« Ce que l’Allemagne n’a pu obtenir par les deux guerres mondiales – la prépondérance continentale – elle est en passe de l’acquérir par la finance et dans la paix, au nom d’une certaine conception, à la fois libérale et technocratique de l’Europe. » C’est ainsi que Jean-Pierre Chevènement décrivait dans son ouvrage France-Allemagne le rapport si singulier de l’Allemagne à la puissance depuis la réunification.
Il est frappant que ce constat, souvent interprété comme une forme d’antigermanisme primaire, soit partagé par des membres de l’élite allemande elle-même. En 2011, en pleine crise grecque, Helmut Schmidt avait pris la parole lors d’un congrès du SPD pour mettre en garde son parti contre « la nocivité de la vanité nationale-allemande », rappelant que l’Allemagne « n’est pas un pays normal ». À rebours de cette défiance extrême, Alain Minc célébrait dans son ouvrage Vive l’Allemagne ! les vertus de notre voisin, un pays « prospère, paisible […] et exerçant sur l’Union européenne l’influence la moins rude possible ».
Si l’Allemagne est, plus que jamais, ce pays capable d’inspirer à ceux qui l’observent des jugements aussi tranchés, c’est qu’elle est un objet politique non identifié : ses frontières, ses ambitions, les fondements de sa puissance n’ont cessé de se modifier au cours de l’histoire, laissant libre cours à toutes sortes d’interprétations concernant ses motivations profondes (voir les cartes pages 48-49).
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Un espace culturel ancien, un État récent
Vu de France, l’Allemagne est un double énigmatique, un reflet inversé, dans tous les domaines, ou presque. La constitution politique du pays en est un exemple, pas le moindre. La France est, avec le Royaume-Uni, le modèle même de l’État-nation. Rien de commun en ce qui concerne l’Allemagne qui n’était pas une entité étatique au Moyen Âge. L’espace germanique se résumait alors essentiellement à l’Empire. À partir de l’an mille, cet empire que les chartes appellent encore « romain » perd progressivement de sa cohérence. Restauré par Charlemagne en 800, il devient « Saint » sous Frédéric Barberousse au XIIIe siècle, puis « germanique » au XVe siècle, renonçant à sa prétention universelle.
Durant cette période, il a été en constante expansion ; centré initialement sur la vallée du Rhin, il s’est dilaté jusqu’à comprendre une large partie de l’Europe centrale ; sous l’impulsion des empereurs et du pape, les chevaliers Teutoniques ont conquis jusqu’aux actuels pays baltes et à la Russie, donnant naissance au XVIe siècle au royaume de Prusse. Et tandis qu’à l’époque moderne le pouvoir du roi de France croît jusqu’à devenir absolu, celui de l’empereur ne cesse de se fragiliser. Leur royaume s’est fractionné au cours des siècles, donnant naissance à une mosaïque d’États de langue allemande – plus de 200 au début du XIXe siècle, une trentaine encore vers 1870.
L’histoire de l’Allemagne n’a donc rien d’une ligne droite. Elle provient non seulement de cette longue gestation mais aussi de ratés historiques. Et d’abord l’échec d’une première tentative d’unification allemande en 1848 autour de l’Autriche. Cette tentative avortée a constitué un tournant décisif : l’idée d’une unité autour d’une « Grande Allemagne » (Grossdeutschland) qui aurait regroupé l’ensemble des pays de langue germanique est abandonnée au profit de celle d’une « Petite Allemagne » (Kleindeutschland) autour de la Prusse. Dirigée par le chancelier Bismarck et l’empereur Guillaume Ier, son « porte-voix impérial » comme l’appelle Nietzsche, c’est elle qui donne naissance à l’Allemagne moderne « par le fer et par le sang » le 18 janvier 1871 dans la galerie des glaces à Versailles.
Une Kulturnation
Ainsi, l’Allemagne moderne, ce pays « tard-venu » (verspatete Nation) est née au siècle des nationalismes ; à l’instar de l’Italie et au contraire de la France et du Royaume-Uni, avant d’être un espace politique, elle a été un espace culturel, une Kulturnation aux frontières incertaines dont l’identité reposait sur la langue mais aussi sur une conception sanguine de la nation que l’on trouve dans le mot Volk, plus proche d’ethnos que de demos. Alors qu’en France, l’État a unifié le territoire jusqu’à vouloir porter au dehors de ses frontières, sous le nom d’universel, ses propres valeurs, l’Allemagne a magnifié son particularisme, son génie national – le fameux Volksgeist cher à Herder.
Ce pays neuf s’est organisé sur les plans politique, économique et social d’une façon originale. Le premier modèle allemand, valant jusqu’en 1945, est en effet un mélange d’ordre, d’impérialisme et de préoccupations sociales. À l’exception de la courte République de Weimar, le système politique est marqué de bout en bout, jusqu’à l’extrême sous le IIIe Reich, par une prédominance d’un exécutif marqué par le poids du militarisme et du pangermanisme.
Quant au modèle social, il est singulier à plus d’un titre ; en Allemagne, la peur du socialisme a poussé les élites conservatrices à des concessions inattendues. Ainsi, il revient au très réactionnaire Bismarck d’avoir créé le premier système de sécurité sociale d’Europe. Quarante ans plus tard, en novembre 1918, Hugo Stinnes, le chef du patronat allemand, craignant une expansion du communisme, signe un accord avec Carl Legien qui est au fondement du modèle économique et social allemand : il institue la « cogestion » (Mitbestimmung) c’est-à-dire non seulement la reconnaissance des syndicats comme interlocuteurs légitimes du patronat mais leur participation, sur base paritaire, aux négociations présidant au destin des grandes entreprises.
Le IIIe Reich se situe à la fois dans la continuité d’un certain nationalisme allemand et dans la rupture radicale par ses projets racistes et génocidaires, en même temps qu’il marque un « basculement de l’Allemagne dans l’abîme » comme l’annonçaient les tracts de la Rose blanche dès 1942. Peu de pays ont connu de telles convulsions ; après une expansion aux dimensions de l’Europe, l’Allemagne a disparu de 1945 à 1949 pour renaître divisée en deux États au temps de la guerre froide. Aux yeux du monde occidental aussi bien que soviétique, deux Allemagne valaient mieux qu’une tant le pays était identifié à la cause des malheurs de l’Europe. La réunification en 1990 signifie de ce point de vue une forme de réconciliation territoriale de l’Allemagne avec l’Europe. Depuis les traités (Ostvertrage) signés dans les années 1970 par Willy Brandt, l’Allemagne reconnaît l’intangibilité des frontières orientales et renonce à revendiquer les territoires de l’Est qui lui ont longtemps appartenu.
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Les mutations de la puissance allemande, de Mars à Hermès
L’Allemagne, on l’aura compris, entretient un rapport problématique à la puissance. Son avènement, sur les ruines de la défaite française de 1870, procède de l’affirmation de la puissance dans une vision avant tout continentale. À un explorateur qui plaidait pour la colonisation de l’Afrique, Bismarck avait rétorqué : « Votre carte de l’Afrique est certes belle mais ma carte de l’Afrique est ici, en Europe. Ici se trouve la Russie et ici se trouve la France et nous sommes au milieu. » En somme, l’Allemagne devait être le cœur durable de la Mitteleuropa, selon l’expression forgée par Friedrich von Bernhardi en 1912. Mais ce dessein continental est lourd de conséquences pour l’Europe ; l’unité de 1870 avait certes créé un État allemand au cœur de l’Europe centrale mais ses frontières étaient loin d’englober l’ensemble des Allemands. Et c’est là, au fond, tout le drame de ce pays ; la nation et l’État ne coïncident pas.
Hitler et le IIIe Reich ont conditionné, jusqu’à aujourd’hui, le rapport de l’Allemagne à la puissance sous le signe de la castration. Vaincue, divisée et occupée en 1945, interdite de force militaire réelle, l’Allemagne démocratique a opté pour un renoncement sélectif à la puissance. Mars a cédé la place, non pas tant à Vénus, pour reprendre la terminologie de Robert Kagan, qu’à Hermès. À l’instar du Japon, l’Allemagne a investi l’ensemble de sa puissance dans le domaine industriel et commercial jusqu’à devenir le leader économique de l’Europe. Si la chose est passée inaperçue durant la guerre froide, c’est que le pays était non seulement divisé mais qu’en outre il adoptait dans les relations internationales la posture qui serait la sienne jusqu’à très récemment au moins : la retenue (Zuruckhaltung).
