Alep est peut-être la plus ancienne ville du monde, habitée sans discontinuité, et elle a gardé son nom d’origine, sauf au temps des Grecs. Elle remonterait au moins au Ve millénaire avant J.-C. Site stratégique au carrefour de routes commerciales reliant le golfe Persique à la Méditerranée par la Mésopotamie comme l’Anatolie à l’Arabie et à l’Égypte par Damas, la ville s’est développée dans une région fertile, entourée de collines, à l’abri de sa citadelle dont l’aspect actuel date du xiiie siècle.
C’était la grande ville de l’Orient (100 000 habitants au xviie siècle). Jusqu’à l’indépendance de la Syrie en 1946, on lui trouvait une atmosphère plus européenne, plus levantine, moins exclusivement arabe et sunnite qu’à Damas. On l’a appelée un temps l’« Athènes de l’Asie » (Lamartine) ou le « Paris du Levant ». Son importance commerciale a baissé avec la découverte de la route des Indes au xvie siècle, puis le percement du canal de Suez en 1869. Le partage de l’Empire ottoman en 1920 et la création de la Syrie et de l’Irak l’ont coupée de son hinterland – la Cilicie, l’Anatolie, Mossoul. La cession du sandjak d’Alexandrette à la Turquie en 1939 l’a privée de sa façade maritime proche et de son port historique. Son économie traditionnelle a été bouleversée dans la phase socialiste des années 1960. Mais si Hafez el-Assad avait favorisé Damas, capitale et rivale, son fils Bachar a corrigé le tir et la ville connaissait un grand boom économique et un grand essor urbain à la veille de la guerre civile. La vie nocturne y était plus animée qu’à Damas.
La résilience d’Alep
Elle a été hittite, assyrienne, chaldéenne, perse, grecque, romaine, byzantine, arabe et égyptienne, turque de 1516 à 1918, française de 1920 à 1946 (les noms de rue français ont été changés, mais certains bâtiments de l’époque subsistent), arabe syrienne enfin. Elle n’a pas été capitale, si ce n’est brièvement du royaume de Canaan au IIe millénaire avant J.-C., puis au xe siècle et au début du mandat français dans l’éphémère État d’Alep de 1920 à 1923. Située à la frontière entre des empires ou des États, des civilisations, des sédentaires et des nomades, elle a été l’enjeu de multiples conflits régionaux, pillée, incendiée, détruite par les conquérants mongols (en 1260 et en 1400) et par les tremblements de terre, dépeuplée en partie. Elle n’a jamais disparu. Elle n’a plus que 1,8 million d’habitants en 2016 mais, en 2011, elle en comptait 2,5 millions, davantage que la capitale Damas.
Sa diversité ethnique était un héritage historique, qui a été renouvelée par l’arrivée des Arméniens de Turquie en 1915 (de Cilicie) et en 1939 (du sandjak d’Alexandrette). Les Kurdes (7 à 10 %, sunnites) du quartier de Cheikh Maqsoud ont d’abord combattu l’armée du régime, puis les rebelles islamistes. En 2016, il resterait 3 % de chrétiens (arméniens des trois Églises surtout, latins, orthodoxes grecs et syriaques, maronites, melkites, chaldéens) au lieu de 20 % au xixe et 30 % en 1940. Il y a encore 45 églises et de nombreuses écoles, mais une grande partie des chrétiens, chassés par la guerre et l’islamisme, se sont réfugiés au Liban ou en Occident. Il y avait 7 % de juifs en 1901. La dernière famille a été évacuée en 2016.
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Guerre de propagande
Elle était un peu oubliée après avoir été la grande métropole commerciale du Levant fréquentée par les Européens du xvie au début du xxe siècle. De 2012 à 2016, la guerre civile syrienne l’a brutalement placée sous les feux de l’actualité. Centre économique du pays, elle a été l’enjeu de la lutte à mort entre le régime de Bachar el-Assad et le regroupement hétéroclite de ses adversaires. Le premier appuyé par ses forces armées, des milices locales (les chrétiens du quartier de Jdeidé sur la ligne de front) et étrangères (Hezbollah libanais, Iraniens, Irakiens, Palestiniens, Afghans, Pakistanais), le second par les diverses factions de l’opposition armée, démocratiques, islamistes et djihadistes, syriennes (dont des Turcomans de la ville) et étrangères (Tchétchènes, Ouzbeks, Nord-Africains). On a comparé la bataille d’Alep, en raison de sa longueur (quatre ans et demi), du siège et des bombardements, ou de la guérilla urbaine, à divers précédents historiques : Léningrad (un siège de plus de trois ans) ou Stalingrad. Grozny (1995-1999) en est un autre exemple, et a sans doute servi de modèle. Enfin, la bataille d’Alep a été une bataille de propagande au niveau mondial, qui rappelle la Bosnie (1992-1995) et le Kosovo (1996-1999).
