<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Al-Sissi, nouveau raïs d’Egypte

17 mai 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le Président de la République arabe d'Egypte Fattah al-Sissi lors de la 74e session de l'Assemblée générale des Nations unies, le 24 septembre 2019.

Abonnement Conflits

Al-Sissi, nouveau raïs d’Egypte

par

Quatre ans après la chute de Hosni Moubarak et deux ans après celle de Mohamed Morsi, la restauration égyptienne a refermé la parenthèse révolutionnaire. Depuis 2011, l’armée, d’abord en retrait, a retrouvé son rôle d’arbitre. Parmi les officiers, un jeune général profite des troubles pour régler la succession à son profit : Abdel Fattah Al-Sissi. Il met ses pas dans ceux de Nasser et n’hésite pas à faire condamner à mort le chef des Frères musulmans que Nasser avait tant pourchassés.

Né le 19 novembre 1954 à Gamaleya, un quartier du vieux Caire, Abdel Fattah Al-Sissi est le cadet d’une famille de la petite bourgeoisie. Son père, originaire du delta et musulman fervent, était commerçant dans le bazar très touristique de Khan al-Khalili près de la mosquée Al Azhar. Considéré comme discret et travailleur comme son père, Abdel Fattah, second de la fratrie, est le seul de la famille à faire ses premières classes au lycée militaire. En 1973, il réussit le concours d’entrée à l’académie militaire et choisit l’infanterie mécanisée à sa sortie en 1977, année du rapprochement avec Israël et de son mariage avec une cousine du côté de sa mère. Elle lui donnera quatre enfants (trois garçons et une fille) et consacrera sa vie à les éduquer.

Un officier à « haut potentiel »

Spécialisé dans l’appui de l’infanterie (section anti-char), sa carrière sera sans obstacle. Après son diplôme de l’école de guerre égyptienne (1987), les liens qui unissent l’armée égyptienne à l’Angleterre puis aux États-Unis l’envoient ensuite à Watchfield au Royaume-Uni (1992) mais aussi au War College en Pennsylvanie (2006). Ce privilège est réservé aux très hauts potentiels des armées. Alors que la guerre d’Irak affecte les officiers américains et que le Président George W. Bush voit son projet démocratique pour un Grand Moyen-Orient s’enliser, un stagiaire égyptien rédige un mémoire d’une dizaine de pages sur « la démocratie au Moyen-Orient ». L’auteur évoque la place du christianisme dans l’origine de la démocratie en Amérique. Il compare les valeurs du christianisme avec celles de l’islam et en conclut que la démocratie orientale sera différente et nécessairement inspirée de la Charia. L’Égypte est alors en plein débat sur la place à accorder aux Frères musulmans.

 

Ses scolarités à l’étranger ne ralentissent pas la cadence de ses promotions : il commande son régiment, le 509e d’infanterie mécanisée. Il est ensuite nommé chef d’état-major de la 134e brigade d’infanterie mécanisée et général commandant la 16e brigade. Avant de commander la 4e division d’infanterie mécanisée, il fait un passage comme attaché militaire à Riyad où il noue de précieuses relations. À son retour, il est chef d’état-major puis commandant en chef de la zone militaire nord. L’ascension continue avec son affectation aux renseignements militaires, d’abord comme adjoint puis comme chef. Ce poste lui ouvre en 2010 les portes du Conseil supérieur des forces armées (CSFA), nommé par le maréchal Tantawi. Nous sommes à la veille de la révolution et Al-Sissi est le benjamin du CSFA.

A lire aussi : L’Islam au Maghreb : cultures et politiques

Promu par les Frères musulmans

Lors des manifestations contre Moubarak place Tahrir, l’armée hésite, puis abandonne le raïs (1). Le CSFA assure la transition mais s’engage à organiser rapidement des élections ; d’ailleurs le ministre de la Défense de Moubarak, Tantawi, n’a ni l’âge ni l’envie de se mêler de politique. Dans l’anarchie post-révolutionnaire, l’assemblée constituante prend très vite une teinte verte et noire avec la percée aux élections des Frères musulmans, mais aussi d’un parti salafiste concurrent, Al Nour. Les libéraux qui ont lancé la révolte et les héritiers du nassérisme sont balayés. Lors de la présidentielle du 17 juin 2012, Mohamed Morsi est élu. Dès lors les Frères cumulent les pouvoirs exécutif et législatif. Il leur manque le pouvoir judiciaire.

 

Avant de s’attaquer à ce pilier conservateur qu’est la magistrature, Mohamed Morsi décide de purger le CSFA. Le vieux maréchal Tantawi et son adjoint sont brusquement limogés. Il ne reste guère que le dernier venu, le jeune général Al-Sissi, qui est propulsé ministre de la Défense et chef du CSFA. Al-Sissi prend soin de demander à son prédécesseur la permission d’accepter ; ce dernier l’encourage avec pour mission de sauver les meubles de l’institution. Al-Sissi prête serment de fidélité à Morsi. Sa réputation d’homme intègre et religieux a probablement séduit les Frères musulmans, lesquels pensent pouvoir manœuvrer ce jeune général, discret, pieux et loyal.

Alors que la « frérisation » des institutions égyptiennes bat son plein, Morsi se heurte aux magistrats. Le 22 novembre 2012, il tente de faire passer en force une réforme constitutionnelle qui lui octroierait les quasi pleins pouvoirs. La crise s’envenime et, peu à peu, le général Al-Sissi se positionne comme un intermédiaire entre la confrérie et l’opposition. Mais Morsi, téléguidé par Mohamed Badie, le grand maître de la Confrérie, refuse l’humiliation d’une médiation militaire ; Sissi ne le lui pardonnera pas, d’autant que des rumeurs d’une seconde purge des officiers se répand. Lorsque la foule reprend le chemin de la place Tahrir, l’armée souffle sur les braises et galvanise le mouvement « Tammarod » hostile aux Frères. Morsi est alors déposé par Al-Sissi le 3 juillet 2013. La foule explose de joie.

A lire aussi : Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, de Gilles Kepel

Tout le monde voit déjà le général Sissi s’installer dans le palais présidentiel, mais il ne se précipite pas. Habilement il annonce une nouvelle transition démocratique avec Adli Mansour, un magistrat, comme président par intérim. Ses partisans ont beau céder au culte de la personnalité et acclamer un nouveau raïs, Al-Sissi n’est pas un aventurier, c’est un homme réfléchi qui calcule ses coups et mesure les risques encourus. Il est plus proche de Moubarak que de Kadhafi. Son caractère calme et secret, mais non dépourvu d’une certaine affabilité, capte l’attention de ses interlocuteurs.

 

Cela ne l’empêche pas de mener une répression féroce contre les Frères musulmans. L’organisation est dissoute et déclarée « terroriste ». Les principaux leaders sont arrêtés, dont le guide de la confrérie, Mohamed Badie. À l’été 2014 on estime que plus de 1 600 islamistes ont été tués. Les protestations occidentales, en particulier américaines, sont essentiellement verbales. Quelques programmes d’aides financières et militaires sont gelés, ce dont les pays du Golfe et la Russie profiteront. La Turquie et le Qatar sont les seuls à vraiment dénoncer la persécution de leurs alliés. À l’été 2014 également, alors que les Frères musulmans refusent de participer à la présidentielle, c’est un plébiscite pour le nouveau président Al-Sissi. Les jeunes se sont abstenus mais les femmes se sont déplacées en masse. Al-Sissi va pouvoir s’attacher à légitimer sa présidence. En commençant par la condamnation à mort, le 16 mai 2015, de Mohamed Morsi.

L’ami de tous

Al-Sissi a un programme très précis pour son pays, il veut restaurer les fondamentaux de la géopolitique égyptienne. L’Égypte, « la mère du monde », est issue d’une des plus vieilles civilisations de l’humanité ; elle doit retrouver son rang.

Fidèle à sa réputation d’homme pondéré, il tient dans un premier temps à rassurer les partenaires traditionnels du Caire. L’Algérie et l’Arabie saoudite sont les premières à le recevoir. Ryad, en conflit avec les Frères musulmans, promet 12 milliards de dollars. Cinquante ans après la crise de Suez, le successeur de Nasser se rapproche ensuite de Moscou pour mieux faire pression sur les alliés américains et les européens. Quelques mois après son coup d’État, il part en tournée européenne au Vatican, à Rome et à Paris. En même temps, il rencontre Barack Obama et Vladimir Poutine. L’Union africaine, qui avait suspendu l’Égypte, lui pardonne la répression contre les manifestations des Frères musulmans – il faut dire que les présidents successifs de l’UA n’ont pas de leçons de démocratie à lui assener…

 

C’est surtout la médiation dans le conflit entre Gaza et Israël qui va permettre à l’Égypte de retrouver son rang à l’été 2014 : avec le contrôle du point de passage de Rafah, l’Égypte est incontournable dans ce dossier. Israël, qui redoute l’instabilité dans le Sinaï, encourage discrètement cette reprise en main égyptienne. Mahmoud Abbas, rival du Hamas, est heureux de retrouver l’Égypte militaire comme principal médiateur. De même, la modération égyptienne dans la rivalité Iran-Arabie saoudite, en particulier sur le dossier syrien, lui donne du poids, même si l’Égypte s’est engagée récemment dans la coalition menée par l’Arabie saoudite pour contrer les rebelles chiites au Yémen. À la Ligue arabe, dont le siège est au Caire, l’Égypte retrouve son leadership panarabe et propose de former une force militaire commune.

