Alliés depuis 1945, les États-Unis et le Japon redéfinissent leur alliance stratégique en ce début de XXIe siècle. Alliance militaire, économique et culturelle, dont l’ennemi n’est plus la Russie mais la Chine.
C’est au cours de l’entrée en guerre des États-Unis après l’attaque préventive des forces de l’Empire du Japon le 7 décembre 1941 à Pearl Harbor que l’alliance est devenue ce qu’elle est, corroborant la vision du géostratégiste américain Nicholas J. Spykman. Laissons-lui le soin de nous la rappeler. Lors de cette période au Yale Institute of International Studies, qu’il dirige et qui jouera un rôle influent dans le développement de la théorie des relations internationales, il écrit dans un ouvrage de référence, qui mérite d’être lu, « Geography is the most fundamental factor in foreign policy because it is the most permanent »[1]. L’alliance aboutit à la domination de Washington sur Tokyo, acteur destructeur de l’ancien ordre libéral et mis au ban de la société civile jusqu’en 1945.
Si les présages de Spykman, tout autant pertinents depuis leur formulation qu’aujourd’hui, se sont dissipés par les leçons de l’histoire polarisées sur de nombreux facteurs géopolitiques fondamentaux de l’alliance nippo-américaine, force est de rappeler le dernier conseil qu’il prodigua aux dirigeants de son temps pour assumer durablement les responsabilités d’un leadership mondial. La conduite d’un tel leadership dépend prioritairement de la protection des intérêts nationaux et sécuritaires, car nous savons, dit-il, que « l’incapacité d’un grand État à considérer le pouvoir signifie sa destruction et sa conquête éventuelle »[2].
Mais il faut faire un peu d’histoire pour comprendre la longévité de cette alliance. D’abord dans les années 1950, sa stratégie d’endiguement s’exprimait contre le communisme sur lutte d’influence entre Washington et Moscou. Puis, on arrive à l’année 1991, qui annonce joyeusement la fin de la guerre froide, marquant un renversement inouï de perspective de sécurité globale pour le Japon. C’est fort à juste titre qu’un nouveau scénario s’installe dans la tête des stratèges notamment de Tokyo. Washington le sait et pour les deux pays s’ensuit plusieurs déclarations calibrées au mot près afin de faire évoluer cette alliance vers un concept de projection de puissance.
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L’évocation de ces perspectives nous semble maintenant bien loin, dans le monde d’aujourd’hui placé sous le signe de la montée en puissance de la Chine, son vecteur en est la compétition stratégique de ce siècle avec son rapport de force, le maintien du statu quo et l’exacerbation des valeurs idéologiques. Joe Biden, lors de sa première adresse au Congrès le 28 avril 2021, a déclaré d’emblée : « Our greatest strength is the power of our example, not just the example of our power »[3]. De ses cent premiers jours au pouvoir, Joe Biden a voulu en faire un marqueur de sa politique étrangère. Sceller une audacieuse unité avec les alliés asiatiques de l’Amérique, à partir de laquelle il compte renforcer les alliances et étendre la coopération au-delà du cadre bilatéral, notamment en Asie où se joue la compétition avec Pékin, sonpeer competitor.
C’est sur celles-ci que les États-Unis tablent pour contenir la Chine, mais aussi pour prolonger leur moment multipolaire au rang de première puissance mondiale. Il n’en demeure pas moins que la parenthèse républicaine de ces quatre dernières années ainsi que les interrogations des alliés sur la présence future des États-Unis peuvent modifier la perception au sein de ce contexte stratégique, mais également transformer la réalité même de l’échiquier géopolitique. Alliance maritime majeure depuis 1945, examinons dans cet article la scène stratégique qui agit dans le temps long et les raisons suprêmes de cet arrangement sécuritaire nippo-américain fondé sur la promotion des valeurs, des normes anglo-saxonnes et plus largement des démocraties occidentales.
Pendant soixante-quinze ans, l’alliance s’est construite sur un pilier idéologico-militaire en comptant sur le protectorat américain pour refléter les réalités géopolitiques et assurer la sécurité du Rimland pour reprendre le terme de Skypman. La situation va changer en 2011, quand la montée en puissance de la Chine sur les grandes questions internationales indique qu’elle ne joue plus le jeu qu’ils attendaient d’elle. Le statu quo de cet ordre fondé sur les règles du rule of law est de toute évidence remis en cause.
