Mer Noire : concentration inédite de la flotte russe

12 février 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Croiseur Moskva de classe Slava (c) Wikicommons

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Mer Noire : concentration inédite de la flotte russe

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Plutôt habituées à la glace des mers de Barents et d’Okhotsk, les coques de la flotte russe n’ont jamais baigné en hiver dans une eau aussi chaude qu’en ce mois de février 2022, marqué par un climat géopolitique tout aussi réchauffé. Pour la première fois, probablement de toute l’histoire russe, la majorité des grands navires de la Voïenno-morskoï flot (VMF) sont déployés en mer Méditerranée orientale et en mer Noire, à proximité donc de l’Ukraine.

Une illustration symbolique de cette redisposition inédite est la présence dans cette zone des trois croiseurs de classe Slava qui n’avaient jamais été réunis ensemble. Le Moskva, le navire amiral de la flotte de la mer Noire, qui a appareillé de Sébastopol le 8 février, va très probablement rejoindre ses deux sisterships, le Maréchal Oustinov, l’un des deux croiseurs opérationnels de la flotte du Nord, qui a franchi début février le détroit de Gibraltar, et le Varyag, navire amiral de la flotte du Pacifique, qui a traversé au même moment le canal de Suez. Navires imposants – 12 000 tonnes de déplacement pour 186 mètres de long – mis en service dans les années 1980, ils disposent d’une force de frappe encore honorable malgré leur grand âge. Conçus comme des « tueurs de porte-avions », ils déploient dans leurs seize massifs silos inclinés des missiles anti-navires supersoniques P-500 Bazalt – P-1000 Vulkan pour l’Oustinov et le Varyag, plus modernes que le Moskva – dont la charge utile d’une tonne – possiblement nucléaire – a été dimensionnée pour l’attaque des « supercarriers » américains.

Technologie ancienne mais toujours efficace

Certes, la technologie est ancienne et peu protégée contre les moyens de guerre électronique les plus modernes, mais leur vitesse – Mach 2,5 – peut encore donner quelques sueurs froides à un groupe aéronaval. Également équipés de 64 silos rotatifs du système anti-aérien à longue portée S-300F ou S-300FM associé à de puissants radars, ils permettent en prime de créer autour d’eux une bulle de protection. Politiquement, leur déploiement est donc des plus significatifs. Ironie de l’histoire, le quatrième Slava, jamais achevé, rouille depuis la chute de l’URSS dans le port ukrainien de Nikolaïev et devait originellement s’appeler… Oukraïna. Le seul capital ship russe qui ne soit pas actuellement déployé dans la zone est le croiseur Pierre le Grand de classe Kirov, mais son déploiement aurait été étonnant puisque ce bâtiment de 234 mètres de long déplaçant plus de 20 000 tonnes – le plus grand navire de combat au monde, hors porte-aéronefs – dispose d’une propulsion atomique qui lui interdit d’entrer en mer Noire en vertu de la convention de Montreux.

Fait également rare, alors que ces trois croiseurs russes se trouvent réunis, trois porte-avions de l’OTAN ont mené ensemble les 7 et 8 février un exercice PASSEX (passing exercice en langage otanien) en mer Méditerranée. Il s’agissait de notre porte-avions national, le FS Charles-de-Gaulle, déployé depuis le 1er février dans le cadre de l’opération Clemenceau 22, du porte-avions américain USS Harry S. Trumman et du porte-avions italien ITS Cavour, lequel ne joue certes pas dans la même catégorie puisqu’il ne dispose ni d’une propulsion nucléaire, ni de catapultes pour le décollage de ses avions, ni de brins d’arrêt pour leur appontage. Dans le contexte actuel, la réunion de trois groupes aéronavals en mer Méditerranée est là encore significative.

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Pour revenir à la marine russe, les trois croiseurs Slava ne sont pas les seuls navires arborant la croix de Saint-André dans la zone mer Méditerranée / mer Noire. Deux vieux destroyers Oudaloï – le Vice-Admiral Koulakov de la flotte du Nord et l’Admiral Tributs de la flotte du Pacifique – sont également de la partie, de même qu’une frégate de la flotte du Nord, l’Admiral Kasatonov, qui appartient à la classe Gorchkov, navires hauturiers les plus modernes de la flotte russe. Plus naturellement, sont également présentes les trois frégates Grigorovitch entrées en service entre 2016 et 2017, ainsi que les deux dernières – et obsolètes – frégates Krivak, ces cinq bâtiments appartenant à la flotte de la mer Noire. Au total, onze navires de combat russes de 3 000 tonnes ou plus (trois croiseurs, deux destroyers, six frégates) sont donc simultanément présents dans ces deux mers chaudes. Cela peut sembler relativement faible comparé aux moyens terrestres russes déployés à proximité de l’Ukraine, mais c’est néanmoins beaucoup au regard du nombre modeste de navires hauturiers dont dispose la VMF. À notre connaissance, les frégates, destroyers et croiseurs opérationnels absents de la zone Méditerranée / mer Noire sont seulement au nombre de sept. Il s’agit du croiseur atomique Pierre-le-Grand déjà mentionné (flotte du Nord), de trois autres destroyers Oudaloï (un dans la flotte du Nord, deux dans la flotte du Pacifique), du destroyer Admiral Ouchakov (flotte du Nord), dernier Sovremenny encore opérationnel, mais qui quitte très rarement son port d’attache en raison de la fiabilité douteuse de ses chaudières, de la frégate Admiral Gorchkov (flotte du Nord) et d’une des deux frégates Neustraschimmiy, l’autre étant en réparation (flotte de la mer Baltique). Autrement dit, onze des dix-huit navires de combat hauturiers russes disponibles sont actuellement déployés à proximité de l’Ukraine. Traditionnellement, ils ne sont que six (les cinq frégates et le croiseur de la flotte de la mer Noire). Si l’on ne compte que les « navires de premier rang » (destroyers, croiseurs et frégates Gorchkov), l’on arrive à une conclusion assez similaire avec six d’entre eux (trois Slava, deux Oudaloï, une Gorchkov) dans la zone qui nous occupe et six en dehors (un Kirov, un Sovremenny, trois Oudaloï, une Gorchkov), étant donné qu’en règle générale, un seul de ces navires est en mer Noire (le Moskva).

