Lorsque Louis Gallois, alors PDG d’EADS, présente en janvier 2008 son plan « Vision 2020 », l’idée directrice est de réduire la dépendance de son groupe industriel vis-à-vis de sa division commerciale, Airbus, qui pèse alors près de 64 % du chiffre d’affaires du groupe. L’objectif affiché est de surfer sur la croissance des différentes divisions militaires d’EADS pour atteindre un équilibre parfait en 2020.
Le groupe Airbus fait l’objet en France d’un curieux biais cognitif, de sorte que l’opinion publique n’en garde seulement l’image d’un champion, français, de l’aviation civile commerciale. Airbus, c’est pourtant le premier groupe de défense européen, fruit de trente ans de construction autour de la France, l’Allemagne et l’Espagne, auxquels s’ajoute le Royaume-Uni pour une partie de la production. La marque Airbus est créée en 1970 et l’objectif de conquête du marché civil sera réalisé en un temps record, grâce au génie de la gamme A300. Dès la fin de la guerre froide et devant la menace d’une hégémonie industrielle américaine, le constat est fait par les nations européennes que ce modèle peut être élargi aux activités de défense. EADS (European Aeronautic Defence and Space company) est fondé en 2000. Après des décennies de fusions/acquisitions, ce sont alors des dizaines d’entités qui se sont agrégées autour de ce partenariat paritaire historique.
En 2012, après l’échec du rapprochement avec le britannique BAE (British Aerospace), son partenaire historique du programme Eurofighter, le groupe se restructure finalement pour prendre sa forme actuelle. Sous la présidence de Tom Enders, EADS devient Airbus Goup en 2014, utilisant la marque de son navire amiral, la division aviation commerciale. Mais Airbus Group combine en réalité trois divisions distinctes : Airbus Commercial Aircraft pour la partie civile, soit près de 60 000 employés majoritairement répartis entre la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Airbus Defence & Space pour l’armement et l’espace, avec environ 34 000 employés, et Airbus Helicopters (ex-Eurocopter), qui comprend l’ensemble de la production de voilures tournantes, y compris militaires, pour 23 000 employés. Cette division basée dans le sud de la France à Marignane, et bien que séparée d’Airbus DS, est omniprésente sur les marchés de la sécurité et de la défense, fournissant la totalité des hélicoptères de l’État français, des trois armées à la gendarmerie et la sécurité civile. Elle équipe même les forces américaines.
Rêvé dès l’origine comme un « Boeing européen », Airbus est ainsi devenu lui-même un modèle industriel, à tel point que l’on adopte désormais largement – quoique trop facilement – la fameuse formule du « Airbus du naval/des batteries/du numérique… » lorsqu’il s’agit de lancer un projet à l’envergure continentale. Pourtant, l’objectif d’équilibre de Louis Gallois n’aura jamais été atteint, et le rapport de force entre les divisions du groupe demeure sensiblement le même qu’en 2008. La division civile commerciale ayant même augmenté sa part du chiffre d’affaires global au-delà de 70 %, quand la défense flirte avec les 20 %, et les hélicoptères 10 %.
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Ce concept d’équilibre est donc ouvertement abandonné en 2013 par le directeur de la stratégie Marwan Lahoud, et la restructuration vers Airbus Group permettra de recentrer l’activité défense sur des secteurs stratégiques maîtrisés. Néanmoins, le groupe doit prendre en compte certains enseignements qui ont mis en lumière ses limites en matière militaire.
Héritage et défis des programmes stratégiques communs
Durant l’après-guerre, Transall et Alpha Jet franco-allemands, Jaguar franco-britannique, Tornado développé conjointement par la RFA, le Royaume-Uni et l’Italie, ou encore le Breguet Atlantic de patrouille maritime, sont tant d’exemples qui démontrent que les Européens n’ont pas attendu la création d’Airbus pour concevoir, opérer et même exporter largement des appareils militaires. Airbus DS, dont le siège se trouve à Munich, est une entité qui peut être déconstruite entre deux activités : le spatial, principalement en France, et l’aviation militaire, dont les infrastructures sont concentrées en Allemagne et en Espagne.
Au catalogue, des succès remarquables, comme le ravitailleur MRTT (Multi Rôle Tanker Transport). L’appareil bénéficie d’un modèle industriel efficace. Il est conçu sur une base civile d’Airbus A330 assemblée à Toulouse, militarisée par la suite à Getafe en Espagne. Un process qui pourrait aussi bénéficier à un programme stratégique comme celui de l’avion de patrouille maritime européen, à l’horizon 2030. Baptisé « Phénix » en France, MRTT apporte des capacités de projection renouvelées à l’armée de l’air, notamment dans sa mission de dissuasion nucléaire, et permettra de déployer une force de Rafale dans le Pacifique d’ici 2023. L’appareil s’est aussi distingué durant la crise du Covid-19 en transportant des patients lourds grâce à son kit Morphée[1]. En 2008, il remporte même le « contrat du siècle » des ravitailleurs de l’US Air Force pour 49 milliards de dollars. Le match sera annulé sur des motifs purement politiques touchant au protectionnisme, puis rejoué en 2011 au profit de Boeing.
Mais depuis 1993, le programme phare de la branche aviation militaire est l’Airbus A400M. Un appareil « couteau suisse » capable de mener des opérations tactiques comme stratégiques, du largage de parachutistes au combat, au ravitaillement en vol des hélicoptères ou chasseurs (ou même d’un autre A400M), avec une endurance permettant la projection de 30 tonnes à 4 500 km. Seulement, le programme va s’avérer particulièrement difficile à mener, et coûteux. Contrairement à MRTT, il a fallu le concevoir du début à la fin. Et alors qu’il vole en 2009, A400M frise l’abandon la même année et doit sa survie à la volonté des pays partenaires. Son début de carrière, sans être catastrophique, s’avère difficile. La Luftwaffe signale 875 anomalies durant l’inspection de son premier exemplaire ! En France, aussi révolutionnaire soit-il pour les forces, il ne remplit pas le cahier des charges à ses débuts en 2013, et reste faiblement disponible. Il faut attendre plusieurs années pour que ses capacités atteignent la maturité, et qu’il laisse enfin entrevoir de très encourageantes perspectives. Citons deux épisodes qui ont d’ailleurs récemment marqué son histoire opérationnelle. Il s’est illustré en Europe durant la pandémie, transportant du fret et des patients. De plus, le 22 juin 2020, un A400M allemand ravitaillait en vol deux Rafale français lors d’une opération contre le groupe Daesh en Irak.
Les déboires de l’A400M mettent en lumière les forces et les faiblesses du modèle Airbus. Au sein de la division hélicoptère, la problématique fut identique pour le NH90, produit en autant de versions qu’il y a de clients. C’est pourquoi les projets récents adoptent la recette mieux maîtrisée d’une industrialisation sur la base d’un standard civil, ensuite militarisé. C’est le cas du dernier-né chez Airbus Helicopters, le prometteur H160, qui embrassera à la fois une carrière commerciale et militaire.
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Or, en 2020, la malédiction pourrait frapper un nouveau programme : l’Eurodrone. Au printemps, Airbus DS secondé par Dassault Aviation et l’italien Leonardo présentaient une addition équivalente à 9 milliards d’euros, tandis que les États partenaires dans le programme ne désirent pas s’engager au-delà de 7,1 milliards. Faute de solution, il s’agira d’un échec supplémentaire pour la déjà funeste aventure des drones européens. Un échec qui profitera aux dronistes américains malgré les grands discours sur l’Europe souveraine.
SCAF : le futur du combat aérien
Pour aborder l’avenir de l’aviation de combat, il faut mentionner le programme emblématique de l’Eurofighter Typhoon, initié en 1983 qui devait réunir, en pleine guerre froide, les grands pays d’Europe de l’Ouest dans la conception d’un appareil de supériorité aérienne. Un rendez-vous historique, qui sera la source d’un différend tout aussi historique. En effet, Paris, qui désire finalement un appareil multirôle, y compris pour son aéronavale, se désengage à l’été 1985. De cette divergence naîtra le Rafale de Dassault Aviation. L’Eurofighter sera lui mené à bien par un consortium réunissant Allemands et Espagnols (Airbus avec 46 % des parts), Britanniques (BAE pour 33 %), et Italiens (Leonardo pour 21 %). Le Rafale et l’Eurofighter, désormais concurrents sur les marchés, sont le symbole des divisions de l’Europe stratégique. C’est la guerre des « Eurocanards[2] ».
Commandé aujourd’hui à plus de 700 exemplaires, le Typhoon déçoit pourtant sur le plan opérationnel, sa nature même d’intercepteur obligeant ses utilisateurs à opérer des appareils plus vieux, mais conçus pour le combat air-sol comme le Tornado, dans des conflits modernes où derrière l’absolue puissance aérienne américaine, les coalitions occidentales ont la maîtrise du ciel. Par opposition, le Rafale se vend moins, mais, « combat proven », reçoit les louanges des opérationnels. Aussi, ce programme devait bénéficier d’une réduction des coûts de développement et de production, par effet d’économie d’échelle. Un objectif loin d’être atteint, le Typhoon étant produit sur quatre sites, dans quatre pays. C’est ici encore l’exemple de toute la difficulté qui résulte de l’ambition de mener un programme si stratégique en partenariat international. Eurofighter aura manqué de l’empreinte d’un leader, capable d’imposer un standard industriel, commercial, et opérationnel.
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Et justement, c’est à ce destin que le « SCAF » doit échapper. Derrière cet acronyme se cache le système de combat aérien futur, incarné d’ici 2040 par le successeur des Rafale et Typhoon. Marqués par les erreurs du passé, Paris et Berlin, initiateurs du programme dès juillet 2017, se sont lancés dans une entreprise complexe visant à résoudre une équation impossible : associer les Européens en éliminant les divergences programmatiques. Une volonté qui s’explique, certes par les traumatismes du passé, mais également par l’accroissement exponentiel des coûts de développements dans les programmes de défense, et le constat simple qu’aucun pays européen n’a les capacités financières d’assumer seul un tel projet.
La France est nommée leader (l’Allemagne fera le char européen) et Dassault hérite de la maîtrise d’œuvre du futur chasseur, vitrine du programme. L’avionneur français récolte ici les dividendes de la maîtrise exemplaire de son programme Rafale. Mais Airbus DS reçoit lui une part tout à fait fondamentale : le système de systèmes. Car SCAF n’est pas qu’un avion, c’est une architecture réunissant au sein d’un « Air combat cloud » de nouveaux systèmes d’armements interopérables et mis au service du concept d’opérations multidomaines, du terrestre au spatial, en passant par l’immatériel : le cyber. Tout cela sera rendu possible grâce aux ruptures offertes par l’intelligence artificielle, la collaboration homme/machine, ou une nouvelle génération de capteurs et de drones, effecteurs déportés agissant comme ailiers de l’avion habité, qui devient lui centre de décisions, sorte de quarterback des opérations. Airbus a d’ailleurs la charge avec le missilier MBDA de développer ces drones de combat. Reconnaissance de cibles, guerre électronique, action en essaim pour la saturation des défenses aériennes, ces appareils non habités, donc sacrifiables, seront la ligne de front de la guerre aérienne de demain. Les premières briques du SCAF intégreront les futurs standards du Rafale et de l’Eurofighter vers 2030, tout comme l’ensemble de la gamme militaire d’Airbus. L’A400M pourra par exemple larguer des drones, voire des essaims de drones.
Toujours concernant le SCAF, et avec un prisme assez germanique quant à l’appréciation des questions stratégiques, Airbus a mis en place un groupe d’experts indépendants pour traiter de l’éthique autour des nouvelles technologies d’armement. Une initiative relativement avant-gardiste, d’autant plus que les débats autour du contrôle-export des futurs systèmes du SCAF font déjà l’objet de vives inquiétudes.
