L’ancien hub, en plein effondrement économique, pourrait représenter une cible de choix pour les groupes violents qui sévissent en Tripolitaine et au Mali. Par Cedric Riedmark
Sortie est d’Agadez, au nord du Niger, lundi 7 mai 2018. Trois « Technicals » de l’armée nigérienne contournent l’enceinte de l’aéroport et se dirigent dans un nuage de poussière vers le check point de la douane. A l’arrière, les servants des mitrailleuses Douchka, d’origine russe, ont les mains sur les poignées de tir, caisses de munitions ouvertes et bandes engagées. Il est 18 heures. Dans le soleil déclinant de la saison sèche, une succession de Toyota chargés de migrants nigériens défile par le même itinéraire. Tous se regroupent à la sortie de la ville en un convoi d’une cinquantaine de véhicules. Objectif : Dirkou au nord, sur la route de Sebha en Libye. Les militaires sont là pour assurer la sécurité car les coupeurs de route sont de plus en plus fréquents sur l’axe qui relie la capitale Touareg à la frontière libyenne.
« C’est de pire en pire depuis la loi sur l’émigration de mai 2105. Personnellement, je ne me déplace plus dans le désert sans être armé » assène N’Kadewane*, un passeur de migrants touareg, rencontré après de nombreuses tractations et assurances. « Lorsque le Niger a voté cette loi interdisant le flux migratoire, et surtout lorsque l’UE a soutenu son application en 2016, le passage est devenu clandestin, donc rare, dangereux et plus cher. En générant de la pauvreté, elle a poussé des locaux à la rapine et au brigandage. Pourquoi ne pas franchir le pas du pire, si c’est pour manger ? ». Il poursuit, expliquant qu’à la grande époque, en 2014 et 2015, il pouvait gagner jusqu’à 4,5 millions de francs CFA (7 000 € NDR) par semaine. Il possédait en propre deux véhicules, portant chacun jusqu’à 27 migrants. Pour le transport jusqu’à Sebha et l’hébergement à Agadez, il faisait payer la somme de 90 000 FCFA par personne. Il avait même fini par acquérir en propre des « ghettos », ces cases où les migrants attendent l’embarquement pour la Libye. Il n’avait plus besoin de sous-traiter l’hébergement. Il percevait également sa commission auprès des vendeurs de recharges téléphoniques, de kits désert (gamelles, bidons, couverts) et de lunettes vers lesquels il orientait ses clients. Le business tournait bien. Il pouvait inviter à manger famille et amis, acheter une résidence secondaire, prendre une deuxième femme. Mener grand train. L’arrêt brutal du flux migratoire l’a laissé sans ressource. « C’est moi qui suit tributaire des autres désormais » dit-il, navré.
Bachir Amma, président de l’association des anciens prestataires de la migration d’Agadez donne un cadre historique : « La migration pendulaire entre le Niger, ou des pays de la région sub saharienne, et la Libye a des décennies d’existence. Les Sub-sahariens montent en Libye pour travailler 6 mois ou un an, puis ils redescendent dans leur village d’origine. C’est ce que continue de faire légalement les Nigériens du convoi du lundi. Kadhafi veillait à contrôler ce flux et l’ajustait au besoin en main d’oeuvre de son pays, généreusement nourri de rentes pétrolières. Après sa chute en 2011, le flux, peu à peu débridé, connut un essor prodigieux. Cette migration faisait vivre près de 6 500 personnes à Agadez, dernier « port » avant la traversée du Sahara. Que vont faire ces gens désormais ? S’enfoncer dans la misère ? Vendre leurs services au plus offrant ? Pourquoi pas à Aqmi ? »
La fin de la rébellion Touareg en 1995 avait poussé nombre d’ex-rebelles à se reconvertir dans la logistique trans-saharienne. La fin du tourisme après les événements d’Arlit en 2010, le déclin de l’activité d’Areva, la fermeture des sites d’orpaillage avaient conduit à un accroissement de l’offre de transport au départ de la région d’Agadez. De plus, attirés par les rivages européens, le nombre de clients demandeurs de ce type de prestation explosa à partir de 2013. « C’est toute la région qui vivait des migrants : vendeurs de nourriture, banques pour les transferts d’argent, stations de carburants, entreprises du BTP qui bénéficiaient des ré-investissements des passeurs…Le schéma économique de toute la ville s’était organisé autour de ces migrants venant du Nigeria, de la Gambie, du Mali ou de la Guinée. » expose M.Amma, lui-même passeur converti, « le choc social et économique de la fin du flux a été terrible ».
Mohammed Anako, président du conseil régional d’Agadez chiffre à 65 milliards de FCFA/an (100 000 €) les revenus que générait le flux migratoire avant 2016. Une fortune dans un pays ou le revenu mensuel moyen est de 40 €. « L’Union européenne et le gouvernement de Niamey nous ont promis beaucoup pour stopper ce flux et nous avons joué le jeu. Mais les promesses tardent à se concrétiser. Et les sommes attribuées sont dérisoires. Pour un projet de reconversion, un passeur se voit offrir une somme de 1,5 million FCFA. En comparaison des 4,5 millions qu’il gagnait par semaine, c’est peu. Et seuls 146 dossiers ont été abondés pour l’instant, 141 sont en cours et 600 en attente. La pauvreté et l’ignorance sont les mamelles de la violences. Et la violence est tout autour du Niger. Au Mali avec Aqmi, en Libye avec Daesh, au Nigeria avec Boko Haram… ».
Le conseiller technique de l’UE à Agadez, Jules Mohammed, recadre froidement : « Certes, la misère favorise le terrorisme. Mais l’UE n’a pas vocation à assurer le train de vie des passeurs. Il n’en a jamais été question. Il faut que ce soit clair. »
L’un des délégués de l’UE justement en visite à Agadez, ajoute : « Ce sont près de 230 millions d’euros qui sont alloués au Niger pour aider et amortir les conséquences de la fin du flux. La centrale mixte solaire qui va être construite au nord d’Agadez représente à elle seule un budget de 37,75 millions d’euros. Mais ça n’est pas un projet qui se concrétise en quelques mois. Les études ont commencé en novembre 2016. La première pierre devrait être posée en 2018. Ça avance. ». Les fonctionnaires reconnaissent cependant que l’administration européenne a certaines lourdeurs que les habitants d’Agadez ne saisissent pas. Les procédures doivent être respectées, spécialement dans un pays entravé dans son développement par une corruption endémique. La Cour des comptes européenne a d’ailleurs réalisé un audit sur place en février 2018.
Reste cependant ce penchant atavique des Touaregs pour la traversée commerciale du désert. Fin connaisseurs des routes alternatives, de la vie nomade et d’un espace saharien aux particularités redoutables qu’expérimentent quotidiennement les militaires français stationnés à Madama, il n’est pas à exclure que ces passeurs, sur le terreau de la pauvreté laissée par la fin du flux migratoire, se laissent tenter par des groupes terroristes en manque d’espace de manoeuvre. Ce n’est probablement pas un hasard si l’armée américaine construit actuellement une base pour ses drones tueurs au sud de l’aéroport d’Agadez.