L’Amazonie : un espace mal connu

10 août 2021

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : Indigenous people of the Munduruku ethnic group protest calling for the demarcation of their lands against illegal mining and the resignation of Brazilian President Jair Bolsonaro, in Brasilia, Brazil, 19 April 2021. Native peoples demanded protection of their rights this Monday, on the commemoration of the Indian Day in Brazil, which purpose is precisely to make visible the resistance of the ancestral communities in the Amazon and other threatened territories. EFE/Joedson Alves//EFE_20210419-637544531321422081/2104191836/Credit:Joédson Alves/EFE/SIPA/2104191838

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L’Amazonie : un espace mal connu

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L’Amazonie fait rêver alors même que cet espace est mal connu. Espace vaste, divers, pas uniquement composé de forêt, il est peu hospitalier pour les populations qui l’habitent. Son aménagement est un enjeu majeur pour le Brésil et le monde.

Ce texte est un extrait de la retranscription de l’émission consacrée à l’Amazonie. Vous pouvez retrouver l’émission complète ici.

Jean-Baptiste Noé : Y a-t-il une unité géographique de l’Amazonie ou a-t-elle une grande diversité ?

Jean-Yves Carfantan : Le terme d’Amazonie recouvre 3 choses différentes. Il y a d’abord un périmètre administratif défini dans les années 50 par le gouvernement fédéral, l’Amazonie légale, un ensemble de 9 Etats du nord-ouest en retard de développement. Cela visait à mettre en œuvre des programmes d’intervention publique destinés à rattraper le développement économique dans cette région. Dans ces 5 millions de km², il y a le biome amazone de la forêt native ou de la forêt recréée au fil du temps qui représente à peu près au Brésil 3,5 millions de km². Dans cet espace, il y a une relative homogénéité même s’il faut distinguer les zones proches des fleuves, l’Amazone et ses affluents, au bord des systèmes fluviaux on a plutôt une forêt une forêt basse de bordure de fleuve avec des systèmes de mangrove, de marais. Plus on s’éloigne des fleuves plus on a une forêt dense, une rain forest à la végétation native avec 400 types d’espèces d’arbres, 14000 espèces d’insectes, d’animaux etc. Il y a dans la forêt amazonienne des régions de savane arborée mais le gros du paysage c’est de la forêt dense et tropicale. Les statistiques brésiliennes concernent l’Amazonie légale, qui compte 25 millions d’habitants aujourd’hui, largement au-delà des 7 millions des seules populations indiennes et autochtones dans années 60-70. Au fil des siècles, il y a eu du métissage entre noirs et Indiens et entre les populations d’origine portugaise et les Indiens. La croissance naturelle est liée à des flux migratoires internes vers l’Amazonie à partir du reste du Brésil. Pour comparer, Sao Paulo, l’Etat le plus peuplé du Brésil, compte 42 millions d’habitants.

JBN : Est-ce que l’Amazonie a été vue comme une zone à conquérir, pour permettre à des Brésiliens d’avoir des territoires et les développer et aussi comme un moyen de contribuer au développement du territoire brésilien ?

JYC : Avant comme après l’indépendance du Brésil (1822), c’est à la fois l’exutoire, la frontière à conquérir et la zone menacée. Si vous ne trouvez pas votre bonheur dans le reste du pays allez en Amazonie, c’est la terre promise alors que c’est une terre menacée très tôt. Ce n’est qu’en 1750 avec le traité avec l’Espagne que le Brésil occupe son territoire actuel, avec l’Amazonie et la frontière avec la Guyane française n’a fait l’objet d’un traité qu’en 1895. Dans la mémoire brésilienne la France est une puissance coloniale, donc quand la France d’aujourd’hui veut « s’occuper de l’Amazonie parce que c’est un enjeu universel » la population brésilienne ressent ça négativement. C’est une zone menacée à occuper à partir des années 70 pour tous les gouvernements successifs, l’immigration est encouragée. L’Amazonie est un enfer, un environnement très inhospitalier pour l’espèce humaine alors qu’on a promis le paradis donc on a organisé des programmes de colonisation pilotés par le gouvernement d’abord par la construction de routes au bord desquelles on a offert des terres aux ruraux qui arrivent d’autres régions, on leur a dit « si vous maintenez votre présence sur cette terre, démontrez que vous êtes capable de les exploiter, de faire de l’agriculture », et la chose la plus simple à faire quand on y arrive c’est du lait de vache bovin. Si vous démontrez que vous savez sur plusieurs années assurer votre survie comme agriculteur vous serez propriétaire. L’obligation légale était de déforester 50% au moins de la parcelle du lot.