Commençons par ce nouvel ordre mondial, non seulement car il a été bâti par les États-Unis, sur les lambeaux de l’ancien ordre wilsonnien et de ses échecs pour garantir la paix internationale, mais aussi, car les États-Unis sont restés réticents à confier leurs intérêts stratégiques à des instances collectives. Vue de cette façon, cette approche stratégique est conçue sur un système d’alliance bilatérale en Asie et ailleurs. Or, dans le monde d’après, il y a tout lieu de s’interroger sur l’affaiblissement des fondements de l’ordre actuel face aux enjeux du siècle à venir. Pour mener cette action, poursuivons avec les rôles et responsabilités maintenant nécessaires de l’alliance nippo-américaine qui doit tenir compte de la portée régionale ou globale de l’ordre occidental de l’après-guerre. Pris dans son ensemble, la modernisation de ses contours de coopération en matière de sécurité s’élève à une nouvelle importance afin de recouvrer les perspectives de l’ordre international libéral et de son chef de file les États-Unis.
Sur le plan géopolitique, la seule coopération au sein de l’alliance nippo-américaine n’est plus une fin en soi et désormais se posent des questions qui ne se posaient pas sur le plan de son partenariat stratégique commun. En bref, l’alliance est de nouveau en marche. Loin des illusions sur la stabilité régionale, sa trame reste composée de crises potentielles, de frictions et d’interférences en tout genre. Le monde du XXIe siècle juxtapose des acteurs qui rivalisent sans tutelle d’une puissance hégémonique. Voilà pourquoi le Japon et les États-Unis doivent repenser l’alliance en termes globaux dans la rivalité des grandes puissances dans le monde de demain et face aux nouveaux empires de son histoire. À l’occasion du bicentenaire du décès de l’Empereur Napoléon Ier, rendons-lui un vibrant hommage sur la capacité d’un homme à changer le cours de l’Histoire, en citant sa phrase que « la Politique de toutes les puissances est dans leur géographie ».
Histoire d’un destin
Dans l’histoire de l’alliance nippo-américaine, les grandes dates de son existence correspondent souvent à des faits géopolitiques et en particulier à l’évolution du rapport de force. L’alliance nippo-américaine a été créée concomitamment à la signature du traité de San Francisco le 8 septembre 1951, et ce simple fait est primordial à rappeler puisqu’il justifie la vision des architectes américains de faire du Japon un rempart stratégique à cette époque, en particulier dans le contexte du début de la guerre froide. Il y a là un autre fait utile à rappeler au sujet du traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon, deux traités étroitement liés, conformément à la Charte des Nations unies, mais pour le second voué à trouver une vocation hors d’un cadre mutuel ou bilatéral, et dans le but d’être réécrit. Rappelons le préambule de ce traité qui invoquait un arrangement « provisoire » au sujet du lien crucial entre défense du territoire du Japon et mention dans l’accord des États-Unis comme garants par leur « hégémonie bienveillante » [4].
Au plan historique, les États-Unis représentent la démocratie la plus puissante au monde, mais très vite leur domination morale de l’Occident est remise en question avec le schisme en deux blocs que va rythmer l’engagement stratégique entre le développement du capitalisme de Washington et la conquête du monde par le communisme de Moscou. Entre 1949 et 1960, c’est le monopole militaire des États-Unis et sa realpolitik, affirmant la défense de leurs intérêts et leurs valeurs, qui assure la paix dans la région de l’Extrême-Orient et non une coopération politique et militaire de l’alliance nippo-américaine. Il faut admettre que le traité de sécurité prévoyait que le Japon confère des bases militaires aux forces d’occupation américaine, mais à cette époque, le Japon n’est pas un partenaire stratégique des États-Unis. Le débat stratégique se trouve nécessairement relancépar le mouvement de translation continue du centre de gravité géopolitique de l’Extrême-Orient. Et ce d’autant qu’il entre dans une phase de redressement économique rapide du Japon et des attentes de plus en plus vives des politiciens japonais à l’égard de la représentation du couple inégal que forme l’alliance. Pour conclure sur ce point, notons que les États-Unis n’ont aucune obligation à défendre le Japon.
Entre 1960 et 1971, pour faire simple et, bien sûr, trop schématique, les référents qui finissent pas légitimer la relation au sein de l’alliance sont le choix de réviser et de renommer le traité de sécurité comme suit : le traité de sécurité et de coopération mutuelle entre le Japon et les États-Unis. Le Premier ministre Nobusuke Kishi souhaite que le Japon retrouve peu à peu son rang et en recouvrant sa souveraineté, cimente le rôle de l’alliance sur le long terme. Il est ainsi particulièrement utile de lire que le nouveau traité appelait à une plus grande réciprocité au sein de l’alliance, de la consolider et de l’harmoniser dans un cadre élargi.
