<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Comment nous sommes devenus « gallo-ricains »

9 décembre 2020

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : Macron, symbole de l'américanisation de la France ? Photo : Evan Vucci/AP/SIPA AP22405031_000160

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Comment nous sommes devenus « gallo-ricains »

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On ne peut citer tous les essais de Régis Debray. Les derniers concernent nos relations avec les États-Unis. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 2017, et France-Amérique, douze rencontres, Autrement-Gallimard, mars 2018. Il a accepté de répondre aux questions d’Hadrien Desuin et de Pascal Gauchon.

Où en est le « rêve américain » ?

Le rêve devient chaque jour plus réalité. Il s’est même officialisé. « On a tous quelque chose de Johnny Hallyday » dit le Président de la République. Et qu’est-ce-que Johnny sinon le rêve américain ? C’est un Américain manqué qu’un million de Français sont venus saluer sur les Champs-Élysées, et la France officielle a pris le deuil.

Mais Johnny Hallyday chantait en français avec un public très populaire…

Bien sûr, le tronc étatsunien a sa branche française, parmi des dizaines d’autres, Johnny était un Elvis Presley sous franchise que les Américains considéraient comme provincial, donc négligeable. Comparez Édith Piaf et Johnny à cinquante années de distance. Piaf c’était la chanson de rue, la chanson à texte, la complainte et la goualante, c’était la France incarnée qui rassemble Gavroche et Aristide Bruant. Johnny est un produit dérivé. Le roi du rock est roi de France.

Ce rêve américain, on ne peut même plus le penser puisque c’est ce qui nous fait penser. Lors des dernières élections présidentielles il a pris la forme des primaires, du pupitre en plexiglas et des trois minutes pour résumer la vision du monde du candidat. Il est dans le langage de l’Élysée où l’on parle de « Task force » et de « War room ». Il est dans le « Black Friday ». Ce n’est plus un produit d’importation, c’est la nature des choses.

Car nous sommes passés de la graphosphère à la vidéosphère. Et la vidéosphère est américaine. Dès que vous branchez votre ordinateur, votre langue et votre pensée sont moulées par des idéaux normes et des mots d’outre-Atlantique. N’ayez pas une vision politicienne des choses. La politique n’a plus d’importance. Le GAFAM[1] est en amont.

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Vous dites que nous sommes tous devenus américains. Vous y compris ? Qu’aimez-vous dans l’Amérique ?

Beaucoup de choses. Il y a d’abord une inventivité technique qui fait merveille. J’admire aussi leur civisme et le courage moral de l’individu propre aux civilisations protestantes, qui ne sont pas cléricales ni verticales. Mais ce que je leur envie le plus, c’est leur religion civile. Celle que Rousseau jugeait indispensable. Cette religion biblico-patriotique leur donne confiance en eux. Ils se vivent vraiment comme la nation providentielle, chargée de guider l’espèce humaine. C’est le Dieu unique mais assaisonné de façon patriotique, sans allégeance romaine et sur une base indigène. En ligne directe avec le Créateur.

Les musulmans aussi sont dans un rapport direct avec Dieu…

La relation à Dieu ne suffit pas. Il faut qu’il y ait un lien entre le ciel et la terre mais aussi qu’il y ait sur la terre quelque chose de nourrissant, sinon cette relation reste rhétorique ou purement psychologique. La croyance au Paradis, c’est ce qui autorise le sacrifice et donne donc une combativité exceptionnelle. Mais c’est la seule supériorité de l’islamisme sur nous.

Finalement ce qui vous plaît aux États-Unis, c’est le protestantisme ?

Il m’arrive parfois de regretter que la France n’ait pas les qualités de l’Amérique. Mais je ne dis pas que c’est bien ou c’est mal, je compare et je goûte. C’est le fonctionnement qui m’intéresse. Pas de civilisation sans hégémonie. Et pas d’hégémonie sans Empire. Un Empire joint ce pouvoir absorbant et un pouvoir émissif. C’est parce qu’on absorbe beaucoup qu’on peut émettre beaucoup. Les États-Unis ont absorbé Calvin et Luther pour en faire quelque chose d’autre, le néo-évangélisme. Et ce néo-évangélisme revient chez nous ! Il y a en France une Église évangélique qui se fonde tous les huit jours ! Et vous allez me dire que le rêve américain est mort ? C’est amusant. Les églises se vident mais les temples, souvent des usines désaffectées, se remplissent.

On ne peut donc pas échapper au rêve américain.

Nous ne pouvons pas échapper aux blockbusters, ni au dollar ni à la fibre optique ni aux vidéo-games.

