L’explosion du fret ferroviaire eurasiatique et ses conséquences économiques et géopolitiques

27 avril 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : L’explosion du fret ferroviaire eurasiatique et ses conséquences économiques et géopolitiques. Crédit : Unsplash

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L’explosion du fret ferroviaire eurasiatique et ses conséquences économiques et géopolitiques

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Plus rapide que le bateau, moins cher que l’avion, le fret ferroviaire est en train de croître dans les relations commerciales entre la Chine et l’Europe. De plus en plus d’opérateurs s’y intéressent, tissant là peut-être le transport de demain.

 

Un phénomène récent mérite plus d’attention et d’analyse compte tenu de ses conséquences économiques et géopolitiques : le développement de la liaison de fret ferroviaire entre la Chine et l’Europe. Certes 80% du commerce mondial est maritime, mais le transport ferroviaire est au minimum deux fois plus rapide que le bateau et deux fois moins cher que l’avion. Un chiffre nous donne la mesure de cette explosion : Terespol est une petite ville polonaise à la frontière biélorusse et principale entrée de l’Union européenne pour le fret venant de Chine, « on est passé de 17 trains venus de Chine sur toute l’année 2011 à 379 pour le seul mois d’avril 2020[1] ». La pandémie de Covid 19 a d’ailleurs contribué à accélérer le développement du fret ferroviaire à l’œuvre depuis quelques années, « quand les avions étaient cloués au sol, et les liaisons par bateaux compliquées, les trains ont continué à rouler, emportant parfois du matériel médical avec eux[2] ». L’élément déclencheur a été la coïncidence des intérêts économiques et logistiques des pays parcourus par ces corridors ferroviaires, avec la mise en place en Chine d’une nouvelle base « terrestre », et non maritime, de production électronique. Le développement du ferroutage permet d’éviter de faire circuler sur les autoroutes des centaines de milliers de camions et est ainsi également en accord avec les engagements écologiques européens d’être carboneutre en 2050 et du récent engagement chinois de l’être en 2060.

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Une idée « folle » au départ : nouvelle zone de production « terrestre » et accord ferroviaire eurasiatique

Les deux plus grandes bases de productions électroniques en Chine se situent dans le delta de la rivière des Perles près de Canton/Shenzhen et celui du Yangtze près de Shanghai. Afin de pallier les hausses des salaires et de promouvoir le développement dans les régions de l’Ouest, le gouvernement chinois a créé le 3e delta, cette fois-ci « terrestre », une zone, loin de la mer, délimitée par Chengdu, Chongqin et Xi’An. Des encouragements politiques, financiers et fiscaux ont été mis en place pour inviter les fournisseurs notamment des Taiwanais, à accompagner ce mouvement vers l’Ouest. Mais il fallait acheminer les produits avec un coût contrôlé et dans des délais raisonnables : le fret ferroviaire s’est révélé être la solution la mieux adaptée. Une entreprise conjointe Trans-Eurasia Logistics a été créée en 2008 entre la Deutsche Bahn, la Kasachstan Temir Scholy, la China Railway Corporation et la Compagnie des chemins de fer russes. Elle permet à des trains de fret entre l’Allemagne et la Chine via la Russie de réaliser ce trajet en dix-huit jours (Cf. la carte ci-jointe). La solution terrestre ferroviaire présente plusieurs avantages par rapport aux frets aériens et maritimes. Le train est deux fois moins cher que l’avion et deux fois plus rapide que le bateau. Il s’agit donc d’un compromis très avantageux.

 

Traversée du désert et décollage 

Mais au commencement, la demande n’était pas du tout au rendez-vous. Les trains n’étaient pas réguliers et les voyages de retour se faisaient la plupart du temps à vide. En plus, pour lutter contre les rudes hivers continentaux, des systèmes de chauffage ont dû être mis en place pour protéger les écrans des produits électroniques et ont généré des coûts supplémentaires. Mais les acteurs ont persévéré et leurs efforts ont finis par être payants à partir de 2011. En janvier 2017, une petite nouvelle un peu confidentielle a retenu l’attention des spécialistes : un train long rempli de marchandises en provenance de Yiwu (province de zhejiang) s’est arrêté, après 16 jours de voyage, dans la station de Barking à Londres. Le tunnel sous la Manche permet à Londres, capitale tournée vers la mer, d’être une des extrémités du fret ferroviaire continental eurasiatique. Le décollage du fret ferroviaire a eu lieu et le mouvement s’accélère depuis. Les trains circulent dans les deux sens avec à leur bord toutes sortes de marchandises. Les provenances de Chine se sont diversifiées et les trains se dirigent vers destinations de plus en plus variées en Europe également. Les produits européens sont également largement distribués vers la Chine et les pays intermédiaires. Aux deux extrémités les produits peuvent aussi trouver des débouchés vers la mer, rêvée depuis toujours, pour atteindre d’autres continents. Au nord de l’Europe, l’entrepreneur finlandais sinophile Peter Vesterbacka veut construire un tunnel sous la mer Baltique de 100 km entre Helsinki et Tallinn qui serait deux plus long que le tunnel sous la Manche. La perspective de la fonte des glaces, le long des côtes sibériennes pourrait également faire évoluer le commerce mondial en faveur de la Russie et de la Chine, mais aussi de l’ensemble du bloc eurasiatique, la route des ports chinois vers la Laponie serait beaucoup plus rapide que son pendant des mers du Sud.

