<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> De Marx à la Pachamama : itinéraire du paganisme globalisé

23 juillet 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Du marxisme à l'écologisme, avec les mêmes conséquences : la destruction des hommes (c) Wikipédia

Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

De Marx à la Pachamama : itinéraire du paganisme globalisé

par

La théologie de la libération a chamboulé et fracturé le christianisme en Amérique latine, s’opposant à la fois à l’orthodoxie catholique et à l’histoire post-colombienne du continent. Les multiples courants de ce mouvement ont toutefois en commun d’avoir tenté l’infusion du marxisme dans le christianisme, certains revendiquant la légitimité de la lutte armée, d’autres non. Outre ses échecs sociaux et politiques, la théologie de la libération a aussi été un grand échec spirituel, accélérant le retrait du christianisme pour laisser la place aux sectes évangéliques porteuses d’une théologie de la prospérité. Ayant abandonné Marx pour Gaïa, ces mouvements tentent un retour via le paganisme global et la défense du pacte cosmique de l’écolo-communisme.

Le 16 novembre 1965, 42 pères conciliaires de Vatican II se réunissent à Rome, dans les catacombes de Domitille, pour signer un texte rédigé par l’évêque brésilien Helder Camara. Ce « pacte des catacombes » comme ils l’appellent eux-mêmes, au-delà de chercher à établir une Église « pauvre pour les pauvres » est le point de départ du mouvement de la théologie de la libération. L’autre point d’ignition fut le congrès du Conseil épiscopal latino-américain (Celam) tenu à Medellín en 1968 durant lequel le prêtre péruvien Gustavo Gutierrez a officiellement lancé l’expression « théologie de la libération ». Ce mouvement spirituel a de nombreuses figures, dont le Brésilien Leonardo Boff et l’archevêque de Tegucigalpa, le cardinal Oscar Maradiaga.

A lire aussi: Musique : La Colombie de Carlos Vives

Il a aussi de nombreux courants et dissensions, ce qui rend son étude plus complexe. Tous adhèrent néanmoins au marxisme, à des degrés plus ou moins profonds et avoués ; tous estiment que la praxis de la libération doit l’emporter sur la conversion spirituelle personnelle. Leur vision économique et sociale est figée. S’alarmant à juste titre de l’état de pauvreté d’une partie de la population, ils réfléchissent en termes de répartition des richesses et non pas de création. Ils se focalisent sur les communautés indigènes et paysannes, exaltant leur supposée bonté et perfection naturelle, sans voir que la société latine change, que l’urbanisation est de plus en plus massive, et que les fils de paysans aspirent à d’autres métiers que celui de leurs pères. Le développement économique et social passe par la mécanisation, l’augmentation de la productivité et le respect du droit, non par le maintien des structures du passé. Le drame de ces théologiens, au-delà de leurs erreurs anthropologiques et théologiques, est d’avoir exalté un peuple mythifié et créé de toute pièce, qui n’intéressait qu’eux et dont les idées ont glissé sur le peuple qu’ils étaient censés représenter.

Un peuple qui échappe aux intellectuels

Dès les années 1980, les « pauvres » se sont détournés d’eux. La révolution a fait long feu, qu’elle soit politique ou théologique. Les discours sociologisants et les grandes envolées lyriques pouvaient plaire aux intellectuels réunis en cénacle, mais ils ont de plus en plus lassé des populations qui demandaient autre chose que des discours socio-politiques durant les prêches. Née dans les catacombes, exaltée dans les cénacles et les assemblées d’évêques, la théologie de la libération a peiné pour sortir de ces cercles restreints et être autre chose que des délires d’intellectuels. Rappelée à l’ordre par Jean-Paul II et Joseph Ratzinger, notamment dans l’Instruction sur quelques aspects de la théologie de la libération (1984), cette doctrine n’a guère survécu à l’époque tiers-mondiste qui l’a fait naître et à la condamnation de plusieurs de ses membres, qui ont fini par quitter la prêtrise et l’Église.