Un peu comme au Puy du Fou ? 

C’est Walt Disney par les Vendéens. C’est un mode d’exhibition à la Buffalo Bill de notre Histoire. Le sous-titre de mon livre (Comment nous sommes tous devenus américains) n’est pas juste parce qu’en fait nous sommes gallo-ricains. Tout Empire produit des traits d’union. Avec Rome nous étions des Gallo-romains et nous avons effectivement acquis peu à peu une langue propre, laquelle disparaît aujourd’hui au profit d’un parler gallo-ricain.

Dans votre livre, vous avez cette faculté rare de déceler le positif et le négatif : l’américanisation par le haut et par le bas.

L’américanisation touche les banlieues et les centres-villes. C’est la casquette de base-ball des rappeurs dans les banlieues et la French American Foundation dans les palais. Quand vous prenez la liste des boursiers de la French American Foundation, toute la classe dirigeante française y figure avec les grands journalistes et les grands industriels. Pour l’Italie ou l’Allemagne, deux nations à tradition fédérale, cela peut se comprendre. L’Allemagne se purge de toute violence par la culture du droit. Mais en France, nous avions un État fondateur qui rend cette intégration à la fois plus blessante et plus surprenante.

La loi Toubon, tombée en désuétude, n’est-elle pas le symbole de cette langue française qui a baissé pavillon face à l’anglais ?

Cette loi a été débranchée par les publicitaires qui sont intervenus pour défendre la liberté du commerce et leur chiffre d’affaires. C’est l’exemple même de l’impuissance de la loi face à la force dominante : l’économie. C’est le propre du nouvel âge que de remplacer homo politicus par homo economicus. Or quel est la langue de l’économie ? Le globish. Et vous voulez faire une loi pour la francophonie ? C’est pisser dans un violon.

Élie Faure l’avait très bien vu. En 1931, il est reçu comme un prince aux États-Unis et il écrit à sa femme : « Il n’est pas de plus beau spectacle qu’un organisme puissant en croissance. La moitié des Américains ne votent pas. Non seulement l’économie domine le politique. Mais il devient, il est déjà politique. La nation est menée par les chefs de finance et d’industrie. Ploutocratie ? Allons donc ! Dynamocratie. » Élie Faure décèle une forme en gestation, une sève en ascension. Il assiste à la naissance d’une civilisation.

Le français est donc condamné ?

Les Romains cultivés parlaient grec. Il faut toujours qu’une classe dirigeante se distingue du vulgaire. Aujourd’hui, si la francophonie a encore une petite chance à l’échelle mondiale c’est pour en faire une langue de qualité, une langue snob. Une langue de gens bien. C’est-à-dire jouer sur la distinction puisqu’on ne peut plus jouer sur le reste. Même plus sur l’art d’ailleurs puisque l’art contemporain se cale sur la métropole. Mais on peut jouer sur le haut-de-gamme, sur les dames cultivées, sur quelques intellectuels. Il n’y avait pas un patricien romain qui n’envoyait ses enfants faire leur tournée en Grèce.

Est-ce qu’il y a des pays qui pourraient résister au rêve américain et développer leur propre rêve ? La Chine par exemple ?

Je crois que la Chine possède une capacité de résistance mais pas une capacité de proposition. D’abord parce que la langue chinoise est une nouvelle grande muraille. On peut apprendre à se faire comprendre en anglais en dix jours. Pour le chinois, il faut 5 ans. De même que le latin est devenu la lingua franca sous l’Antiquité parce que c’est une langue simple, l’anglo-américain est une langue simple (je ne parle pas de Shakespeare bien entendu).

Le deuxième point, c’est que la Chine n’a pas l’âme missionnaire. Parce qu’elle n’a pas reçu mandat d’un Dieu unique pour faire le bonheur de l’humanité. Elle est, elle-même, le centre du monde. Elle a besoin de lignes d’approvisionnement, de clientèle, de sources de matières premières mais elle se moque de nos âmes. Parce qu’elle nous considère comme des barbares périphériques, notre culture ne l’intéresse pas.

Parce qu’elle pense que nous ne serons jamais chinois, que nous n’en sommes pas dignes, alors que les Américains le pensent ?

Ce n’est pas tellement qu’ils le pensent, c’est qu’ils le font ! Tout empire cherche à étendre ses frontières et les Américains en ont reçu le mandat divin. Par ailleurs, ils sont monothéistes, à l’inverse des peuples asiatiques, et le monothéisme est une force formidable, une force d’uniformisation qui n’a pas d’équivalent. Être le confident de la Providence, c’est la meilleure position pour aborder les vicissitudes. In God we trust! L’avenir ne peut que vous tirer en avant.