Ce projet de révision devait ainsi aboutir à l’élaboration d’une coopération mutuelle entre les deux pays et je veux mentionner la stratégie des moyens en commun. Sans capacités effectives et démontrées communes, il n’est pas de défense crédible, pas de dissuasion vis-à-vis de la flotte soviétique dans le Pacifique partant d’Hokkaido vers les côtes américaines. L’alliance est engagée communément et dans la durée, pour construire son avenir et la mutualisation de sa coopération se fait dans le cadre d’une gouvernance parfaitement définie [5].
L’article 5 du traité de sécurité stipule la mise à disposition par le Japon de bases militaires aux forces américaines. L’article 6 du traité de sécurité stipule la coopération entre les forces militaires nippo-américaines afin de répondre à toute attaque des territoires du Japon ou des États-Unis[6]. Il faut rappeler les contraintes juridiques des Forces d’autodéfense (FAD) ne pouvant exercer leurs droits de défense qu’à sa plus simple expression et encore moins celui du droit de défense collective. Et, bien évidemment, les contributions du Japon pour les affaires de défense et de sécurité dans le cadre constitutionnel limitant les conditions d’intervention uniquement aux territoires administrés par le Japon. Avant d’introduire la réversion de l’île d’Okinawa au Japon en 1972, mettons en évidence la confirmation de plusieurs des positions que je mentionnais lors d’un entretien avec le spécialiste Michael Cucek, sur les nouveaux rôles des forces japonaises en parallèle aux bouleversements de la géopolitique contemporaine[7].
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Entre 1976 et 1991, on peut dire que cette période de l’histoire de l’alliance nippo-américaine, dans l’ensemble, correspond aux efforts de mise en œuvre d’une défense commune sur la base d’intérêts communs. Lorsqu’il s’agit de dissuader l’adversaire soviétique compte tenu du risque élevé de conflit majeur, la concertation de capacités militaires employées collectivement était unanimement admise comme d’une réelle valeur stratégique par les deux partenaires. Il y a pourtant un fait géopolitique qui va se produire et qui par la suite agit en réalité de manière perceptible sur les questions de défense au sein de l’alliance. J’évoque le jour où pour la première fois un avion de chasse-reconnaissance supersonique le plus avancé de l’armée de l’air soviétique, le MIG 25, tombait intact entre les mains d’une puissance occidentale[8]. Le 6 septembre 1976, fut aussi un jour mettant en lumière les lacunes du dispositif de défense aérienne du Japon depuis sa création. C’est aussi en juin de l’année 1976 que le premier Livre blanc de l’Agence de défense a été publié. Ce Livre blanc apportait dans les grandes lignes du programme de défense nationale du 29 octobre 1976, la confirmation sur les objectifs de la future capacité militaire du Japon.
Il s’ensuit 1978, notamment pour la rédaction des premières directives constituant le cadre de base dans lequel les États-Unis et le Japon partagent les charges de leurs obligations militaires selon les termes du traité de sécurité pour le maintien de la paix et de la stabilité en Asie[9]. Ces lignes novatrices sont répertoriées par de grands objectifs sur les procédures, les répartitions des actions entre forces japonaises servant de bouclier de défense et les forces américaines, servant de fer de lance selon le concept de shield and spear.
L’alliance : façade de la puissance américaine
La détente américano-soviétique et la crise du Golfe de 1991 ont brouillé la vision des stratèges nippo-américains et les ont placés devant la nécessité d’entamer une concertation sur la révision du cadre de coopération militaire de l’alliance. La guerre du Golfe de 1991 a créé un précédent puisque du point de vue du droit international ce fut la première fois, depuis la création des Nations unies, qu’un pays en envahissait un autre, également membre de l’ONU. Très vite, la communauté internationale récusait massivement cet acte et voyait dans ces premières heures se constituer un axe américano-arabe aboutissant en une coalition occidentalo-arabe lançant, après le vote de la résolution 688 au motif de menace pour la paix et la sécurité internationale, la campagne Boucliers du désertaprès l’ultimatum du 15 janvier 1991[10]. Dans l’histoire des Nations unies, ce fut la deuxième guerre de coalition permise après celle de Corée de 1950 à 1953.