JBN : Pour élever des bœufs, il faut une logistique, pour les nourrir, les abattre et les transporter…

JYC : C’est la production agricole la plus simple quand on arrive en Amazonie dans les années 1960-1970. Le Brésil a une vieille longue histoire d’identification avec le bœuf. Les mouvements de populations à partir du XVIe siècle sont accompagnés par des bœufs, qui sont une épargne mobile, une ressource que vous allez pouvoir négocier peu importe où vous passez. Le territoire brésilien a été conclu par des gens qui cherchaient des pâturages pour leurs bœufs et qui avaient mission de découvrir d’identifier d’explorer le continent. Dans les années 1960 on a des plantes graminées pérennes qu’on peut planter, des plantes fourragères donc les gens commencent à déforester, le sol est plus fertile parce que le brûlis des cendres fait pénétrer des nutriments dans le sol ce qui donne la ressource fourragère plusieurs saisons de suite et on met du jeune bovin. Le jour où cette fertilité des sols n’est plus assurée, où les animaux ne trouvent plus assez de ressources alimentaires, on continue à déforester et on fait avancer le cheptel. Encore à l’heure actuelle l’un des grands vecteurs de déforestation est l’élevage bovin. Il ne s’agit pas seulement de petits agriculteurs, il y a des grands projets agricoles qui ont été conçus avec la même idée : élever des bovins en Amazonie est une opération économiquement intéressante, les terres ne sont pas chères, on a une agriculture de type néolithique, on brûle, et le jour où les ressources fourragères sont insuffisantes on déforeste. C’est une des grandes régions d’élevage extensif au Brésil.

JBN : Est-ce que les sols sont bons pour l’agriculture ? Les sols tropicaux le sont peu en général…

JYC : C’est difficile de généraliser mais en général une fois qu’on a testé le sol que l’on utilise pour des activités agricoles et un sol assez pauvre. On tire les arbres : en tirant parti de la végétation qui fixe des nutriments dans le sol on a différentes érosions de lessivage des sols durs. La première surface du sol qui doit contenir les éléments nutritionnels pour les plantes va être éliminée par les pluies qui sont très importantes et donc du point de vue de la fertilité des sols c’est une opération calamiteuse. Néanmoins au bout d’un certain nombre d’années de pratique d’élevage les sols ont suffisamment peu d’obstacles donc on peut implanter des cultures pourvu qu’on investisse en fertilisants, avec plus d’engrais pour produire du soja. C’est la grande culture annuelle dans beaucoup de régions du Brésil mais ça ne peut venir qu’au bout de plusieurs années. C’est une légumineuse, une plante annuelle qui fournit les apports caloriques et de la matière grasse et qui est relativement riche en protéines si on la compare à d’autres oléo-protéagineux et donc c’est rapidement devenu une culture très développée pour l’alimentation animale, notamment des animaux non ruminants. Ce sont les Japonais du sud-est du Brésil qui y ont implanté le soja, puis on s’est aperçu à partir des années 1950 qu’on avait besoin pour développer des cultures céréalières d’une culture qui s’intercale avec le blé. Le soja fixe l’azote de l’air au contraire des grands consommateurs de l’azote comme le blé, le maïs, le sorgho. On cherchait pour améliorer les performances du blé une plante qui allait fournir une sorte d’engrais naturel. Ensuite, les migrants ont transporté le soja et découvert qu’il pouvait se planter dans d’autres régions, en centre-ouest du Brésil. C’est devenu très rapidement une filière d’activité extrêmement bien organisée au Brésil parce que la recherche s’est beaucoup développée parce que le marché s’est organisé avec une demande internationale très forte à partir des années 70, l’Europe devenant un très gros consommateur de soja et diversifiant ses approvisionnements. Ensuite les Brésiliens ont trouvé des débouchés dans tous les pays où il y avait un développement des filières de l’alimentation animale comme en Chine.

