Artisane de la construction européenne et principale puissance économique du continent, l’Allemagne fut et demeure comme un partenaire ou un concurrent, certes, mais avant tout, comme un pays voisin. Bien que des pans entiers d’Histoire nous rassemblent, l’outre-Rhin continue de faire l’objet de nombreux questionnements, ce qui le rend énigmatique et, en ce sens, séduisant.
« Les études germaniques ne sont pas une discipline comme les autres. » Elle s’est voulue d’emblée, une « explication » totale de l’évolution de l’Allemagne, comme l’a déclaré Charles Andler (1866-1933), le père fondateur, par ses travaux sur le socialisme allemand et le « pangermanisme », qui l’orienta vers l’histoire culturelle et la déclara pluridisciplinaire par définition. C’est dans son sillage que s’est situé Edmond Vermeil (1878-1964), le « patron » incontesté de la germanistique universitaire entre 1934 et 1951. Dans cette époque riche en tensions et en conflits, de la guerre franco-prussienne de septembre 1870, aux deux conflits mondiaux, les germanistes français n’ont cessé de scruter le passé et le présent du pays voisin, pour tenter d’expliquer à leurs compatriotes sa singularité historique, le Sonderweg, mais aussi de les mettre en garde contre le danger qu’il pouvait représenter. On se souviendra du poème d’Alfred de Musset, « nous l’avons eu, votre Rhin allemand, Il a tenu dans notre verre. Un couplet qu’on s’en va chantant Efface-t-il la trace altière Du pied de nos chevaux marqué dans votre sang ? »
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On a pu alors parler à juste titre d’une germanistique de la vigilance, voire de la méfiance. Roland Krebs, professeur émérite à Sorbonne Université, a consacré de nombreuses études aux relations culturelles entre la France et l’Allemagne entre le XVIIIe et le XXe siècle, en particulier L’idée de théâtre national dans l’Allemagne des Lumières (Otto Harrassowitz, 1985), Helvétius en Allemagne (Champion 2006). Ses recherches actuelles portent sur la vie culturelle en France pendant l’Occupation. Il scrute avec brio les divers compartiments de cette germanistique française qui s’est renouvelée au fil des expériences et des générations. Il propose ainsi un éclairage nouveau sur les relations franco-allemandes durant une période historique troublée, voire tragique. Durant la période 1925-1949 se détachent trois phases distinctes du discours et de l’action des germanistes. Après une courte période de détente pendant laquelle ils participent activement au rapprochement franco-allemand des années 1920, symbolisées par le tandem Briand-Stresemann, la crise politique et sociale allemande, qui a suivi celle de 1929 avec le krach de Wall Street, puis l’accession au pouvoir d’Hitler le 30 janvier 1933, les conduisent à une prise de position personnelle, mais surtout à proposer une explication du national-socialisme, de ses origines et de ses buts. Durant l’Occupation, leur fonction naturelle de médiateurs les expose au risque d’être instrumentalisés dans le cadre de la politique de pénétration culturelle mise en œuvre par l’Ambassade allemande. Certains seront placés devant des choix cruciaux ou exposés à la persécution. Mais c’est surtout la période d’après la Libération qui nous importe au premier chef car il ne s’est pas agi seulement d’études universitaires, plus ou moins éloignées de la pratique, mais d’une mise en œuvre d’une démarche orientée vers l’action, le rapprochement et l’action commune des politiques de deux pays, France et Allemagne, qui ont constitué les fondements de l’unification européenne. Ils ont mis leurs compétences au service de l’administration de la zone française d’occupation en Allemagne, ce qui leur permet de créer les conditions d’une future réconciliation franco-allemande. Roland Krebs emploie ici l’expression d’une « rééducation » ou d’une éducation à la française, but recherché par le grand germaniste Edmond Vermeil, pour qui le caractère national allemand actuel est le résultat de dérives idéologiques, séculaires qui l’ont déformé. Le national-socialisme n’étant que la dernière pierre de la construction d’une identité nationale malade. A cette phase, au demeurant assez courte, a succédé l’action en vue du rapprochement franco-allemand, dont l’un des pionniers a été le père jésuite Jean de Rivau, aumônier de la garnison française d’Offenburg, qui fonda deux publications jumelles, Documente en allemand et Documents en français, dont l’œuvre a été poursuivie par Joseph Rovan, qui sera un des confidents d’Helmut Kohl. Alfred Grosser, dont le premier ouvrage sur l’Allemagne date de 1953, autre grand germaniste et passeur, né à Francfort, a réclamé très tôt « des contacts en profondeur s’adressant aussi bien aux mouvements de jeunesse qu’aux écrivains et artistes, aux syndicats qu’aux universités. » A l’heure où l’on s’interroge à nouveau sur l’Allemagne, dont on déplore le repli sur soi et un certain immobilisme, se replonger sur cette vaste entreprise d’auscultation de notre grand voisin et principal partenaire s’avère plus nécessaire que jamais.