Un rapide coup d’œil sur le sommet bilatéral entre le président Bill Clinton et le Premier ministre Morihiro Hosokawa qui s’est tenu en 1994, vingt-sept ans avant celui du 16 avril 2021 entre le président Joe Biden et le Premier ministre Yoshihide Suga, le parallèle avec ce dernier est intéressant et s’est déroulé dans la même veine stratégique en laissant de côté les thématiques économiques, le logiciel de l’alliance étant sur la géopolitique. Enracinée dans l’histoire et la géographie de l’Asie du Nord-Est, la Corée du Nord occupa tout le cadre stratégique lors de ce sommet et in fine,c’est toute une série de contraintes ou d’interdits de la défense du Japon qui sautait : on peut citer la nouvelle déclaration de sécurité commune, annoncée par le président américain Bill Clinton et le Premier ministre Ryutaro Hashimoto et qui réaffirmait l’importance de l’alliance nippo-américaine de 1996. En comparaison aux anciennes directives de 1978 qui faisaient référence uniquement en terme général à la notion de coopération en cas de crise, celles signées en 1997 ont institutionnalisé une coopération établie sur un double mécanisme visant à combler un vide stratégique. Il s’agit d’une coordination bilatérale de la planification et conformément à la nouvelle portée des lignes directrices, elles étendaient l’engagement et le soutien logistique dont les États-Unis pouvaient bénéficier de la part du Japon en dehors du Japon et visaient l’espace international et la haute mer[11]. On peut dire que ce degré de coopération est comparable à celui qui lie les États-Unis et la Grande-Bretagne. Autre grand allié des États-Unis, dont Skypman pronostiquait que le Japon deviendrait l’équivalent de la Grande-Bretagne.
Rappelons encore qu’avec la publication du rapport intérimaire sur ces nouvelles lignes directrices s’est engagé un débat de terminologie de la zone dite environnant le Japon, en particulier la question de savoir si elle incluait ou non le détroit de Taiwan. Dans ce contexte, l’incident naval qui s’est produit en mer du Japon au mois d’avril 1999 est intéressant à observer, car c’est la première fois que les forces maritimes japonaises ont eu à faire feu sur un navire depuis quarante-cinq ans. Rappelons brièvement les faits. Deux navires-intrus supposés être des navires d’espionnage nord-coréens ont été poursuivis par la marine japonaise qui a fait usage de ses canons en tirant plusieurs sommations. Bien qu’elle en ait le droit, c’était la première fois qu’elle en faisait l’usage depuis 1953 avec le cas d’un navire-espion soviétique qui avait été repéré au nord du Japon. En consultation avec son cabinet, le Premier ministre japonais a dû invoquer l’article 82 de la Loi d’autodéfense.
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Cette phase marque un autre débat qui a pu prendre naissance dans les faits même de la menace géopolitique pour le Japon que nous évoquons, à savoir le droit à la défense collective à l’aune de la lecture de l’article 9 par lequel est interdit le recours à la guerre. On connaît les raisons historiques et constitutionnelles qui, au Japon, constituent des freins à la fois symboliques et politiques, à toute velléité d’intervention en dehors du Japon. La capitulation du Japon en 1945 et sa constitution pacifiste de 1947 (la promulgation de la première Constitution japonaise entamée en 1868 a encadré la modernisation du pays et son ascension comme puissance et en fait le texte juridique le plus ancien au monde) ont laissé un important héritage dans l’histoire de la pensée stratégique et militaire japonaise. Comment pourrait-il être adapté et comment renforcer les capacités militaires du Japon sans raviver de nouvelles craintes de ses voisins asiatiques ? Et, dans quelle mesure cet héritage peut-il être et doit-il être repris ? Au cours de l’histoire de l’alliance, le Japon n’a eu de cesse d’adapter légalement sa posture de défense et son outil militaire dans ses missions et de répondre de la façon la plus efficace possible à l’évolution de son environnement géopolitique, comme à celle des stratégies de son allié et partenaire : les États-Unis. Cet objectif a pour corolaire la nécessité de s’inscrire dans un processus prudent et permanent d’évolution et tout en conservant intacte la lecture juridique de l’article 9[12]. Qu’il s’agisse d’un premier exemple avec la création des FAD en 1954 ou lors de la révision du traité de sécurité de 1960, deux cas qui figurent tout le défi pour le Japon d’appréhender dans son processus de transformation que lui impose la géopolitique de son environnement, de sortir de l’écheveau juridique hérité de l’après-guerre et dont le ressort est éminemment d’ordre historique.