« 400 ethnies indiennes et autant de langues »

JBN : L’autre plante importante c’est la canne la canne à sucre qui sert à la fois à produire du sucre bien évidemment et puis également de l’éthanol ou des biocarburants…

JYC : La canne à sucre a été importante très tôt au Brésil puisqu’à partir du XVIe siècle on va trouver des bassins de production de canne à sucre dans le nord-est. C’est une des grandes cultures exportées vers le Portugal et d’autres régions. Elle devient très importante dans le sud-est du pays à partir du XXe siècle l’Etat de Sao Paulo devient dans les années 70-80 du 20e siècle le grand producteur de sucre au Brésil (7-8 millions d’hectares de canne à sucre). S’ensuit une diversification importante à partir d’innovations technologiques dans les années 1970-1980 de production d’éthanol de canne pour la substitution de carburants fossiles. La production d’éthanol a connu des difficultés à la fin des années 2000 pour des raisons de choix politiques de carburant au Brésil : l’éthanol n’a pas la même valeur énergétique que l’essence, on a au Brésil toute la technologie qui permet dans un véhicule léger de passer de l’éthanol à l’essence, on peut mélanger les 2 carburants dans les réservoirs des véhicules à tous usages,  le consommateur peut faire son mélange à la pompe en fonction des rapports de prix en tenant compte de la puissance énergétique des 2 produits. Il y avait une taxe sur l’essence au Brésil avant 2007 qui pénalisait l’essence, donc l’éthanol devenait plus attractif. Cette taxe a été éliminée ce qui a fragilisé la filière éthanol donc les producteurs de canne en ont moins produit. Depuis 2018 les choses s’améliorent et on a maintenant plus d’approvisionnement d’éthanol au Brésil et c’est une question de rapport de prix à la pompe.

JBN : Les populations indigènes, quelle est leur vision de l’Amazonie ? Ont-elles des velléités indépendantistes ou autonomistes est-ce qu’elles souhaitent le développement de la région, quel rapport à cet espace, au Brésil ?

JYC : La population indigène au Brésil, c’est une très grande diversité de situations, 400 ethnies indiennes et autant de langues, donc pas de parfaite entente mais de nombreux conflits, des contentieux historiques etc. Néanmoins à partir de 1988 le Brésil s’est doté d’une législation indigène qui est, sur le papier, la plus avancée au monde, les populations indiennes reconnues comme telles ont l’usufruit d’une grande partie du territoire de l’Amazonie. Les terres indigènes sont en principe inviolables, eux seuls peuvent y vivre en respectant les modes de vie traditionnels. A peu près 450 000 Indiens vivent sur cette terre indigène de pratiquement 800 000 km² et ils y vivent de cueillette, de chasse, certaines formes d’agriculture et il leur est interdit de pratiquer l’orpaillage, la recherche de pierres précieuses. Il y a un certain nombre de règles et ils vivent sous protection fédérale c’est une relation d’usufruit à bien, l’Etat fédéral reste propriétaire. Mais toutes les générations indiennes ne vivent pas selon un mode de vie traditionnel, des jeunes le trouvent extrêmement pesant, certaines femmes veulent le quitter. On estime que sur les 850-880 000 personnes déclarées comme Indiennes au Brésil 500 000 vivent sur les terres réservées, les autres vivent comme n’importe quel citoyen brésilien. Les gens qui veulent suivre le mode traditionnel ont vite compris qu’ils avaient des ennemis, les gens qui veulent exploiter les terres sans respecter les règles etc., il y a énormément de criminalité en Amazonie de la part des agriculteurs, des exploitants forestiers ou de prospecteurs de pierres précieuses etc., qui ne respectent pas les lois de protection des Indiens. Mais ils ont aussi des amis, les organisations internationales qui visent à les protéger. Pourtant des Indiens voudraient un statut plus souple pour développer des formes modernes d’agriculture.

JBN : C’est un rapport ambivalent. D’un côté on les protège mais de l’autre ces populations indiennes peuvent souhaiter l’accès à des médicaments ou à l’eau courante enfin on les fixe aussi dans un certain archaïsme…