Se voyant comme un mouvement proprement latino-américain, proche du peuple et de ses préoccupations, cette pensée fut essentiellement un mouvement d’idées nées en Europe et portées par des intellectuels bien loin des pauvres qu’ils croyaient défendre. Le même syndrome de dissonance cognitive a touché les maoïstes français et les intellectuels germanopratins bien éloignés de Billancourt. Cette « idéologie de laboratoire » qui se prétendait libératrice était en réalité une nouvelle forme de colonialisme culturel, comme l’a perçu le cardinal Ratzinger :

« La théologie de la libération, dans ses formes qui se rattachent au marxisme, n’est absolument pas un produit autochtone, indigène, d’Amérique latine ou d’autres zones sous-développées où elle serait née et aurait grandi quasi spontanément par l’action du peuple. Il s’agit en réalité, au moins à l’origine, d’une création d’intellectuels ; et d’intellectuels nés ou formés dans l’Occident opulent : ce sont des Européens, les théologiens qui l’ont fait naître ; ce sont des Européens – ou formés dans des universités européennes –, les théologiens qui la font grandir en Amérique du Sud. Derrière l’espagnol ou le portugais de ces prédications perce en réalité l’allemand, le français, l’anglo-américain. » La théologie de la libération fait ainsi partie « de l’exportation à destination du tiers-monde de mythes et d’utopies élaborés dans l’Occident développé. C’est presque une tentative visant à expérimenter dans le concret des idéologies conçues en laboratoire par des théoriciens européens. D’un certain point de vue, par conséquent, c’est encore une forme d’impérialisme culturel, bien que présenté comme la création spontanée des masses déshéritées. Reste ensuite à vérifier quelle influence réelle ont en vérité sur le “peuple” ces théologiens qui disent le représenter et être leurs porte-parole[1]. »

A lire aussi: Podcast : Géopolitique de l’orthodoxie 1/2

De Marx à Gaïa

Au début des années 1980, l’Amérique latine apparaissait encore aux yeux de beaucoup de commentateurs comme le continent de l’avenir du catholicisme. Quarante ans plus tard, soit deux générations, le tableau a changé. En matière de foi, méfions-nous des discours sociologiques qui, s’intéressant aux pratiques et aux manifestations extérieures, n’arrivent pas à percevoir et à quantifier la place réelle de l’intériorité. Les chiffres et les statistiques ont leur utilité, mais ils ne sont pas un absolu. Certes, le nombre de catholiques, quel que soit le pays considéré, n’a cessé de diminuer au profit de différents mouvements évangéliques, ce que symbolise notamment Jair Bolsonaro, passé de la foi romaine à la mouvance évangélique.

Mais cela ne suffit pas à exprimer la réalité de la place de la foi. Les mouvements évangéliques captent une part de plus en plus grande du peuple auquel la théologie de la libération s’adressait. Le tiers-mondisme a lassé. Le discours itératif sur la pauvreté, la réforme agraire, la lutte sociale a mal vieilli. La population est désormais urbaine et aspire à d’autres métiers que le dur labeur des champs. La théologie de la prospérité apparaît plus attirante que les revendications marxistes prônées par les prêtres catholiques. Les réunions évangéliques sont plus stimulantes que les messes transformées en meeting socio-politique par des prêtres syndicalistes. Le synode sur l’Amazonie, tenu à Rome à l’automne 2019, a dévoilé la fracture latente au sein du catholicisme latino, entre ceux qui ont cherché à actualiser et à poursuivre le pacte des catacombes et ceux qui ont insisté sur l’échec de la théologie de la libération.

De nombreux prêtres officiants en Amazonie ont témoigné de l’échec de cette pastorale. Centrée uniquement sur le social et l’action politique, elle a oublié de parler à l’âme, ce que font les mouvements évangéliques, moins politiques et plus spirituels. Cela explique une partie de leur succès. La figure de la Pachamama, cette idole amazonienne de la fertilité, a plané tout au long du synode, jusqu’à figurer dans une cérémonie organisée dans les jardins du Vatican. Elle illustre le tournant pris par les disciples des catacombes et de Medellín, qui recyclent le marxisme dans l’écologisme. Des participants au synode se sont retrouvés autour du cardinal Hummes (Brésil) pour réaffirmer leur attachement au pacte de 1965, en signant un nouveau pacte des catacombes pour défendre un « acte d’amour cosmique ». Cette fusion de l’écologisme et du communisme témoigne du passage de Marx à Gaïa.

De Gaïa à la Pachamama

La Terre-Mère est désormais l’origine de l’humanité et l’horizon cosmique vers lequel les hommes fusionnent. Cette pensée s’est liée avec l’indigénisme, qui est à la fois une reconstruction culturelle menée par des Occidentaux et un réveil des cultures primitives typique du choc des civilisations. Tout ce qui se rattache à l’Occident est rejeté : vêtement, culture et bien sûr christianisme. Ce qui demeure est fusionné dans les cultures revisitées, comme l’exprime cet extrait d’un credo rédigé par les Indiens de La Paz en Bolivie en 1995 :

