La pandémie et l’élection présidentielle américaine sont partout, le Brexit se voit à peine. La structure bruxelloise chevauche la pandémie avec joie, car elle permet un éloignement de la question britannique ; de la réalité qu’un pays membre de l’Union européenne a choisi de la quitter. Malgré les discours apaisants des deux côtés de la Manche, pour l’instant un accord reste inobservable, introuvable, inimaginable.
Entre l’Europe et le Grand Large
Churchill aurait dit à de Gaulle que pour la Grande-Bretagne les choses étaient claires, le Grand Large serait toujours le choix des Britanniques, en détriment de l’Europe. Après la décolonisation un nombre impressionnant de têtes pensantes a cru que cette assertion churchillienne était caduque, inopérante, incompréhensible. Cela est facilement explicable, ils ont réduit le Grand Large à l’empire. Instinctivement ils ont pensé que la fin de l’empire serait accompagnée par l’impossibilité de réaliser une politique en dehors de l’Europe continentale.
Pourquoi se sont-ils trompés ? Tout d’abord parce qu’ils méconnaissaient l’importance d’un imaginaire commun. Le Grand Large doit être compris comme une union ombilicale entre ce que Churchill appelait les gens de langue anglaise (English-speaking peoples). L’idée centrale est discernable. Un Britannique sera toujours plus proche d’un Américain ou d’un Australien que d’un Polonais ou d’un Italien. La distance culturelle étant plus importante que la distance géographique. L’alliance des Five Eyes démontre que Londres est très proche de ses anciennes colonies, des alliés de longue date, par exemple la France, ne font pas partie de ce club restreint, limité aux anglophones.
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Un dialogue de sourds
Boris Johnson a dit récemment qu’un accord convenable devrait être trouvé avant le 15 octobre. Il enchaîna disant que l’absence d’un accord serait un good outcome (bon résultat). Le gouvernement britannique sait que la pandémie n’arrête pas la volonté indépendantiste écossaise ni les négociations avec Bruxelles. La vie normale continue, et doit continuer. Une certaine intelligentsia a voulu instrumentaliser la pandémie pour fossiliser la politique, pour écarter les questions centrales. En Angleterre ils échouèrent.
Sur le continent Michel Barnier reste le maître de cérémonie, le décideur des 27, l’homme clef dont on ne peut pas se passer. Pourtant outre-Manche The Telegraph avançait qu’il pourrait être écarté des négociations pour éloigner la faction qui veut punir le Royaume-Uni, dont il serait l’un des plus hauts représentants. Des murmures laissent entendre que l’Allemagne craint l’intransigeance française et veut être conciliante avec Londres. Pour l’instant ce sont des spéculations, mais sa confirmation démontrerait que l’union des 27 présente des fissures désarmantes.
Dans une interview à la chaîne Sky News, le Foreign Secretary Dominic Raab a répondu à plusieurs questions de la journaliste Sophy Ridge, l’une d’entre elles faisait référence à sa position que l’État ne doit pas trop intervenir dans l’économie. Sa réponse fut intéressante, car elle amalgame la question du Brexit avec celle du coronavirus – « ce que vous avez fait brillamment est synthétiser pourquoi ce débat est démocratique, choisir le marché libre ou l’interventionnisme étatique, être Jeremy Corbyn, Boris Johnson, ou être quelque part entre eux, cette question doit être tranchée par les représentants élus par vos spectateurs. Et nous n’abandonnerons pas ce pouvoir décisionnel, nous ne permettrons pas que l’UE puisse le contrôler. Donc, indépendamment de votre opinion sur le sujet, le principe est que les personnes qui nous regardent doivent contrôler les politiciens qui font ces règles très importantes. » L’Union européenne parle un langage économique, la Grande-Bretagne répond politiquement, souverainement. Bruxelles n’est plus préparée pour une conversation de ce genre, parce que dans le continent le concept de souveraineté a été morcelé, ramolli.
Raab continua et mentionna un mot très anglais, accountability – le besoin de rendre des comptes. Les Britanniques peuvent tout accepter, sauf des impositions étrangères.
Les conséquences continentales du Brexit
Le Brexit a changé la donne. Pensé perdant par une grosse majorité continentale, trouvé vainqueur après le référendum, il a permis d’entretenir la flamme eurosceptique partout en Europe.
La France est rentrée – momentanément ou non – dans le giron du projet européen, pensons notamment aux changements de position du Rassemblement National, mais la défiance polonaise et l’instabilité italienne posent des vrais défis. Arrêtons-nous sur ces deux exemples.
Commençons avec la Pologne. Nation ancienne, à cheval entre l’Allemagne et l’espace balto-russe, son identité demeure un sujet de débat inépuisable. Peut-elle être considérée comme un pays occidental ? L’attachement historique à l’Église romaine ne transforme pas cette terre dans une nation romano-germanique. Elle est viscéralement anti-russe mais détrompez-vous, elle est aussi également anti-allemande. Elle conçoit l’intégration européenne comme un impérialisme germanique camouflé. Le Brexit l’a poussée encore plus loin de Bruxelles, elle envisage un lien chaque fois plus étroit avec les États-Unis – donc son intérêt dans la Grande-Bretagne ne peut que croître, conçue comme pont vers l’outre-Atlantique. La méfiance nord-américaine quant au projet bruxellois s’agrandira avec l’absence du Royaume-Uni, son investissement en Pologne sera renforcé. L’axe carolingien serait trop tendre avec les Russes, un piège où les Polonais ne tomberont jamais.
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Les actions de l’administration Trump confirment cela. En août Mike Pompeo a signé un accord pour renforcer la coopération militaire entre les deux pays. Ajoutons à cela qu’une partie des troupes américaines stationnées en Allemagne sera redéployée en Pologne.
Analysons maintenant le Belpaese. Sur l’euro Salvini temporise, mais il maintient Borghi et Bagnai dans ses rangs. Leur présence assure à beaucoup de fidèles anti-euro que la Ligue pourra revenir sur cette position. Dans les coulisses on sait qu’il y a eu des dialogues informels entre l’Italexit et la Ligue. La sortie de l’Italie est suffisante pour redessiner tout le projet, si cela advient il subsisterait seulement dans le nord du continent, une sortie italienne serait très probablement une sortie de tous les pays du Club Med.
Contrairement à la Pologne, l’Italie a adopté l’euro. Une dislocation des structures européennes lui sera plus dure à subir qu’au pays slave. Mais ne sous-estimons pas les Italiens, ils ont la seconde industrie de l’Union européenne (seulement derrière l’Allemagne) et leur histoire est pleine de bouleversements inattendus. Événements qui ont frappé la cosmovision européenne et ont transfiguré le destin des Européens. Nonobstant la coalition de Salvini et Meloni (peut-être avec l’addition de Gianluigi Paragone) a des beaux jours devant elle, le Mouvement 5 Étoiles a perdu beaucoup de crédibilité avec l’alliance conclue avec le Parti démocrate.
Souveraineté et identité
Le trumpisme, le populisme italien, le conservatisme endurci polonais et le Brexit partagent tous le même constat sur l’immigration ; celle-ci peut poser un problème très épineux, les hommes ont des racines et des coutumes, ils ne sont pas des consommateurs et des producteurs interchangeables.
Souvent contrastés dans le paysage politique français la souveraineté et l’identité constituent des réalités différentes. La souveraineté n’est rien de plus qu’un outil pour préserver son identité. Les souverainistes diront qu’elle est l’outil le plus abouti pour protéger ce que nous sommes. Une mondialisation qui uniformise fera de notre siècle le siècle des boucliers identitaires, bien au-delà du Vieux Continent.
Quand on allume la télévision, il paraît que nous sommes devant une nouvelle peste noire, de retour au Moyen Âge. La tabloïdisation des médias de grand chemin se fait sentir fortement, pour arrimer le spectateur ils présentent les choses de forme alarmiste, exacerber la réalité pour lui donner plus de contours, plus de pouvoir, plus de charme. Le Brexit et la pandémie partagent un point fondamental, ils ont été présentés de façon irresponsable et sensationnaliste. On en fait trop, tant dans un cas comme dans l’autre. Le soleil continuera à se lever et les oiseaux continueront à chanter – personne n’arrête le cycle naturel.