On doit à la journaliste américaine Anne Louise Strong, surnommée la Dame de tigre de papier, d’avoir rendu célèbre la phrase « tigre de papier » du président Mao Zedong en référence à l’impérialisme[13]. Ce qui nous pousse à écrire que sans la détermination de mettre en pratique légale toute modification du carcan de l’article 9, cette funeste expression est de circonstance pour contrarier le Japon. Bien que disposant du droit à la défense collective selon l’article 51 de la charte des Nations unies[14], le Japon tente inlassablement de reprendre en main ce débat sur son usage qui reste tabou.
L’alliance et son contexte stratégique du 11 septembre 2001
Outre la sympathie mondiale qui a afflué de partout suite au choc du 11 septembre 2001, cette année a marqué le cinquantième anniversaire du traitéde sécurité entre les États-Unis et le Japon. Arrêtons-nous tout de suite sur les raisons qui ont validé le vote des Lois de 2001 et la participation des FAD à l’opération militaire Liberté immuable en Afghanistan. Parce que l’alliance n’avait pas été conçue pour combattre le terrorisme, voire faire face à des guerres de type asymétrique, quelles retombées concrètes le Japon attendait-il de son appui aux deux interventions de 2001 et 2003 ? S’agissant de la Constitution, que ce soit le vote des Lois sur l’état d’urgence, ou l’envoi des troupes en Irak en l’absence de mandat de l’ONU, comme je l’ai déjà expliqué en 2004, en matière de géopolitique, le futur dépend de quelques enjeux majeurs restant en suspens sur le rôle du Japon au sein de son alliance avec les États-Unis[15].
L’ensemble des évolutions depuis l’année 2001 conforte l’idée que le Japon est non seulement le pivot du système occidental de défense en Asie de l’Est, mais aussi un partenaire et un instrument de choix dans la stratégie mise en place par les États-Unis pour assurer la défense régionale et mondiale. Décrit par les uns comme le secrétaire d’État du gouvernement Bush le plus influent depuis Kissinger, ou comme le plus déterminé secrétaire d’État à la Défense depuis McNamara, Donald Rumsfeld, secrétaire américain à la Défense et père du concept de la nouvelle « armée modulaire », renforçait cette idée par le lancement immédiat en 2001 d’une série de « revues » ([16]). Une des principales priorités était la réduction des coûts et du nombre de soldats continuellement en rotation hors des bases et installations à l’étranger (notamment au Japon), au profit d’un équipement plus moderne et doté des dernières technologies en vue de développer l’interopérabilité à travers un renforcement de la coopération en matière de défense entre forces japonaises et américaines.
Il est trop tôt pour le dire. Ce qui est sûr, c’est que la question juridique était également dans le paysage de l’alliance nippo-américaine en s’appuyant sur la base légale que chacune des alliances américaines de l’après-guerre à l’instar de l’alliance de l’OTAN, dispose du droit à la défense collective. En d’autres termes, en comparant les contributions des FAD japonaises au sein de l’alliance par rapport aux standards internationaux de pays comme le Canada ou l’Australie, les FAD assurent un appui encore bien en deçà. Dans ce contexte, on peut suggérer que la capacité de faire usage de ce droit est bien plus essentielle que son incapacité dans la mesure où le point essentiel réside dans la capacité de dissuasion, et non du dit droit. Une lecture attentive du mécanisme au sein de l’alliance otanienne indique que tout au long des cinquante années de son existence, l’alliance ne l’a invoqué qu’à une seule reprise. La seule fois fut le 12 septembre 2001, au lendemain des attentats contre les tours du World Trade Center à New York. L’OTAN menant sa première opération antiterroriste Eagle Easten mesures de défense collective[17].
Washington et Tokyo avaient diffusé, le 27 avril 2015, un communiqué détaillant les grandes lignes de l’architecture future de la coopération nippo-américaine. Ces nouvelles lignes directrices issues d’un débat stratégique de plusieurs années illustraient la portée mondiale du champ d’action et de coopération de l’alliance avec la phrase : « in the Asia-Pacific region and beyond ». Sur le premier point, un débat majeur est ouvert sur la portée géographique de l’alliance qui n’est plus seulement la défense du Japon, mais aussi celle des États-Unis et de sa stratégie mondiale.
Ce débat fait également passer la cohésion de l’alliance avant tout en coordination avec la stratégie américaine, se concentrant sur le nouveau concept de « important influence situation », ce qui signifie que le déploiement ou l’assistance de troupes japonaises est rendu possible sans attendre l’adoption d’une loi ad hoc. On peut également, au-delà de ce débat, balayer plus méthodiquement la question de la défense collective, désormais possible selon l’interprétation des lignes directrices. Le mot, « asset protection », utilisé plusieurs fois dans le texte permet essentiellement une plus grande solidarité entre les deux membres et tourne une nouvelle page de l’histoire de l’alliance nippo-américaine. Un autre acquis au plan politique est que la coopération au sein de l’alliance n’est plus telle qu’une des deux parties doive l’emporter sur l’autre. Lors de la conférence de presse d’avril 2015, le Président Obama rappelait justement que les États-Unis et le Japon n’étaient pas « qu’alliés », mais aussi « partenaires globaux »[18]
L’alliance et le défi du « monde d’après »
Poursuivons cette année 2001 afin de rappeler qu’à cette période, la stabilité des relations sino-américaines apparaît comme une préoccupation essentielle au statu quo régional, selon Pékin. Les Chinois n’ont également pas oublié que dans la rhétorique préélectorale de George W. Bush et de ses conseillers, la Chine était désignée comme le futur adversaire numéro un, appelé à prendre la place laissée vacante par l’ex-Union soviétique. Pour de nombreux spécialistes américains, les évènements du 11 septembre et le terrorisme à l’échelle mondiale ont ramené au deuxième rang la Chine dans la grille des menaces potentielles. Comme l’a souligné justement un expert chinois : « le 11 septembre a permis à la relation sino-américaine d’éviter la possibilité d’une nouvelle ère de guerre froide »[19]. En relations internationales, rien n’exprime mieux le succès d’une théorie que sa reprise par la sphère politique. Voilà comment, le Pentagone promulguait une politique interprétée par la Chine comme le principe de précaution dans le domaine militaire, l’autorisant à lancer des attaques préventives contre des États souverains, en l’absence de l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies. La Chine avait réagi négativement en mars 2002 lorsque le think tank américain, US Nuclear Posture Review, dans un rapport évaluant les menaces dans le monde, classait la Chine comme un des sept pays qui pourraient être impliqués dans un conflit avec les États-Unis. La Chine mettait en garde la Maison-Blanche sur le risque de loger à la même enseigne des organisations terroristes et des États souverains jugés hostiles aux États-Unis dès lors qu’il s’agit de lancer des frappes préventives.
Vingt-ans plus tard, l’aventurisme multiforme de la Chine en mer de Chine du Sud et au-delà l’espace maritime en question concerne plus des deux tiers du commerce maritime mondial, inaugure ainsi une nouvelle réflexion des arrangements sécuritaires d’une alliance nippo-américaine « antichinoise » qui ne dit pas son nom. Signe que l’heure est alarmante, l’agenda du sommet du 16 avril 2021 entre le Président Biden et le Premier ministre Suga a été dominé par la question de la Chine et du statu quo, et, loin d’être une question nouvelle, la situation du maintien de la liberté de navigation et du respect du modèle du libre-échange. Ainsi, à la fois, question majeure sur la stratégie du maintien de cet ordre et esquisse de stratégie pour le concept de l’Indo-Pacifique, ce sommet éclaire sur les enjeux que recèle cette double question aujourd’hui.
Pour répondre aux exigences de l’avenir de l’alliance, il parait utile, de rappeler qu’en vertu du traité nippo-américain, l’article 2 dont les dispositions sont moins connues stipule, un engagement en faveur des conditions propres à assurer la stabilité des relations internationales en termes de promotion de la paix et, mot important, de la prospérité internationale. C’est aussi l’occasion de relire le préambule du traité de sécurité mutuelle et de coopération qui s’emploie à promouvoir les valeurs démocratiques, de liberté et surtout des règles rule of law. C’est sur la base de cet acquis que l’alliance est l’élément central de la sécurité et de la stabilité sur les questions de défense puisque l’article 2 oblige chacune des deux parties à répondre aux impératifs de sécurité et de coopération qu’elles s’assignent. Sur le plan des traités, il est intéressant d’observer que la définition de l’article 2 du traité de sécurité est quasi identique à celui du traité de l’Atlantique nord de l’OTAN[20].
Au plan militaire, l’alliance nippo-américaine est attachée à la résolution pacifique des différends, et à la stabilité de l’ordre libéral mondial en disposant de la puissance militaire pour entreprendre des opérations militaires en application de la clause de défense collective du traité fondateur que les lignes directrices de 2015 ont élargies géographiquement en termes globaux[21]. Sur le plan du système international, l’alliance rappelle que ce sont deux pays, le Japon et les États-Unis, avec des principes historiques et culturels différents, qui constituent le symbole fort d’un ordre mondial qui n’est pas le monopole des nations anglo-saxonnes, mais de la place qui revient à toutes les nations sur la sécurité au plan universel.