Parallèlement, le réseau de fret ferroviaire se diversifie aussi en Europe occidentale. En 2019, par exemple, est née une nouvelle ligne Barcelone Perpignan Luxembourg, qui permet de relier le port de Barcelone, en passant par plateforme de Saint Charles à Perpignan (la première plateforme logistique européenne pour les fruits et légumes frais) et Bettembourg au Luxembourg.  Il y a également un enjeu écologique et environnemental au ferroutage puisqu’une telle ligne, par exemple, permet de supprimer la circulation de plus de 22 000 camions par an et de 23 000 tonnes de CO2[3].

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L’Europe centrale bénéficie aussi de l’essor du ferroutage, comme en Finlande : liaison Ningbo Suzhou et Jinan ; en Lituanie : train postal venant de Chine apportant des colis distribués ensuite en Europe centrale par des camions lituaniens ; en Hongrie : un nouveau terminal ferroviaire est construit à Fényeslike, près de l’Ukraine afin de contourner l’Ukraine engorgée ; en Pologne : le terminal de Terespol va être agrandi. Mais la position vis-à-vis de la Chine dépend aussi des relations entre les pays européens et les États-Unis. La Hongrie de Viktor Orban a résolument adopté la position la plus favorable à la Chine et les deux pays se sont mis d’accord pour financer une ligne de chemin de fer Budapest-Belgrade devant ouvrir en 2025 et Budapest sera relié au port grec du Pirée. La transformation et le développement de la logistique, accéléré par la pandémie de Covid 19, est une des clés du développement économique de nos villes et de nos ports dans les années à venir.

 

 

La fréquence de ces liaisons atteint un niveau sans précédent (Cf. le tableau ci-joint). En 2020, leur nombre s’est cumulé à plus de 12,4 K trains par an, soit 340 trains par jour. Le train le plus long peut atteindre une longueur de 1,5 kilomètre !

 

 

La signification historique et géopolitique du développement logistique eurasiatique : la terre et la mer à l’époque de la globalisation 

Géographiquement, l’Eurasie est le supercontinent reliant l’Europe occidentale de l’océan Atlantique à la Chine. La France, l’Espagne, le Portugal constituent la pointe occidentale de cette masse terrestre, mais grâce au tunnel sous la Manche, d’un point de vue ferroviaire, on peut associer le Royaume-Uni à cet ensemble. Les géopoliticiens et les stratèges (Mackinder, Spykman, Brzeziński) opposent traditionnellement la puissance océanique, thalassocratique de l’île mondiale des États-Unis à l’Eurasie qui concentre l’essentiel des richesses et des populations mondiales et est aussi par ailleurs le cœur des grandes civilisations dont nous sommes les héritiers : perse, grecque, romaine, arabe, indienne, russe, chinoise…  Sir Halford John Mackinder (1861-1947), un des fondateurs de la géopolitique, définit le Heartland comme le cœur de l’Eurasie dont la maîtrise de laquelle réside la puissance du monde. « Or, pour Mackinder, la seconde moitié du XIXe siècle et le début du XXe se caractérisent par un nouveau basculement historique, au détriment de la mer et en faveur de la terre. La clé de ce retournement réside dans la combinaison de données politiques et techniques. D’une part […] la Russie a soumis la steppe, c’est-à-dire le Heartland […] D’autre part, les chemins de fer transcontinentaux ont commencé de bouleverser les données de la puissance terrestre, remplaçant le cheval et le chameau avec une mobilité multipliée, et restituant sa centralité au Heartland » (Philippe Moreau Defarges[4]).

Cette évolution qui profitait principalement à la Russie et à l’Allemagne inquiétait les puissances anglo-saxonnes et on peut analyser les conséquences de la première et de la Deuxième Guerre mondiales comme la reprise de contrôle du Heartland et la division du continent du continent pendant la guerre froide. La montée en puissance de la Chine et ses projets logistiques continentaux redonnent une importance centrale à l’Eurasie. La Russie coopère de plus en plus avec la Chine, l’Allemagne joue un jeu un peu ambigu de soutien atlantique apparemment sans faille contre le développement de Nord Stream 2, tout en étant très présente économiquement en Russie et en favorisant la coopération avec la Chine et enfin en défendant ses intérêts en Asie centrale. La conclusion le 20 décembre 2020 de l’accord d’investissement UE / Chine en fin de présidence allemande de l’Union en est un parfait exemple.

Ursula von der Leyen a souligné que « sa » Commission européenne était la première Commission européenne « géopolitique » et il serait dans l’intérêt politique et économique d’une Union qui aspire avec le binôme franco-allemand Thierry Breton et Margrethe Vestagher, mais aussi avec le président Macron et la présidente von der Leyen, à l’autonomie stratégique d’accompagner activement le développement logistique eurasiatique et non de le subir.

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L’Eurasie comprise comme espace géographique, espace de civilisation et espace de développement économique terrestre intègre la globalisation, jusque là principalement maritime en lui donnant une nouvelle dimension et en proposant une alternative politico-économique diversifiée et multipolaire intégrant ce que le numéro de mars 2021 de la Revue Défense Nationale appelle « l’ère post-occidentale[5] » en prenant acte du constat de Samuel P. Huntigton : « L’Occident perdant de son influence, les idéologies qui symbolisent la civilisation occidentale passée déclinent… ». Il s’agit là d’un enjeu clé permettant de faire émerger une globalisation multipolaire et diversifiée face à une globalisation uniformisée présentant des velléités de centralisation.

Depuis plus de 500 ans, le commerce mondial s’est développé principalement sur les côtes. La plupart des grandes villes Paris, Londres, New York, San Francisco, Rome, Shanghai, Canton, etc. se sont développées grâce à leur proximité avec la mer au détriment des terres de l’intérieur. Avec ces nouvelles artères, les zones « noires » de l’Ouest chinois et de l’Asie Centrale auront leur chance d’être allumées. Vues du ciel, en plus des côtes, les terres de l’intérieur scintilleront également. Nous allons redéfinir la signification de l’expression « opportunité de développement » en entrant dans une nouvelle ère du développement économique et humain. La logique terrestre va disputer son rôle de primadonna à celle réservée jusqu’ici à l’océan. Les lignes ferroviaires pourront encore rouler plus vite lorsqu’on aura résolu les problèmes de largeur de rails hétérogènes. Des pays comme l’Espagne et la Russie avaient défini des largeurs de rails différentes pour des raisons de sécurité militaire afin d’empêcher des invasions rapides de leurs voisins. Avec des largeurs de rails identiques et les vitesses sensiblement augmentées, les trains pourront circuler plus rapidement. Il est également possible de faire circuler des trains à deux étages, et un jour les passagers pourront également bénéficier des mêmes conditions. En direction de l’Amérique, en passant sous le détroit de Béring, les trains peuvent atteindre le Canada et continuer leur course sur les terres américaines. Il n’est pas non plus impossible de voir arriver ces artères un jour en Afrique, à partir de l’Europe, voire vers Singapour dans le Sud.

La présidente la Commission européenne Ursula von der Leyen s’est récemment félicitée d’avoir la première commission géopolitique. Le dossier des routes ferroviaires transcontinentales, comme celui de la stratégie numérique de Thierry Breton et Margrethe Vestager, sont des cas d’école de cette prise de conscience géopolitique pouvant permettre à l’Union européenne de concevoir ces réseaux en fonction de ses intérêts propres et non de ceux de tiers afin que nous ne soyons pas le terrain de jeu de la Russie, de la Chine, de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Les conditions sont réunies pour que le recentrage eurasiatique du monde profite aussi aux pays de l’Union européenne, mais pour cela nous devons abandonner l’irénisme consistant à voir le monde tel que nous le souhaitons pour le voir de nouveau tel qu’il est.

 

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[1] « Entre la Chine et l’Europe, le fret mène grand train », Libération, Nelly Didelot, 10 février 2021.

[2] Ibid.

[3] La Clau, « Ferroutage, une nouvelle ligne Barcelone Perpignan Luxembourg », février 2019

[4] Philippe Moreau Defarges, Introduction à la géopolitique, éditions du Seuil, 1994, p. 52.

[5] Revue Défense Nationale, mars 2021, « Sommes-nous entrés dans l’ère post-occidentale ? », voir notamment notre article « La nouvelle donne internationale, et les velléités de coopération UE-Chine », François Loos, Joël Ruet, Henri de Grossouvre, Fatima Hadj, Alex Wang, Jean-Claude Beaujour, p. 83.

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À propos de l’auteur
Alex Wang et Henri de Grossouvre

Alex Wang et Henri de Grossouvre

Henri de Grossouvre, essayiste et président d’honneur de l’association Paris Berlin Moscou Alex Wang, président d’honneur de l’association Transition Ecologique et Solidaire Française et Chinoise (TESFEC)

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