De la même façon God trust in America…

Nous avons foi en Dieu et Dieu a foi en nous. C’est un échange de bons procédés… C’est sous la bannière américaine que toutes les nations civilisées doivent se regrouper. Les autres sont des retardataires. Je crois que les Chinois peuvent résister aux méthodes d’adoption américaines. Ils ont la massivité démographique, 4 000 ans d’histoire continue derrière eux et un patriotisme exacerbé comme celui des États-Unis. Les États-Unis, la Chine et la Russie ce sont les trois dernières grandes nations qui croient en elles-mêmes, avec Israël.

Et un pays comme le Japon ?

Le Japon est une tribu ultra-moderne. Une homogénéité ethnique exceptionnelle, mais qui capte les flux du dehors. Quand je suis au Japon, j’ai vraiment la sensation d’être ailleurs, en Chine pas tellement. Au Japon, il y a une pratique de l’espace, des rituels, des gestes. Quelque chose d’étrange et de vraiment différent. Le Japon c’est l’île absolue selon la formule de Thierry de Beaucé.

Pendant ce temps, en Europe, Emmanuel Macron tente de réactiver le rêve d’une Europe puissance.

L’Union européenne fonctionne comme un sas entre le vieux et le nouveau monde, et  elle est pour l’Europe de l’Est un marchepied vers les États-Unis. C’est une sorte de vestibule stratégique. Les Américains aiment la « nouvelle Europe », ainsi qu’ils ont dénommé l’Europe de l’Est, parce que c’est la nouvelle Amérique. Milan Kundera nous a jadis convaincus que nous avions des cousins kidnappés au-delà de l’Elbe, mais il a découvert lui-même que c’était plutôt des cousins d’Amérique. Dans cette « nouvelle Europe » le remplacement des librairies et des bibliothèques par les sex-shops et les vidéo-clubs, c’est tout de même un trait de civilisation qui n’était pas prévu.

L’Europe garde une certaine souveraineté à l’intérieur comme en avaient les dominions de la couronne britannique, mais sa diplomatie, faute d’une armée, reste une plaisanterie. Quand Sarkozy puis Hollande ont décidé de réintégrer la France dans le commandement de l’OTAN, il n’y a pas eu de protestation. C’est passé comme une lettre à la poste. Quand Trump a dit que l’OTAN n’était pas sa priorité, on a entendu des hurlements : « Ne nous abandonnez pas ! » C’est stupéfiant cette absence d’amour-propre. Un minimum d’orgueil aurait été nécessaire : « Vous ne voulez plus de nous, eh bien, cela tombe bien, nous allons nous donner les moyens d’être autonomes ! »

Avec Poutine, présenté comme un nouveau Staline, l’Europe et les États-Unis vont-ils retrouver un ennemi et une cohérence occidentale ? Christine Ockrent disait un matin sur BFM qu’il y avait plus de goulag sous Poutine que sous Staline…

On s’efforce de staliniser Poutine, mais c’est ridicule. Cela montre à quel point nos « élites » sont capables de délirer. On hésite ici entre le réflexe conditionné et l’éternel besoin d’un ennemi fédérateur.

Ne faudrait-il pas distinguer l’Union européenne, instrument qui peut être manipulé, voire qui réclame d’être manipulé, et puis l’Europe en tant que continent et civilisation qui pourrait potentiellement avoir un rêve ou du moins une identité différente des États-Unis ?

C’était le projet gaullien, une Europe européenne. Je crains malheureusement que ce projet ne soit plus d’actualité et que l’absorption de la culture européenne par la sphère américaine soit trop avancée. Et je ne vois pas comment pourrait se décoller la politique du technologique made in USA. Et puis, le projet gaullien a capoté parce que les Allemands ont dit non. Les Allemands ne cessent de nous renvoyer dans les buts mais nous revenons à la charge tout le temps comme le prétendant éconduit par sa belle. Macron fait un pari dangereux.

L’Europe ne peut donc s’émanciper de la tutelle américaine ?

Il y a une personnalité européenne mais Paul Valéry remarquait déjà que l’Europe aspirait à être dirigée par une commission américaine. Il voyait l’Amérique comme une projection de l’Europe. Et aujourd’hui, les rayons lumineux vont en sens inverse.

L’industrialisation de la culture est une américanisation. La base industrielle de la culture n’est plus l’imprimé ni l’école, c’est le numérique. Et les maîtres de cela sont les Américains. Ce sont eux qui ont fait de la jeunesse une culture. Ils ont fait du bambin « l’enfant-roi » et des adultes des « baby-boomers ». Cette structuration des mentalités dérive d’une domination technologique objective. S’en déduisent une façon de rêver, de sentir, nos façons de nous déplacer. Cette matrice court-circuite les projets d’indépendance européenne.

