Livre – Génocides. Usages et mésusages d’un concept de Bernard Bruneteau

15 novembre 2019

Temps de lecture : 4 minutes

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Livre – Génocides. Usages et mésusages d’un concept de Bernard Bruneteau

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Les Secrétaires généraux successifs des Nations-Unies ont rappelé à de nombreuses reprises que la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide était « la pierre angulaire » de l’engagement international à protéger les populations vulnérables. Encore fallait-il s’entendre pour savoir ce que l’on pouvait ou devait nommer par crime de génocide. L’exemple récent de la persécution par l’armée birmane des Rohingyas, minorité musulmane dont 600 000 membres ont fui au Bangladesh à la fin de 2017, en fournit un exemple.

Alors que le Haut-Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU parlait d’un exemple classique de nettoyage ethnique, 88 ONG dénonçaient des « crimes contre l’humanité ». Il convient de rappeler ici que le juriste américain d’origine juive polonaise, Raphaël Lemkin, a créé en 1944 la notion de génocide pour désigner expressément la Solution finale. Pourtant, ce type de crime ne figurait pas dans la charte du Tribunal de Nuremberg, bien qu’il ait été employé par l’accusation et repris à nouveau en 1947 lors du procès des Einsatzgruppen. C’est donc la Convention du 9 décembre 1948 qui répara l’anomalie de Nuremberg en définissant le génocide comme un crime international. Pourtant, la définition figurant dans le texte ne prenait pas en compte, à l’insistance des pays de l’Est les groupes sociaux et politiques, ce qui en réduisait considérablement la portée. La Convention évoquait à l’opposé comme acte génocidaire l’atteinte grave à « l’intégrité physique et mentale » des populations, ce qui donnera lieu à bien des interprétations divergentes.


L’héritage de Nuremberg

Du fait du blocage de la guerre froide, pendant près de cinquante ans, le monde vivra avec un triple héritage. On aura tendance, tout d’abord à considérer la Shoah, comme le seul « vrai » génocide, car dans son cas et seulement dans son cas, l’intention de détruire un groupe humain dans sa totalité a été clairement énoncée par ses auteurs. À l’opposé, des pratiques meurtrières massives comme le massacre des 500 000 communistes indonésiens en 1965 ne seront pas considérées comme en relevant. Puis les demandes de reconnaissance émanant de nombreux peuples indigènes victimes de la destruction de leur environnement se multiplieront chez les porte-paroles de ces peuples qui se perçoivent comme victimes de l’histoire.

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Aussi un état des lieux s’impose pour déterminer parmi les drames et atrocités qui ont ensanglanté l’histoire récente les cas relevant vraiment de la catégorie du génocide, ce qu’entreprend Bernard Bruneteau, professeur de science politique à l’université Rennes 1. Il y a tout d’abord, relève-t-il, le cas des génocides consacrés. Outre celui des Juifs européens, appartiennent à cette catégorie, celui des Tutsis du Rwanda (1994), puis le génocide perpétré contre les musulmans bosniaques de Srebrenica, en juillet 1995, celui aussi désormais reconnu, des minorités Chams et Vietnamiennes commises par les Khmers rouges entre 1975 et 1979.

Bien d’autres génocides avérés sont toujours en attente de reconnaissance. C’est le cas du génocide arménien qui a provoqué un million et demi de victimes en 1915-1916 dans l’Empire ottoman, reconnu par de nombreux pays dont la France, mais qui reste catégoriquement nié par la Turquie. L’Holodomor en Ukraine, dont ont été victimes de 10 à 12 millions de paysans dans l’URSS stalinienne en 1930-1932, donne toujours lieu à d’âpres disputes mémorielles. Il en est de même de celui longtemps ignoré du Cambodge. De nombreux travaux historiques, des milliers de témoignages, ont peu à peu imposé l’évidence génocidaire de ces cas bien que des divergences d’opinions persistent. Dans le cas ukrainien s’est-il agi d’un génocide de « classe » celle des koulaks, ces propriétaires fonciers réfractaires à la collectivisation des terres ou d’un génocide « national » car ce n’est pas seulement la population ukrainienne qui a souffert, même si elle a représenté la grande majorité des victimes ?

Cambodge et Chine

Dans le cas plus proche du Cambodge, les procès intentés depuis 2009 par le tribunal mixte de Phnom Penh contre d’anciens dirigeants khmers rouges n’ont d’abord statué que sur des crimes contre l’humanité différents du génocide. Cependant le dernier volet judiciaire s’est soldé en novembre 2018 par une réponse positive. Plus vaste est en revanche la liste des génocides ignorés ou contestés. Le Tibet, depuis l’occupation chinoise de 1950 a-t-il donné lieu à un génocide comme la répression en cours de la minorité ouïgoure du Sinkiang, dont un million de membres sur une population de 10-11 millions ont été incarcérés dans quelque 220 camps de rééducation ? Qu’en est-il également du bombardement à l’arme chimique de la ville d’Halabja dans le Kurdistan irakien, perpétré en mars 1988 par l’armée de Saddam Hussein qui a été reconnue comme génocide par certains pays, comme la Suède en décembre 2012 et le Royaume-Uni en février 2013 ? Si les persécutions, les massacres, les déplacements de population peuvent être prouvés dans chaque cas, leur détermination en termes de génocide pose un problème aux chercheurs et politistes qui optent plutôt pour la catégorie d’ethnocide.

C’est pour cela d’ailleurs que les résolutions de l’Assemblée générale ou du Parlement européen mentionnent des violations des droits de l’homme. Aussi l’acceptation par la Cour suprême d’Espagne, au nom de la compétence universelle, en janvier 2016 d’une plainte pour actes de génocide à l’encontre du peuple tibétain constitue une première. Bien d’autres cas méritent la mention de génocide oublié comme le conflit du Timor oriental dont le tiers de la population civile aurait disparu. C’est ce qui a autorisé le Conseil de l’Europe, en 1992, puis le Parlement européen, en 1995, à évoquer un « vrai génocide » alors que l’Assemblée générale n’a émis qu’une condamnation de principe des atteintes ainsi portées aux droits de l’homme.

C’est l’ensemble de ces événements marquants dont les traces restent toujours vives qu’explore en profondeur cet ouvrage. Après avoir montré l’insertion de l’incrimination de génocide au cœur de l’ordre humanitaire international après une longue période d’oubli, il montre, maints exemples à l’appui, parmi ceux que l’on a cités, l’instrumentalisation de sa qualification tant dans le cadre des stratégies géopolitiques des États que dans celui de la concurrence victimaire initié par les personnes les plus diverses et les plus activistes.

Génocides. Usages et mésusages d’un concept de Bernard Bruneteau

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À propos de l’auteur
Eugène Berg

Eugène Berg

Eugène Berg est diplomate et essayiste. Il a été ambassadeur de France aux îles Fidji et dans le Pacifique et il a occupé de nombreuses représentations diplomatiques.
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