 

À l’ouest de l’Égypte, le dossier libyen n’en finit plus d’inquiéter les Occidentaux. Al-Sissi va là encore proposer ses services pour trouver une solution et contenir la poussée djihadiste. Le gouvernement libyen s’est replié à Tobrouk, soutenu par l’armée égyptienne. Mais cette dernière peine à contrôler son millier de kilomètres de frontières avec son voisin. C’est par ce biais que la France, inquiète du sanctuaire djihadiste en formation dans le Sud libyen, va renouer avec Le Caire. Ce rapprochement spectaculaire culmine avec la commande express de 24 chasseurs-bombardiers Rafale, une frégate multi-missions Fremm, fabriquée par DCNS, et la vente de missiles air-air Mica et de croisière Scalp, produits par MBDA. Le massacre de coptes sur une plage libyenne par l’État islamique et la riposte égyptienne ne font que renforcer le retour du Caire au sein de « la communauté internationale ».

Un nouveau Nasser ?

Sur le plan économique, Al-Sissi cherche à rassurer les investisseurs et l’industrie du tourisme. Conscient des limites du canal de Suez et soucieux de donner à son pays un nouveau grand projet pharaonique, il lance un programme d’élargissement du canal et de création d’une zone franche. Il s’agit de conforter les revenus et les flux commerciaux et militaires qui transitent par l’Égypte. Al-Sissi cherche aussi à contrer les velléités éthiopiennes de grand barrage qui menace le contrôle du Nil – un accord est signé le 23 mars sur ce sujet. Mais l’Égypte, affaiblie pendant les printemps arabes, n’a pas pu tirer les fruits de l’indépendance du Soudan du Sud, ce qui complique ses rapports avec l’Afrique en amont du fleuve.

 

Pour tous ces projets, Al-Sissi peut compter sur les fonds saoudiens. Le 14 mars 2015, au cours d’une conférence économique à Charm El-Cheikh, Al-Sissi dévoile son projet d’une nouvelle capitale administrative et financière entre Le Caire et Suez. Ce projet fou de gratte-ciel au milieu du désert (« avec un parc d’attractions 4 fois plus grand qu’en Californie ») doit marquer le rattrapage de l’Égypte vis-à-vis de ses partenaires du Golfe et absorber l’explosion démographique du pays.

A lire aussi : La traversée du siècle: Algérie, Hongrie et Canal de Suez

Al-Sissi est aussi conscient de la nécessité de pacifier les rapports religieux entre les Égyptiens. « Il n’est pas acceptable que ces pensées poussent la nation musulmane à être une source d’inquiétudes pour le monde entier : inquiétudes, dangers, meurtres dans le monde entier. Je ne parle pas de l’islam, de la religion, mais de ces pensées et de ces textes considérés comme sacrés pendant des centaines d’années à tel point qu’on ne peut plus ouvrir la bouche pour s’y opposer, et que ces pensées deviennent l’ennemi de tout le monde. Il n’est pas possible qu’1,6 milliard d’hommes tuent 7 milliards de personnes pour vivre comme ils veulent. » Peu après cette exhortation à l’université Al Azhar, il se rend à la cathédrale copte pour Noël, une première pour un président égyptien.

Fils de la méritocratie militaire égyptienne, né en 1954 et entré dans l’armée en 1973, Al-Sissi, grâce à son équation personnelle, fait perdurer la république nassérienne au-delà de la génération des officiers libres (ceux qui lancèrent la révolution en 1954). Le défi d’Al-Sissi sera de garder l’Égypte à l’abri du chaos islamiste qui gangrène la région et aussi de relancer une économie moribonde qui contraste avec une démographie en forte croissance. Un programme digne de Nasser !

 

 

  1. « Chef » en arabe ; le terme était particulièrement utilisé pour désigner Nasser.

Mots-clefs : ,

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le Président de la République arabe d'Egypte Fattah al-Sissi lors de la 74e session de l'Assemblée générale des Nations unies, le 24 septembre 2019.

À propos de l’auteur
Hadrien Desuin

Hadrien Desuin

Ancien élève de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, Hadrien Desuin est membre du comité de rédaction de Conflits.

Voir aussi

Pin It on Pinterest