« Nous croyons en Jésus-Christ qui vit, meurt et ressuscite dans ceux qui luttent pour construire un projet historique de vie à partir des pauvres. Nous croyons en Jésus-Christ Dieu de la proximité et de l’unité, qui nous a donné vie et force à travers le sacrifice de Quetzalcóatl qui a été, est et continuera d’être de notre côté, pour rechercher un nouveau pachakuti, à travers la fraternité, la communauté, la solidarité, la réciprocité, car tout cela est l’actualisation de son immense amour qui nous oriente vers la Terre nouvelle et les Cieux nouveaux[2]. »

A lire aussi: Livre: Capitalisme : le temps des ruptures

L’indigénisme qui refleurit en Amérique latine comme ailleurs, en rejetant tout ce qui est occidental, est l’une des manifestations du choc des civilisations provoqué par la mondialisation. Celle-ci balaye les cultures faibles, trop fragiles pour résister aux vents de la globalisation, mais renforce les cultures fortes, ravivées par ce même vent. Cela n’empêche pas les constructions intellectuelles sous couvert d’authenticité, de primitivisme et de retour aux sources. Les langues indigènes « originales » sont, la plupart du temps, des constructions récentes de linguistes. Les traditions « immémoriales » ont été sauvées et formalisées par les ethnologues. Evo Morales, chantre de l’indigénisme bolivarien, n’est pas un Indien et ne maîtrise pas les langues « indigènes ». L’authenticité peine à masquer le bricolage intellectuel et l’opportunisme politique. Comme pour la théologie de la libération, l’indigénisme écolo-communiste est un produit d’exportation fabriqué en laboratoire. Comme le sont les mouvements évangélistes, dont un grand nombre sont financés par des fondations américaines.

Les sociologues ont eu tort de parler de retour du religieux ; celui-ci n’a jamais disparu. Loin d’être une « sortie de la religion », la manifestation spirituelle actuelle est l’expression du paganisme globalisé qui s’exprime dans le culte vaudou, l’adoration de la Pachamama ou l’écoute attentive de la prophétesse Greta. Financé par des institutions internationales, soutenues par des figures charismatiques, il s’exprime aujourd’hui dans l’écologisme qui, sous couvert de discours scientifiques, est l’abdication de la raison au profit de l’émotivité et du sentimentalisme. Rejoint par la vieille garde marxiste lavée au vert, il est aussi dangereux pour l’homme que son prédécesseur. L’Amérique latine, laboratoire du communisme rouge au xxe siècle, est en train de devenir celui de l’écolo-communisme au xxie siècle. Il agrippe tout à lui : le féminisme sentimental, le culte de la nature et de la déesse mère, la haine du genre humain, l’homme étant vu comme un virus pour la nature.

Il reprend la voie du sacrifice humain si bien révélé par René Girard en développant une écothéologie dont le thème chéri de la décroissance peut faire autant de victimes que les laogaïs de naguère. Le péché personnel est remplacé par des crimes corporatifs. C’est la société qui est coupable de pécher contre l’indigénisme ou contre l’environnement. Elle doit donc être redressée et rééduquée. Le culte de l’Amazonie tel qu’il est développé en Europe est bien loin de la complexité de cet espace à plusieurs facettes[3]. La haine du progrès, de la technologie, des communications humaines et des échanges reprend l’antique voie de la servitude. L’écologie de la libération, telle qu’elle est défendue par les nouveaux tiers-mondistes et les écolo-communistes, conduira aux mêmes drames que les précédents. On le voit au Venezuela, où « le socialisme du xxie siècle » a ruiné un pays prospère et provoqué une crise sociale sans précédent.

On le voit en Bolivie, qui aura du mal à se remettre des années Morales, ou en Argentine, apparemment engluée de façon définitive dans le populisme péroniste. L’écolo-communisme pourra donner une nouvelle vigueur intellectuelle à Cuba, dont la dictature castriste est toujours bien vue dans les cercles universitaires et journalistiques. La Pachamama, présentée comme une sympathique déesse de la fertilité, montre surtout le chemin de la pauvreté. L’idéologie écolo-communiste qui sous-tend son culte sera une nouvelle fois l’ennemi des pauvres et des moins pauvres qu’elle prétend défendre.


[1] Cardinal Joseph Ratzinger, Entretien sur la foi, 1984.

[2] Cité par Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Le Seuil, 2008, p. 91.

[3] Conflits a consacré plusieurs podcasts à l’Amazonie. Ils sont en écoute libre sur notre site.

Mots-clefs : , ,

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Du marxisme à l'écologisme, avec les mêmes conséquences : la destruction des hommes (c) Wikipédia

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest