L’Allemagne espère acheter du gaz au Qatar afin de pallier la fin du gaz russe. Un chemin pas si simple à obtenir compte tenu des contraintes mondiales.
Samuel Furfari est professeur en géopolitique de l’énergie, président de la Société européenne des Ingénieurs et Industriels, et docteur en Sciences appliquées, ingénieur polytechnicien
Le 20 mai 2022, l’émir du Qatar, Tamim bin Hamad al-Thani, a été chaleureusement accueilli lors de sa visite d’État à Berlin. L’Allemagne qui quémande du gaz ne pouvait pas faire moins quand on sait que le jour où Vladimir Poutine a annoncé la reconnaissance des républiques prorusses du Donbass, le Qatar avait fait savoir qu’il avait des obligations avec des clients en Asie et qu’il n’y aurait pas assez de gaz pour satisfaire la demande des pays membres de l’UE. Le pays exporte à son maximum, tant la demande en Asie est forte.
Une déclaration d’intention a été signée pour une coopération renforcée en matière de gaz naturel liquéfié (GNL), mais le plus dur reste à faire. Il faut négocier les termes des contrats qui permettront à Qatar Gas (une entreprise commune entre Qatar Energy et ExxonMobil) de livrer ce gaz. Mais cela ne s’improvise évidemment pas. Le Qatar n’a pas attendu la guerre en Ukraine pour se préparer à augmenter sa production de GNL à partir du champ géant Nord Dôme, dans le golfe Persique. Le français Technip Énergies et le japonais Chiyoda ont remporté en février 2021 un contrat de 13 milliards de dollars pour construire quatre trains de liquéfaction qui augmenteront de 43 % la capacité de production du Qatar. Cela pourrait conduire à des livraisons à l’Allemagne, mais pas avant 2026, voire 2027.
Vente du GNL
Qatar Petroleum détient 70 % et ExxonMobil 30 % d’un projet d’une valeur de 10 milliards de dollars pour développer le terminal gazier de Golden Pass à Port Sabine, en Louisiane, afin d’exporter 24 milliards de m³ par an de gaz de schiste produit au Texas. Le premier des trois trains de production de GNL devrait démarrer à la fin de 2024. Cela ne convient que par défaut à l’Allemagne, car elle souhaiterait se libérer au plus vite du piège qu’elle s’est construit. Il faut savoir que ce projet a démarré en 2016, à une époque où en Allemagne on ne parlait que d’EnergieWende. Heureusement, les vrais stratèges industriels ne vivent pas dans le monde de l’utopie.
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Mais investir d’énormes sommes d’argent ne va pas sans garanties de marché. Lorsque le commerce international du gaz s’est développé au début des années 1980, afin d’assurer le remboursement des milliards d’investissements nécessaires à la construction de milliers de kilomètres de gazoducs (au départ de la Norvège, Algérie, Russie ou Royaume-Uni), il fallait que les banques soient prêtes à prendre le risque. Elles ont exigé que les contrats comportent une clause dite « take-or-pay » qui oblige le client à prendre les quantités contractuelles ou du moins à les payer même s’ils ne les prélèvent pas, le prix étant indexé sur la base de divers paramètres (à l’origine, il s’agissait principalement du prix du pétrole). En outre, cet engagement devait porter sur une période suffisamment longue pour garantir le remboursement des emprunts. Ces contrats « à long terme » ont une durée de 20 à 25 ans. La Russie détient toujours de tels contrats, notamment avec la France, l’Allemagne et l’Italie. D’ailleurs, Gaz de France (GDF, aujourd’hui Engie) déclarait dans son document de référence de 2005 qu’elle avait assuré son approvisionnement grâce à ces contrats long terme. En 2006, les contrats de fourniture de gaz conclus par GDF avec Gazprom ont été renouvelés jusqu’en 2030. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles le gaz continue à s’écouler de Russie.
Lorsque le GNL s’est développé, on a pensé que le marché deviendrait moins rigide étant donné l’abondance de gaz dans le monde. La concurrence a conduit à une évolution croissante vers un marché spot.
La question du prix
Mais la nouvelle situation provoque une panique qui permet aux vendeurs d’être plus exigeants. Personne ne va investir des dizaines de milliards s’il n’y a pas de garantie de marché. Nous sommes donc revenus à l’ancien système. Si l’Allemagne veut se dépêtrer du gaz russe (reste à savoir comment elle se libérera des contrats existants), elle devra s’engager auprès du Qatar et de ses concurrents à acheter pendant 20 ans à un prix fixe, même s’il est indexé. Bien sûr, le Qatar et ExxonMobil ne vont pas rendre service aux verts allemands qui détestent le nucléaire et les énergies fossiles. Le prix sera élevé, bien plus que celui du gaz russe. L’expression italienne « cocufié et matraqué » convient parfaitement à cette situation.
Afin de ne pas perdre complètement la face, le ministre de l’Économie Robert Habeck (Verts) a mentionné ce que je qualifie d‘utopie hydrogène et la protection du climat ; on peut se demander ce qu’en a pensé l’émir. Le chancelier Olaf Scholz s’est intéressé lui au sort des ouvriers qui construisent les infrastructures de la prochaine Coupe du monde de football et — avec le sens de la diplomatie intéressée — il a reconnu les « progrès ». Il a également posé une question sur le droit des homosexuels à se rendre au Qatar pour assister aux matchs. L’émir a prévenu que tout le monde était le bienvenu, mais « nous attendons et voulons que les gens respectent notre culture ».
L’émir parti, Olaf Scholz s’est immédiatement envolé pour le Sénégal et d’autres pays africains afin de préparer l’importation des effroyables combustibles fossiles. Le Sénégal dispose de réserves de gaz inexploitées, comme de nombreux autres pays africains. Mais le Sénégal n’est pourtant pas sur le radar de la géopolitique énergétique : les meilleures références ne donnent aucun chiffre sur les réserves, même si le projet Great Turtle Ahmeyin est en cours et devrait entrer en production en 2023. Cependant, ce projet offshore à cheval sur le Sénégal et la Mauritanie produira essentiellement pour les besoins énormes de ces deux pays. L’usine de liquéfaction aura une capacité de 3,5 milliards de m³ par an (2% des importations européennes de gaz en provenance de Russie). Évidemment, l’Allemagne devra attendre avant de pouvoir bénéficier de ce gaz. Mais il est important de souligner qu’une Allemagne désemparée sera obligée d’importer du gaz naturel à un prix élevé pendant longtemps.
L’Allemagne refuse de reconnaître son aveuglement alors que son EnergieWende est un échec total d’un point de vue économique et géopolitique. Le gouvernement fédéral s’oppose même à la taxonomie nucléaire, alors qu’un compromis a difficilement été trouvé entre les États membres. Il est regrettable que la Commission européenne, dirigée par l’Allemande Ursula von der Leyen, insiste pour suivre l’EnergieWende avec sa communication REPowerEU. Pendant ce temps, le Qatar et les compagnies pétrolières gèrent la géopolitique de l’énergie.
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Les derniers ouvrages de Samuele Furfari sont « Énergie tout va changer demain. Analyser le passé, comprendre l’avenir » et « Écologisme. Assaut contre la société occidentale » (Éditions VA).