Aujourd’hui en Indo-Pacifique, la question chinoise domine de nouveau toutes les autres, comme l’a rappelé le 27 janvier 2021, l’administration de Joe Biden sur l’attachement indéfectible des États-Unis à la défense du Japon, il s’agissait de la question des îles Senkaku au titre de l’article 5 du traité nippo-américain[22]. C’est sur la base de ce facteur de déséquilibre de la puissance chinoise que le Japon au même titre que les États-Unis accroît sa valeur stratégique et sa fiabilité. L’année 2021 historiquement marque une redistribution de puissance en termes de géoéconomie, désormais cinquante pour cent des échanges économiques mondiaux sont dans la région d’Asie.
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Washington, obnubilé par sa souveraineté technologique, a amorcé le pivot géoéconomique et reprend le contrôle d’une stratégie nationale qui ne peut plus être menée sans tenir compte des aspects de géoéconomie dans l’agenda géopolitique. Comme l’a rappelé l’expert en géopolitique américain et ancien ambassadeur Robert D. Blackwill dans son ouvrage très remarqué en 2016, la question de géoéconomie est de retour et indissociable de la notion d’intérêt national[23]. Ce nouveau basculement donne l’occasion à l’alliance nippo-américaine d’actionner de nouveaux leviers face à la posture chinoise de plus en plus arrogante et affirmée et dont il faut sans doute y voir l’expression des difficultés américaines à porter l’avantage stratégique de l’intérêt national face à la Chine. Pour la classe moyenne américaine, on doit y voir surtout la lassitude compréhensible de la perte de l’influence américaine et de son refus de leadership militaire depuis les interventions militaires controversées en Afghanistan et en Irak. Cette prise de conscience est partagée par près des deux tiers des Américains et appuie l’approche de l’administration sur l’image de la Chine comme menace pour la stabilité mondiale et une cause porteuse de tous les dangers.
Et pendant ce temps-là Chine avance au rythme de sa gouvernance nationale adaptée à la part de responsabilité qui revient normalement à un « hegemon », en imposant partout ses positions qui suscitent réaction et prise de conscience au ton devenu anti-chinois au nom même des valeurs démocratiques et du statu quo, Taiwan étant l’autre question centrale. Pourtant, la volonté d’établir une coopération internationale suite à la pandémie de la Covid n’a pas été digne des attentes. Malheureusement, car l’histoire, comme la géographie, sauront vite se venger. Au terme de sa vie, Chateaubriand se demandait : « voilà ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais : la jeune Europe nous offre-t-elle plus de chances ?». La même question est posée et reste d’actualité pour cette alliance de coopération militaire avec Pékin en sa ligne de mire[24].
[1]Nicholas John Spykman, « The Geography of the Peace », Harcourt, Brace and Company, New York, 1944, page 5.
[2]Idem, pp. 60-61.
[3]Pour la lecture du texte intégral de Joe Biden, voir la transcription disponible en ligne : Remarks as Prepared for Delivery by President Biden — Address to a Joint Sessionof Congress | The White House.
[4]Lecture du préambule du traitéde sécurité: « The Security Treaty between Japan and the United States of America signed at the city of San Francisco on September 8, 1951, shall expire upon the entering into force of this Treaty.. », disponible en ligne : MOFA: Japan-U.S. Security Treaty.
[5]Japan-US Security Treaty, Treaty of Mutual Cooperation and Security between Japan and the United States of America, San Francisco, 19 janvier 1960, texte intégral en ligne : Japan-U.S. Security Treaty | Ministry of Foreign Affairs of Japan (mofa.go.jp).
[6]Lecture de l’article 5 « Each Party recognizes that an armed attack against either Party in the territories under the administration of Japan would be dangerous to its own peace and safety and declares that it would act to meet the common danger in accordance with its constitutional provisions and processes..» et lecture de l’article 6 « This Treaty does not affect and shall not be interpreted as affecting in any way the rights and obligations of the Parties under the Charter of the United Nations or the responsibility of the United Nations for the maintenance of international peace and security ».
[7]Entretien réaliséau cours du début de l’année 2007. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois alors que j’étais assistant parlementaire de M. Koji Kakizawa, ancien ministre des Affaires étrangères du Japon tandis que Michael Cucek travaillait pour M. Yukio Okamoto, avant de devenir Research Associate pour le Center for International Studies du MIT. Je le remercie pour les nombreuses informations partagées. En ligne au sujet des FAD : « The Caterer’s Dilemma», le 17 mai 2007, blogspot :Shisaku: May 2007.
[8]L’avion MIG 25 s’est posé sur l’aéroport d’Hakodate, sur l’île d’Hokkaido sans que les forces d’autodéfense puissent intervenir, source du National Archives and Records Administration, pages 1-42, disponible en ligne :Japan – MIG-25 Incident (3) (fordlibrarymuseum.gov).
[9]Pour les lignes directrices de 1978, voir le ministère de la Défense du Japon, « Guidelines for Japan-US Defense Cooperation », 27 novembre, 1978, document disponible en ligne : The Guidelines for Japan-U.S. Defense Cooperation (mod.go.jp).
[10]Texte intégral de la résolution onusienne disponible en ligne : Resolution 688 (unscr.com).
[11]Pour les lignes directrices de 1997, voir le ministère de la Défense du Japon, « Guidelines for Japan-US Defense Cooperation », 23 septembre, 1997, document disponible en ligne : 19970923.pdf (ndl.go.jp).
[12]Voir le chapitre II de la Constitution japonaise et l’article 9 sur le renoncement àla guerre, disponible en version anglaise :THE CONSTITUTION OF JAPAN (kantei.go.jp).
[13]Anna Louise Strong, « China’ Millions », New World Press Pekin, 1965, p. xii. Transcription anglaise, « A World’s Eye View from a Yenan Cave : An interview with Mao Tze-Tung », avril 1947, revue New York Amerasia.
[14]Chapitre VII de la Charte des Nations unies, l’article 51 indique « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales… », texte intégral en ligne : Chapter VII | Nations Unies.
[15]Hervé Couraye, L’alliance japonaise à l’épreuve de la transformation de l’armée américaine, L’Harmattan, 2006, pages 44, disponible au format pdf : POLAM_006_0043.pdf
[16]Idem, pages 56-58.
[17]Au sujet des conditions du principe de défense collective de l’OTAN, texte disponible sur le lien : NATO – Topic: Défense collective.
[18]Conférence de presse entre le Président Barack Obama and le Premier ministre Shinzo Abe en date du 28 avril 2015, Maison blanche et disponible en ligne : Remarks by President Obama and Prime Minister Abe of Japan in Joint Press Conference | whitehouse.gov (archives.gov).
[19]Article de Denny Roy, « A late Honeymoon: China’s Response to US Security Policies », mars 2003 du Asia-Pacific Center for Security Studies, pp. 2-7, disponible (rubrique archive) sur le sitewww.apcss.org.
[20]Lecture de l’article 2 du traitéde sécuriténippo-américain : « The Parties will contribute toward the further development of peaceful and friendly international relations by strengthening their free institutions, by bringing about a better understanding of the principles upon which these institutions are founded, and by promoting conditions of stability and well-being. They will seek to eliminate conflict in their international economic policies and will encourage economic collaboration between them »disponible en ligne :MOFA: Japan-U.S. Security Treatyet lecture de l’article 2 du traitéde l’Atlantique Nord: «Les parties contribueront au développement de relations internationales pacifiques et amicales en renforçant leurs libres institutions, en assurant une meilleure compréhension des principes sur lesquels ces institutions sont fondées et en développant les conditions propres à assurer la stabilité et le bien-être. Elles s’efforceront d’éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques internationales et encourageront la collaboration économique entre chacune d’entre elles ou entre toutes. »,disponible en ligne :NATO – Official text: Le Traité de l’Atlantique Nord, 04-Apr.-1949.
[21]Pour les lignes directrices de 2015, voir le ministère de la Défense du Japon, « Guidelines for Japan-US Defense Cooperation », 27 avril, 2015, document disponible en ligne : shishin_20150427e.pdf (ndl.go.jp).
[22]Compte rendu du Président Joe Biden et du Premier ministre Yoshihide Suga du 27 janvier 2021, disponible en ligne : Readout of President Joseph R. Biden, Jr. Call with Prime Minister Yoshihide Suga of Japan | The White House.
[23]Robert D. Blackwill, « War by Other means : Geoeconomics and Statecraft », Belknap Press, 2016.
[24]François Renéde Chateaubriand, Mémoire d’Outre-Tombes, tome 2, volume XX, collection le livre de Poche, 2001.