Le traitement des événements d’Alep a été très contrasté. Les deux camps mobilisent leurs agences de presse et les sites du Web au service de leur cause respective. La Syrie, l’Iran, la Russie présentent leurs versions des faits très différentes de celles des médias occidentaux ou des pays du Golfe. Mais elles sont peu relayées dans les agences (AFP) et la presse occidentale. En revanche, ces dernières puisent beaucoup dans les réseaux sociaux très actifs à Alep-Est, où il y a un Centre des médias, de nombreux techniciens vidéo et des « journalistes indépendants », souvent militants, islamistes ou non. Des vidéos largement diffusées interviewent des habitants, montrent les blessés et les morts, les dévastations, l’organisation des secours (parfois dans des décors empruntés à des films de fiction, a-t-on dit), mais rarement les combattants rebelles ou les victimes des tirs des rebelles sur Alep-Ouest. En Occident, ce sont surtout les chrétiens, sensibles au sort de leurs coreligionnaires, qui refusent la version de leurs dirigeants et de leurs médias. Un patriarche de la ville estime que « l’Occident refuse de comprendre le problème ». De 160 000 en 2011, les chrétiens ne seraient plus que 40 000 en 2016.
Les Casques Blancs, volontaires financés de l’extérieur au service des blessés et des sinistrés des quartiers rebelles, dont certains étaient des combattants, ont failli recevoir le prix Nobel de la Paix en 2016. Ils ont été promus héros de la bataille d’Alep, de même que la petite Bana, fille de combattant, qui, sous la direction de sa mère professeur d’anglais, envoyait au monde des vidéos où on la voyait relater sa vie quotidienne sous les bombardements et réciter des appels à l’aide. Après l’accord russo-turc, elle a pu être évacuée saine et sauve avec sa famille. On l’a revue face à la presse au palais d’Ankara, sur les genoux du président Erdogan.
Alep version Ouest et Est
Les exactions des milices islamistes (forces de plus en plus dominantes à Alep-Est au cours de la bataille) vont de l’instauration de tribunaux de la charia aux exécutions sommaires de soldats, de policiers et de fonctionnaires, aux agressions et aux vols perpétrés contre les chrétiens, à l’enlèvement d’évêques, à la privation de vivres au profit des milices, à des tirs contre les habitants cherchant à fuir les quartiers Est par les couloirs humanitaires. Elles ont beau être rapportées par des organisations internationales officielles comme la Croix-Rouge ou le Haut-Commissariat pour les Droits de l’Homme des Nations unies, et même par des ONG hostiles à Assad comme l’Observatoire syrien pour les droits de l’homme (créé à Londres par un opposant), Human Rights Watch (financée par le milliardaire humanitaire George Soros), ou Amnesty International ; elles sont pourtant reléguées à l’arrière-plan ou passés sous silence. Lors de l’offensive finale de novembre-décembre 2016, les médias occidentaux relaient les appels au secours des autorités rebelles d’Alep-Est, des hommes politiques réclament une intervention de la « communauté internationale » pour « sauver la population d’Alep », prédisent un massacre général digne de Srebrenica.
Or les rebelles anti-Assad n’ont jamais contrôlé l’ensemble de la ville, au maximum 40 %. « Alep-Est » était principalement composée des périphéries d’habitat récent au nord-est, à l’est et au sud, zones peuplées d’anciens ruraux, avant que les rebelles ne s’avancent dans la Vieille Ville jusqu’à la Grande Mosquée, les souks et les abords de la Citadelle tenue par l’armée. « Alep-Ouest », loyale au gouvernement d’Assad, représentait la grande majorité de la population et les rebelles estimaient que 70 % des Aleppins soutenaient Assad. Lors de l’avance des rebelles au cours des combats, une partie des habitants a fui, en particulier les chrétiens (dont les biens ont été pillés et vendus en Turquie). Alep-Est, pilonnée par les bombardements aériens et l’artillerie gouvernementaux, a eu au maximum 250 000 habitants (et peut-être seulement 100 000 civils), puis 40 000 en 2015. Alep-Ouest, atteinte seulement par les mortiers et les véhicules piégés des rebelles, 1,5 million.
La victoire du régime d’Assad
Au début de la guerre civile, Alep reste calme et les Occidentaux s’en étonnaient. Les minorités religieuses (chrétiens et alaouites) coexistaient depuis des siècles en relative intelligence avec la forte majorité sunnite, malgré quelques accrocs, et percevaient l’État laïc, le pouvoir autoritaire du Baath et la dynastie Assad comme une garantie minimale face à l’islamisme. La montée du radicalisme sunnite dans la ville au cours de la guerre civile n’a pu que renforcer leur loyalisme.
À Alep, les manifestations d’opposition au régime ne commencent qu’en août 2011. Tout de suite l’objectif du Conseil national syrien (établi à l’étranger et très influencé par les Occidentaux, la Turquie et les Frères Musulmans) est de conquérir la grande métropole du nord par les armes afin d’y établir un contre-gouvernement reconnu par les démocraties occidentales et les monarchies du Golfe, « la capitale de la révolution ». L’insurrection prit la forme d’attentats-suicides (février 2012), puis à partir du 20 juillet, d’une infiltration, organisée par l’Armée syrienne libre, de groupes armés venus des zones rurales alentour, avec le soutien décisif de la Turquie voisine (proche de 45 km). Elle a réussi, au cours de combats étalés sur plus de quatre ans, à enlever nombre de postes de police, de casernes, d’écoles militaires ; elle s’est emparée de stocks d’armement de l’armée. La rébellion a bénéficié de l’aide décisive de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, du Qatar et des Occidentaux, en vivres, équipements, armes et entraînement, mais cela n’a pas suffi. Les insurgés se sont constitués en dizaines de groupes rivaux, qui négociaient les aides en argent et en armes directement avec les pays donateurs. Ils se disputaient le pouvoir dans les quartiers d’Alep-Est. Ils passaient d’un groupe à un autre avec leurs armes, changeaient d’étiquette au gré des circonstances. Finalement, Alep-Est a été entièrement assiégée en 2016 et a été réduite au moment de l’arrêt des combats à 5 % du territoire de la ville.
Des deux côtés, on s’est servi à des fins militaires des hôpitaux censés être moins visés par l’adversaire. On y a fabriqué et stocké des armes, installé les Q.G. À cause de leur architecture, casernes, écoles, hôpitaux et bâtiments élevés (immeubles d’affaires, églises) deviennent des objectifs militaires. Les bombardements aériens, les tirs d’artillerie, les explosifs n’épargnent pas les civils. Des prisonniers sont exécutés. En 2014, le Front islamique revendique les destructions dans la Vieille Ville. Les dommages subis sont importants, dans les quartiers d’habitation de la périphérie, bastions des rebelles, mais aussi dans les quartiers chrétiens (l’église arménienne en 2015), dans les souks, à la mosquée des Omeyyades (le minaret s’est écroulé), autour de la Citadelle, abîmée, mais qui a tenu, et en a vu d’autres. La bataille d’Alep a causé plus de 31 000 morts.
Finalement, les Occidentaux n’ont pas eu de rôle dans l’issue de la bataille, qu’ils ont au départ au moins encouragée. Les islamistes n’ont pas été plus capables que les modérés de l’emporter militairement. Mais il n’y a pas eu de Srebrenica. Le régime a offert plusieurs fois l’amnistie aux rebelles qui accepteraient de sortir d’Alep en rendant leurs armes. L’évacuation de 35 000 personnes, y compris les combattants et leurs familles s’est effectuée conformément aux accords entre la Russie, la Turquie et l’Iran, avec l’aide de la Croix-Rouge et du Centre de réconciliation russe. Après quatre ans, la messe de Noël a pu être célébrée dans une église d’Alep.