« Si Hitler avait envahi l’Enfer, je chercherais à construire une alliance avec le diable. » C’est en ces termes que Winston Churchill défendit en 1941 l’engagement de son pays aux côtés de l’URSS de Staline attaquée par le Reich hitlérien.
Incarnation de la realpolitik et d’un principe simple – l’ennemi de mon ennemi est mon ami –, les alliances « contre nature » sont nombreuses dans l’histoire. Elles constituent un piège parfois fatal aux analystes. En effet, la plupart des grandes explications des systèmes d’alliances est leur cohérence interne. Celle-ci est parfois idéologique, comme le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest pendant la guerre froide, ou civilisationnelle, thèse remise sur le devant de la scène par Samuel Huntington depuis les années 1990, telle la Sainte Ligue qui combattit les Turcs à Lépante le 7 octobre 1571 ; elle peut encore reposer sur la convergence d’intérêts fondamentaux comme les puissances maritimes face aux puissances terrestres. On peut parler alors « d’alliances naturelles ».
Des alliances nécessaires ?
Pourtant, il y eut toujours des exceptions, les alliances contre nature. La France catholique de l’Ancien Régime s’allia avec les Turcs contre les Habsbourg sous François Ier et avec les protestants contre l’Espagne pendant la guerre de Trente Ans, tout comme la Chine communiste s’allia avec les États-Unis contre les Soviétiques en 1971 (Kissinger parle de « quasi-alliance »). En fait, ces alliances sont des revirements de l’histoire qui permettent aux puissances de s’affirmer et de s’émanciper de liens qui brident leur indépendance. Décider de s’allier avec le diable, c’est d’abord affirmer sa toute-puissance.
La pensée de Machiavel accorde à l’État la possibilité de légitimer lui-même ses choix, justifiés par la perpétuation de sa puissance
Interrogeons-nous donc sur certaines de ces situations, en gardant à l’esprit trois questions fondamentales : ces alliances sont-elles durables ? Pourquoi se produisent-elles ? Et enfin, toutes les alliances ne comportent-elles pas une part de choix contre nature ?
La seconde question est peut-être la plus intéressante. Ces alliances se nouent avant tout parce que les intérêts de deux puissances convergent à un moment donné et parce que, bien que rivales, elles souhaitent éliminer un adversaire potentiellement plus puissant ou éviter un conflit immédiat. La chose n’est formalisée qu’avec l’entrée dans la modernité. La pensée de Machiavel accorde à l’État la possibilité de légitimer lui-même ses choix, justifiés par la perpétuation de sa puissance. Malgré sa condamnation par l’Église, cette idée connut immédiatement un succès impressionnant et fut menée d’ailleurs par nombre d’hommes d’Église, papes et cardinaux – pensons à Richelieu et Mazarin – en tête.
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C’est ainsi qu’on vit François Ier soutenir les Ottomans contre Charles Quint, Richelieu engager la France contre les puissances catholiques en 1635 et Louis XVI soutenir l’émergence d’une république outre-Atlantique. À chaque fois, le but est clair : évincer le principal concurrent : Charles Quint qui a ravi le titre impérial, les Anglais qui, en 1763, ont pris à la France le Québec et la plupart de ses possessions en Inde…
L’affirmation, depuis le xixe siècle, des grandes idéologies, puis des totalitarismes, semblait devoir enterrer ce genre de situations. Et pourtant. Hitler et Staline s’allièrent en 1939, au grand dam des démocraties. L’archétype de l’alliance contre nature est celle nouée en 1971 entre les États-Unis de Nixon et la Chine de Mao à peine sortie de la Révolution culturelle. Briser le bloc communiste est l’une des grandes victoires américaines – et peut-être chinoise aussi…
Qu’est-ce que le « naturel » ?
Alliance « naturelle » et alliance « contre nature » ne sont pas toujours faciles à distinguer.
C’est ainsi que, face au monde soviétique athée, les États-Unis jouent, dès 1945 et le pacte du Quincy, la carte du soutien à l’Arabie Saoudite et aux États du Moyen-Orient, tenants de l’ordre traditionnel face aux régimes laïcs et socialisants. Le front commun des religions face à l’athéisme soviétique semble alors une alliance « naturelle ». Les États-Unis soutiennent dès 1979, les combattants islamistes afghans, dont Oussama ben Laden, contre l’Armée rouge.