Il faudrait croire en la capacité de la Grèce du Ier siècle à s’émanciper de Rome. Tout en me disant qu’il peut y avoir des résurgences parce qu’il y a eu Byzance. Et le monde hellénistique a survécu à l’Empire romain d’Occident. À Byzance, le monde gréco-romain a perduré pendant mille ans. Il peut donc y avoir des surprises.

Le régionalisme en Europe ou le désir de sauver notre patrimoine, n’est-ce pas une réaction à cette mondialisation américaine ?

C’est ce que nous appelons en médiologie « l’effet jogging ». Dans les années 1930, on pensait qu’à force d’être en voiture les Européens auraient les membres inférieurs atrophiés. Or l’homme moderne ne marche plus, il court dans des salles de gymnastique et ses membres se remusclent. Les innovations techniques ont des effets sur le mental des « populations », elles les déstabilisent et leur font régresser le moment où elles étaient  « peuple ». Ce rejet provoque par contrecoup un retour à des formes identitaires qu’on croyait révolues. C’est une règle anthropologique : inondez de Coca-cola un pays de vieille tradition, et vous aurez des ayatollahs.

Macron est-il le symbole de l’américanisation de la France ?

Ce serait trop vite dit. Je ne suis ni politologue ni chroniqueur, et je ne le connais pas personnellement. C’est un ancien élève des jésuites mais qui me semble avoir incorporé l’ethos protestant qui est très moderne. La poussée néo-évangélique est moins une poussée religieuse qu’une poussée culturelle. Mais il n’écoute plus la Marseillaise la main sur le cœur, à l’américaine. Il n’est pas idiot. Il connaît ses faiblesses et colmate les brèches.

Dans les pays protestants, il n’y a pas de volets aux fenêtres. Regardez l’ampleur missionnaire du néo-évangélisme. C’est une résurgence légitime parce que le protestantisme est une religion beaucoup plus adaptable, élastique, malléable que le catholicisme. Il se retrouve à la fois dans le féminisme, dans l’immédiateté, dans la transparence, dans l’individualisme.

Dans une époque où l’on n’a plus la foi de l’autorité mais l’autorité de la foi, Macron paraît très à l’aise.

Au fond, cette américanisation est-elle si grave ?

Non. L’hégémonie, il faut bien que quelqu’un l’exerce. Ce qui irrite c’est la servitude volontaire des colonisés, le mimétisme inconscient. « Pour exister, il faut parfois être sourd », disait Lévi-Strauss. Autrement dit, il est légitime de refuser d’écouter.

En termes d’histoire des civilisations, Rome a beaucoup fait avancer la technique et le droit. Et elle a rendu possible le christianisme à la fois par les voies romaines le long desquelles il s’est diffusé, mais aussi par la langue latine.

Au fond, un Gaulois avait toutes les raisons de préférer la villa romaine à la hutte en bois. Il avait toutes les raisons de préférer les aqueducs au transport de l’eau dans un seau en bois. Donc, bien sûr, il y a des bienfaits de l’hégémonie américaine ! J’ai tendance à croire, avec Hegel, que tout ce qui est réel est rationnel. L’hégémonie américaine doit avoir ses raisons.

Essayons au moins de mériter le trait d’union « gallo-ricain ». On a retrouvé, au pied d’une stèle des bateliers de la Seine, un hommage à quatre dieux : deux gaulois et deux romains. Le gallo-ricain est un hybride comme le gallo-romain. Les gallo-romains prenaient part aux guerres civiles romaines comme nous prenons part aux débats entre Mme Clinton et M. Trump. Vercingétorix n’aimait pas César et préférait Pompée. La question d’être pro ou antiaméricain ne se pose plus à partir du moment où nous sommes à l’intérieur de l’Empire, pas encore citoyens, parfois rouspéteurs, mais déjà plus ou moins fédérés.

L’Amérique est très diverse. À l’extérieur, il y a un phénomène global d’américanisation, mais à l’intérieur, il y a plusieurs américanisations possibles. 

Absolument. Cette formule vaut aussi pour l’Empire romain. Mais la religion biblico-patriotique fédère l’ensemble. E pluribus unum est une belle devise. Faire un tout avec un tas, c’est cela l’essence du politique.

  1. Acronyme de Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

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À propos de l’auteur
Régis Debray

Régis Debray

Régis Debray est un écrivain, philosophe et haut fonctionnaire français.

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