JYC : Sur le plan des services publics de base, il y a à peu près le même le même encadrement que pour d’autres populations rurales brésiliennes, on trouve en Amazonie des médecins militaires qui offrent aux populations locales un service qui n’est ni pire ni meilleur que celui des services publics de médecine dans d’autres régions rurales du Brésil, des militaires organisent le transport des enfants à l’école, il faut trouver des embarcations et des services publics. Ce sont souvent des populations abandonnées par l’Etat sur le plan de la sécurité, trafics en toutes sortes etc. qui ne respectent pas l’intégralité des terres indigènes mais c’est une défaillance de l’Etat. Le grand problème de l’Amazonie c’est que l’Etat a défini une législation de protection de l’environnement. En dehors des territoires indiens il y a des sortes de parcs naturels officiels qui sont normalement des terres publiques appartenant aux Etats locaux de l’Amazonie ou à l’Etat fédéral mais en réalité ce n’est pas vraiment protégé, il n’y a pas de gardes forestiers, il y a les services officiels de préservation de ces parcs protégés sous-équipés qui ne fonctionnent pas, ils n’ont pas les moyens budgétaires de se déplacer, d’enquêter sur d’éventuels crimes ou malversations. Se déplacer en Amazonie veut souvent dire se déplacer en hélicoptère, avoir du carburant à bord, avoir suffisamment de contrôleurs formés pour reconnaître le milieu dans lequel ils vont intervenir… L’Etat dit qu’il avait un bon projet de protection de l’Amazonie mais n’a pas les moyens d’intervenir.

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JBN : L’autre aspect de la question amazonienne c’est aussi là les ressources que peut apporter la biodiversité, notamment les enjeux pharmaceutiques, pour la chimie ou l’industrie. Est-ce que le Brésil pense une manière d’employer cette forêt de manière à l’amener à la question de la pharmacologie au-delà de la nouvelle chimie ?

JYC : Il y a déjà beaucoup de choses dans ce sens à partir d’une activité agricole protectrice de l’environnement, notamment des plantes qui ont des vertus en pharmacopée ou cosmétique. Des entreprises brésiliennes ont développé des projets d’exploitation de ces ressources, ont très rapidement compris les problèmes de propriété intellectuelle, de brevets à ne pas laisser aux firmes étrangères. Il y a un conflit entre Brésil et Japon sur le sujet.

JBN : A la frontière entre le Brésil et ses voisins, est-ce que le front pionnier peut être utilisé certaines fois par le Brésil pour s’étendre aussi vers les pays ou limitrophes voire empiéter sur leurs frontières ?

JYC : Le Brésil a défendu à partir des années 1970 cette frontière, il y a eu une bande de plusieurs kilomètres de large de la Guyane au Pérou avec présence de l’armée mais je ne pense pas qu’il y ait des risques de conflits d’agriculteurs par exemple. Mais faute de coopération entre les appareils judiciaires et forces armées de tous les pays de l’Amazonie, le crime organisé utilise cette frontière poreuse, cet environnement naturel hostile. Les ports du nordeste brésilien sont devenus des plaques tournantes du trafic de drogue qui arrive de Colombie à travers l’Amazonie. Des organisations criminelles brésiliennes sont bien implantées sur des Etats. On n’a pas assez avancé encore aujourd’hui, de gros progrès qui ont été faits depuis 30 ans en matière de surveillance aérienne pour évaluer les problèmes de déforestation illégale, mais le Brésil gagnerait à une collaboration avec les voisins pour aller plus loin parce que la grande criminalité a encore d’exceptionnelles marges de manœuvre.

JBN : Est-ce que les fleuves sont utilisés pour en tirer une énergie pour l’irrigation, les transports ou est-ce qu’aujourd’hui ils empêchent les communications en Amazonie et le développement de la région ?

JYC : Il y a eu des progrès considérables depuis 30 ans dans le transport fluvial. D’énormes investissements ont été réalisés à partir des années 1990 en écluses, ports fluviaux avec des polémiques entre pouvoirs publics, entrepreneurs privés étaient impliqués dans cette affaire et mouvements écologistes. Il y a au Brésil toute une gamme d’ONG de défense de l’environnement. Quand la société américaine Cargill, grand négociant en grains, a construit un port fluvial à Santarém, grande ville sur l’aval de l’Amazone, il a fallu attendre l’épuisement de procédures judiciaires engagées par des mouvements écologistes qui voulaient l’interdiction cette activité. Depuis quelques années l’acheminement des grains des productions agricoles se fait de plus en plus par voie fluviale l’idée étant de transformer le système fluvial amazonien en quelque chose qui pourrait ressembler au système du Mississippi aux US : acheminer les produits agricoles par voie fluviale vers les littoraux pour le marché intérieur ou l’exportation et en même temps dans le sens inverse acheminer vers l’intérieur de l’Amazonie des produits dont elle pourrait avoir besoin, des intrants agricoles, des produits de consommation, et donc réduire le coût de ces produits. Cela a démarré depuis 20 ans, toujours dans un environnement conflictuel parce qu’il y a non-respect d’un certain nombre de règles de préservation de l’environnement.

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À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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