La phase qui s’ouvre à partir de la réunification, et dans laquelle nous sommes aujourd’hui, est évidemment moins lisible. L’Allemagne, pour la première fois de son histoire, entretient un rapport pacifique avec ses voisins, apaisé quant à ses frontières. C’est ce qui fait dire à Alain Minc qu’elle est prospère et paisible, telle une grosse Suisse. Pourtant, son passé la poursuit. Vue de France, elle est régulièrement taxée d’impérialisme, économique au moins. Qu’en est-il ?
Que veut l’Allemagne d’aujourd’hui ?
C’est la question que bien des Européens se posent aujourd’hui. Les faits en tout cas sont là : après une décennie 1990 difficile, durant laquelle il lui a fallu absorber le choc de la réunification, le pays a su se réformer durant les années Schröder. Géant économique, elle l’est indéniablement mais, depuis 1945, elle reste un nain militaire et une puissance politique secondaire. L’Allemagne conserve toujours sa « retenue » dans le domaine diplomatique – la reconnaissance unilatérale par Genscher de l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie en 1991 a laissé des souvenirs amers – mais, depuis quelques années, elle s’affirme plus nettement dans les affaires mondiales. Le pays n’a pas voté l’intervention en Libye en 2011 alors qu’il était membre du Conseil de sécurité. Quant à sa récente participation aux négociations avec l’Iran dans le cadre du groupe « 5+1 », elle témoigne évidemment d’un retour en force sur la scène internationale. Fait important d’ailleurs, le tribunal fédéral de Karlsruhe a autorisé en 1994 le pays à participer à des opérations militaires à l’étranger. L’Allemagne serait-elle à nouveau tentée par la puissance ? Il est difficile aujourd’hui d’éviter cette question.
La réponse n’est pas simple car, manifestement, les élites politiques et économiques peinent à penser la question de la puissance. Aussi répondent-elles en ordre dispersé. Du côté du patronat, nul doute que la conquête des parts de marché est le premier de leurs objectifs, au point de créer aujourd’hui des tensions en Europe. « Nos excédents sont leurs déficits » avait rappelé Helmut Schmidt pour mettre en garde ses compatriotes contre l’antigermanisme que ne manquaient pas de susciter en Europe les succès des entreprises allemandes. Cette situation crée d’ailleurs d’importantes distorsions au sein du couple franco-allemand : difficile de parler d’égal à égal lorsque l’un engrange 220 milliards d’euros d’excédents commerciaux et l’autre 60 milliards de déficits.
Du point de vue politique, l’exercice de la puissance se justifie aux yeux des Allemands lorsqu’il contribue au bien commun tel qu’ils le jugent. Ainsi, malgré quelques dérapages verbaux, l’intransigeance avec la Grèce a, de bout en bout, été exercée au nom de l’orthodoxie budgétaire. C’est d’ailleurs là la source d’une incompréhension : tandis que les Allemands s’imaginent gardiens du temple de l’euro, les pays d’Europe méditerranéenne y ont vu la résurgence d’une forme d’impérialisme. C’est précisément cette incompréhension qui nourrit aujourd’hui la thèse d’un retour de l’Allemagne à une puissance décomplexée, telle qu’on peut régulièrement le lire sous la plume d’Emmanuel Todd. Pourtant, force est de constater que l’Allemagne maintient en politique étrangère les deux principes qui la guident depuis 1949 : la retenue et le multilatéralisme. De l’Ukraine à la Grèce en passant par le traité de Lisbonne, le pacte budgétaire, Berlin a certes fait valoir son point de vue mais a rarement joué cavalier seul. Elle vient de le faire quand Mme Merkel a promis d’accueillir tous les réfugiés syriens, avec peu de succès il est vrai.
Pour finir, il est peut-être tentant mais difficilement défendable de voir dans l’Allemagne d’aujourd’hui le retour d’une puissance conquérante. En tout cas, la chancelière fait tout pour éviter de donner cette image. Ne nous en déplaise, l’Allemagne reste cet objet politique qui nous échappe : ni un pays aux tentations hégémoniques comme la décrit Jean-Pierre Chevènement, ni une « grosse Suisse » comme le soutient Alain Minc, elle est un pays blessé dans sa puissance qui compte finalement plus sur l’Europe qu’on ne le suppose de ce côté du Rhin.