Ce n’est qu’après la fin de la guerre froide que cette alliance apparaît « contre-nature » et surtout après 2001, lorsque George W. Bush se lance dans la lutte contre « l’axe du mal ». Toutefois, cela ne remet pas en cause le soutien américain aux Saoudiens ni aux autres pétromonarchies. Les cartes semblent alors brouillées : lutte contre l’Islamisme combattant sunnite, contre la république islamique chiite en Iran, mais soutien depuis 2011 des combattants syriens islamistes pro-saoudiens à la fois contre Daech et contre le régime de Bachar el-Assad.
Ainsi, la nature est variable suivant les situations. Pour les États-Unis, il est aussi « naturel » de soutenir Israël en tant que démocratie que de soutenir l’Arabie Saoudite comme garant de l’ordre traditionnel. Et cette double nature fait que ces deux puissances ont trouvé un modus vivendi dans leur contexte régional. Cette nature variable se retrouve face à la Russie. Les Européens sont en effet placés devant un dilemme ancien : est-il dans la nature de l’Europe de s’intégrer dans une alliance continentale comportant la Russie ou bien de jouer la carte de l’atlantisme ? Nature géographique ou nature idéologique ? La question est débattue depuis le xviiie siècle au moins et ponctuée de revirements qui ont fait justifier l’un et l’autre.
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Il fut naturel d’être allié à la Russie de 1807 à 1812 et de 1892 à 1917, non naturel de l’être de 1917 à 1992. Cela permet de justifier, à une autre échelle, une alliance contre-nature, comme en Syrie. Et, en soutenant les insurgés ukrainiens en 2014, les Occidentaux soutenaient au sein de ceux-ci un certain nombre de groupes d’extrême droite nationaliste, tout cela au nom de la lutte contre des régimes (en Ukraine, en Russie) qui ne leur semblaient pas démocratiques ; il est vrai que dans ce cas on peut parler de « manipulation » des nationalistes ukrainiens plus que d’alliance, la manipulation qui est le sort du faible dans de telles alliances contre nature.
Des alliances durables ?
Tout cela est-il durable ? Et c’est ici que la realpolitik est implacable. Ces alliances peuvent être rompues dès qu’un de ses membres se considère assez fort pour écraser l’autre, comme le fit Hitler contre Staline. Par ailleurs, une alliance contre nature est durable tant que son pivot est puissant et tant que son ennemi est crédible. C’est le grand enseignement de la position de la cité d’Athènes dans la Ligue de Délos, d’abord hégémonique puis abandonnée par ses alliés face à sa défaite.
Depuis la fin de la Guerre froide, Chine et États-Unis sont devenus des rivaux commerciaux et stratégiques. En Europe même, l’affirmation de la « vague populiste » montre que les fondements idéologiques garantissant l’aspect « naturel » de l’alliance avec les puissances libérales peuvent vaciller. En somme, l’alliance contre nature nous permet de juger de la fragilité même de la notion d’alliance.
Le basculement d’une alliance « contre nature » vers une alliance « naturelle » peut être un levier idéologique puissant mais il ne peut être actionné que par les forts. Est-il « naturel », par exemple, que les États-Unis soient hégémoniques en Amérique latine ? Depuis 1823, avec la doctrine Monroe, les États-Unis tentent de justifier, sans convaincre personne en Amérique latine, que cette situation est « naturelle ». Pourtant, l’alliance avec les gouvernements sud-américains tient pour des raisons qui relèvent purement du rapport de force. L’échec systématique des alliances destinées à contrer cette situation en est la preuve. Que reste-t-il de l’ALBA alors que le Venezuela sombre et que Cuba s’ouvre plus largement au monde ?
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Tant que l’alliance contre nature permet à chacun de trouver son compte, elle est promise à un bel avenir. Mais si le pivot cède, la complexité de la nature de chaque puissance permet sans difficulté de se trouver de nouveaux horizons. L’alliance contre nature est comme les frontières naturelles : un outil pour justifier ses ambitions et légitimer une situation ou se définir des objectifs.