination d’une seule et même formation, le Parti national (conservateur), doit prendre fin puisque le candidat soutenu par le chef d’État sortant, Nasry Asfura (environ 37 % des bulletins exprimés), a été clairement battu par l’opposante de gauche Xiomara Castro (plus de 51 %).
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Cette période de droite avait été ouverte par Porfirio Lobo en 2010, dans un contexte très houleux. L’année précédente, le président Manuel Zelaya, mari de Castro, avait été destitué et expulsé du Honduras par les forces armées. La dispute constitutionnelle à l’origine de ce que certains (dont l’Organisation des États américains) considèrent comme un coup d’État a ouvert dans cette nation d’Amérique centrale une période de troubles que Xiomara Castro espère justement clôturer. Proche du socialisme du xxie siècle au pouvoir au Venezuela, à Cuba ou encore en Bolivie, la première femme à la tête du Honduras entend en effet donner un coup de barre à gauche.
Nicaragua : toujours Ortega
Le Nicaragua, de son côté, réservait moins de suspense car le président autoritaire Daniel Ortega, en place depuis 2007, avait d’ores et déjà balayé l’opposition en disqualifiant ou en faisant emprisonner ses principaux représentants. Le 7 novembre 2021, le tout-puissant chef d’État l’a d’ailleurs emporté avec près de 76 % des bulletins exprimés, un résultat largement contesté par l’opposition. Cette dernière se montre également sceptique quant au taux de participation officiel (environ 65,3 %), estimant qu’il n’a pas pu dépasser les 18,5 %. De nombreux pays, dont ceux de l’Union européenne, ne reconnaissent pas la légitimité du scrutin, ce qui n’inquiète cependant guère Ortega et son épouse, Rosario Murillo, qui est aussi sa vice-présidente. Une femme qui, de l’avis de tous les observateurs, est un personnage central des institutions nicaraguayennes, assurant le contrôle du pouvoir par son clan dans ce qui s’apparente à une véritable kleptocratie.
Argentine : avenir difficile
L’Argentine va, de son côté, affronter deux années difficiles jusqu’à l’élection présidentielle de 2023. Très durement éprouvé par la pandémie de coronavirus, le pays ne parvient pas à se sortir d’une spirale inflationniste qui contribue à discréditer le président de gauche Alberto Fernández. Membre de la constellation péroniste, au même titre que sa vice-présidente, Cristina Fernández de Kirchner (déjà chef d’État de 2007 à 2015), il voit sa plateforme électorale, le Front de Tous, largement battue aux élections législatives par l’opposition de droite d’Ensemble pour le Changement. Le péronisme maintient certes de bons résultats dans ses bastions du nord-ouest (comme les provinces de Salta, de Formosa, du Chaco ou de Tucumán) et perd moins que prévu dans la province de Buenos Aires (la plus peuplée du pays). En revanche, il est largement distancé dans la capitale elle-même ainsi que dans les principales métropoles de la nation. Il doit même subir l’humiliation d’arriver en troisième position dans la province de Santa Cruz, dans le sud, fief politique des Kirchner.
À l’occasion de ce scrutin, l’économiste libertaire Javier Milei fait beaucoup parler de lui en obtenant pour son parti, La Liberté Avance, deux sièges de députés dans la circonscription de la ville de Buenos Aires. Dans un pays traditionnellement étatiste, ses thèses, proches de l’école autrichienne d’économie, surprennent bon nombre de commentateurs. Le personnage lui-même, à la fois fantasque et débatteur chevronné, révolutionne à sa manière un paysage politique englué dans l’opposition entre la dynastie Kirchner et l’ancien président de droite Mauricio Macri (2015-2019).
Dans ce contexte général, les mois qui viennent vont mettre à rude épreuve les fragiles démocraties latino-américaines, avec un long cycle électoral qui débutera en 2022 par trois scrutins présidentiels (Costa Rica, Colombie, Brésil). Cette dernière nation verra-t-elle se produire au second tour le duel tant attendu entre Lula et Jair Bolsonaro ? Et, après les manifestations de 2020 initialement organisées contre une réforme fiscale contestée, les Colombiens voudront-ils tourner la longue page conservatrice initiée par Álvaro Uribe en 2002 ? Autant de questions dont les réponses seront loin d’être neutres pour le sous-continent.
Notes
[1] Pour des raisons de longueur, cet article ne pourra pas évoquer tous les scrutins latino-américains de l’année 2021.
[2] De novembre 2019 à novembre 2020, c’est certes Jeanine Áñez, de droite, qui est le chef de l’État bolivien, mais elle n’assure ce rôle qu’à titre intérimaire, dans le cadre d’une crise institutionnelle, sans avoir été élue à ce poste par les citoyens. C’est ce qui explique que je parle ici de « continuité » de la gauche.