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Une concentration inédite de la flotte

Quelles que soient les intentions réelles de la Russie, la concentration navale russe dans l’espace méditerranéo-pontique est un bon révélateur de la gravité de la crise géopolitique que traverse le continent européen. Pour la VMF, déployer dans cette zone la moitié de sa flotte hauturière n’a absolument rien d’anodin. Certes, les navires accusent leur âge (sur les onze navires cités plus haut, sept ont été admis au service actif dans les années 1980, avec une moyenne située en 1996) et leurs armements autant que leurs capteurs sont pour certains d’entre eux absolument obsolètes, mais cela importe peu en l’occurrence. Une guerre avec l’Ukraine n’aurait qu’une dimension navale secondaire et la présence au large de grandes unités comme des destroyers ou des croiseurs ne jouerait qu’un rôle dissuasif de « fleet in being ». En face, la flotte ukrainienne est proche du néant et la seule menace crédible – les batteries de défense côtière – serait plus probablement visée par l’aviation russe. La vingtaine de petits navires et de corvettes lance-missiles de la flotte de la mer Noire seraient par ailleurs tout à fait suffisants pour imposer un blocus naval à Kiev. Et ce d’autant que certaines de ces unités de moins de 1 000 tonnes, mises en service depuis une dizaine d’années, disposent des systèmes d’armes russes les plus sophistiqués, comme les silos verticaux UKSK déployant des Kalibr et des Onyx, missiles particulièrement redoutables dont la quasi-totalité des destroyers et croiseurs, trop anciens, sont dépourvus. On peut aussi imaginer une invasion qui se déroulerait en partie par la mer – soit en mer Noire vers Odessa, soit en mer d’Azov vers Marioupol – mais, là encore, la dimension navale ne saurait être que limitée comparativement à une offensive terrestre. En matière amphibie, la concentration navale russe en mer Noire est malgré tout à son comble. Les cinq grands navires de débarquement de la flotte de la mer Noire disponible (trois Ropucha et deux Alligator) ont été rejoints ces derniers jours par trois autres de la flotte de la mer Baltique (des Ropucha) et par quatre autres de la flotte du Nord (trois Ropucha et un plus récent Ivan Gren).

C’est ainsi que 12 grands navires de débarquement sont actuellement sur zone sur les 19 actuellement opérationnels au sein de la VMF, soit, là encore, plus de la moitié des unités concentrées dans l’espace méditerranéo-pontique. Pour donner un ordre de grandeur, un Ropucha de 4 000 tonnes est capable d’emporter une dizaine de blindés et environ 300 hommes. En comptant aussi la dizaine de petits navires de débarquement Duygon et Serna venus pour certains de la flottille de la mer Caspienne, les douze grands navires de débarquement actuellement déployés pourraient ainsi débarquer environ 150 blindés et 3 000 à 4 000 hommes. Une force non négligeable, mais incomparable avec les 100 000 à 150 000 soldats russes qui seraient massés aux frontières terrestres de l’Ukraine.

Bien sûr, cette concentration navale inédite ne présage en rien des intentions russes et ne permet certainement pas de prédire qu’une invasion de l’Ukraine aura bien lieu. Jusqu’à présent, les Cassandre du renseignement américain n’ont pas apporté la moindre preuve d’une offensive imminente, ce qui ne signifie pas pour autant que celle-ci soit à écarter. L’incroyable activité militaire russe aux frontières de l’Ukraine est compatible autant avec l’hypothèse d’un franchissement du Rubicon (ou en l’espèce du Dniepr) qu’avec celle d’une partie de poker diplomatique. Si les dirigeants russes ont opté pour la seconde option, celle d’une négociation musclée, ils ont tout intérêt à faire croire que la première option reste sur la table. À ce jeu-là, le déploiement des trois croiseurs Slava dans l’espace méditerranéo-pontique vaut probablement plus qu’un simple brelan.

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À propos de l’auteur
Alexis Feertchak

Alexis Feertchak

Journaliste, diplômé de Sciences Po Paris, Alexis Feertchak est chef de service au Figaro et créateur du journal iPhilo.ff

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