Après la France et l’Allemagne, l’Espagne a officiellement rejoint le programme en 2019. Et si la logique de partenariat vise à respecter le cahier des charges établi par les fondateurs, il s’agira, à chaque fois, de modifier l’équation industrielle (quel retour géographique) pour intégrer les arrivants. La tâche est surmontable pour l’Espagne, en raison justement de la forte empreinte d’Airbus DS sur son territoire, mais s’avèrera plus difficile pour d’autres potentiels partenaires. Et déjà, le spectre de l’Eurofighter plane. Les Britanniques ont lancé leur propre programme Tempest, accueillant comme partenaires les Suédois et les Italiens. Pour beaucoup, ces deux programmes concurrents ne peuvent survivre isolés l’un de l’autre, et devront fusionner. C’est l’opinion qui anime les décideurs à Rome ou Madrid, et Airbus DS, par l’intermédiaire de son PDG Dirk Hoke, s’est d’ores et déjà montrée proactive sur le dossier, proposant en off un calendrier de fusion des programmes. Paris, Berlin ou Londres n’ont à ce jour pas réagi, chaque partie cherchant à acquérir une position dominante en vue de l’instant où il faudra négocier.
Restructurer pour faire face
Désormais la grande question est : la pandémie du Covid-19, qui entraîne pour l’ensemble du groupe Airbus une chute de 35 à 40 % d’activité jusqu’à 2022 selon la direction, vient-elle bouleverser cet état de fait ? Alors que les États sont au chevet du secteur avec un plan de relance, et que le groupe va restructurer sa branche aviation commerciale (15 000 postes supprimés, dont le tiers en France), l’activité défense pourrait finalement bien jouer le rôle de phare dans la nuit.
Car Airbus DS est déjà engagé dans la mise en œuvre d’une restructuration depuis février 2020. En effet, 2 362 postes devaient disparaître d’ici à 2021. Avec la crise, ce chiffre grimpe désormais à 2 665, dont 464 en France, où sont concentrés les effectifs de la branche spatiale. Le spatial, cette autre activité importante d’Airbus DS, subit une profonde révolution due à l’émergence du « New Space », qui derrière son porte-étendard SpaceX, bouleverse non seulement des processus industriels historiques, mais a littéralement fait exploser les grilles tarifaires des acteurs traditionnels. Le marché des satellites dans lequel Airbus est un leader mondial s’en trouve bouleversé et doit faire sa transition. Mais pour l’activité défense, Airbus DS, qui fournit des satellites à vocation militaire ou duale, devrait pouvoir s’appuyer sur la volonté nouvelle des puissances spatiales de renforcer leurs moyens en orbite. Et c’est d’abord le cas de la France, qui a créé en 2019 un commandement de l’espace. Cette stratégie spatiale de défense annonce notamment s’appuyer sur la mutualisation des moyens techniques européens et le recours à des services privés d’imagerie satellite. Des services proposés notamment par Airbus. Mais dans ce contexte, d’aucuns se demandent s’il ne serait pas temps de faire se rapprocher les deux champions Airbus DS et Thales Alenia Space.
Un futur que l’on devine emprunter deux chemins : sur le premier la crise affaiblit durablement les économies, secteur de l’aérospatial et de la défense inclus. Sur le second, elle exacerbe les tensions géopolitiques mondiales et renforce le risque qu’éclate un conflit de haute intensité en Europe orientale ou dans la zone indopacifique. Dans les deux scénarios, Airbus a un rôle à jouer au service d’une Europe de la défense, ou plutôt devrait-on dire, la défense de l’Europe : celui de modèle idéologique.
Contribuant à toutes les couches du combat aérien multidomaine de demain, du radar au satellite, le groupe européen peut fédérer autour de lui, en ajustant ses process industriels pour éviter de répéter certaines erreurs. Il aura cependant besoin pour cela d’un leadership politique enfin assumé par les États, notamment à Berlin, tout comme d’un geste de Bruxelles s’agissant des normes sur la concurrence. Mais l’expérience accumulée et des décennies de réalisations font finalement aujourd’hui d’Airbus un modèle pour des Européens qui, bien paradoxalement, semblent encore chercher leur « Airbus de la défense ».