<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Soudan peut-il se relever ?

5 février 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Rassemblement pour célébrer le premier anniversaire de l'éviction de l'ancien président Omar al-Bashir, à Khartoum, le 19 novembre 2019, Auteurs : /AP/SIPA, Numéro de reportage : AP22410239_000002.

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Le Soudan peut-il se relever ?

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Mis au ban de la « communauté internationale », le pouvoir islamo-militaire est tombé à l’été 2019 comme un fruit mûr. Trente ans après le coup d’État du colonel Omar el-Bechir, les militaires qui ont accéléré sa chute le 11 avril 2019 ont, fait sans précédent, accepté de partager le pouvoir avec des civils. Si ces derniers dominent le Conseil souverain mis en place le 21 août 2019, il leur revient de conduire une transition de trente-neuf mois vers l’élaboration d’une constitution démocratique. Pour le nouveau pouvoir, les défis sont légion, à commencer par une situation socioéconomique catastrophique et la dépendance accrue à l’égard des parrains émiratis et saoudiens.  

Le 19 décembre 2018, le gouvernement soudanais annonce, parmi d’autres augmentations, le triplement du prix du pain. Objectif de cette politique d’austérité : juguler une inflation galopante de 70 % en 2019 et redresser une monnaie nationale effondrée. Privé de rente pétrolière depuis la sécession de sa partie sud en 2011, et rendu exsangue par des dépenses militaires exorbitantes, le Soudan a subi de plein fouet la tutelle austéritaire du Fonds monétaire international. Le pays, qui se rêvait en grenier à blé du monde arabe, ne peut plus nourrir ses habitants. Une interminable récession économique a révélé l’ampleur de la corruption et les effets funestes de l’économie de rente et de la captation des richesses au profit d’une élite prédatrice. Excédée, la population a chassé le président Omar el-Bechir, ciblé par un mandat d’arrêt de la CPI.

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Le premier régime islamo-militaire dans le monde sunnite

La mosaïque soudanaise – 40 millions d’habitants – est traversée par l’arabité, l’islam, l’animisme, le christianisme. Ce qui fait dire à un ancien ambassadeur de France en poste à Khartoum [simple_tooltip content=’Michel Raimbaud a été ambassadeur de France au Soudan de 1994 à 1999.’](1)[/simple_tooltip]que le Soudan est un espace en partage doublé d’une zone de passage. L’existence d’une ligne de fracture réelle et fantasmée entre un nord arabo-musulman et un sud à prédominance animiste avait, dès l’indépendance de 1956, fragilisé une unité nationale fortement lézardée par la politique coloniale britannique de morcellement du pays.

Durablement ébranlé par le séisme géopolitique considérable causé par la création d’un avatar subsaharien du Kosovo, l’espace soudanais est plus que jamais exposé aux risques de divisions ultérieures encouragées par les États-Unis, même s’il présente malgré sa forte diversité une personnalité et une identité qui vont au-delà des clivages ethno-religieux.

Omar el-Bechir est arrivé au pouvoir en juin 1989 à la suite d’un coup d’État militaire fomenté par les islamistes. Ces derniers avaient infiltré progressivement l’institution militaire à partir des années 1980 ainsi que d’autres segments stratégiques du jeu politico-économique. Pour la première fois dans le monde arabo-sunnite, des islamistes étaient au pouvoir. Éminence grise d’el-Bechir pendant dix ans, le cheikh Hassan al-Tourabi [simple_tooltip content=’Docteur de l’université de la Sorbonne, décédé en 2016.’](2)[/simple_tooltip] avait permis à Oussama Ben Laden de s’établir au Soudan entre 1992 et 1996. C’est sous l’impulsion de cet intellectuel Frère musulman que les années 1990 voient Khartoum devenir une plateforme de l’internationale islamiste, ainsi que de la plupart des mouvements radicaux en lutte contre Israël et l’impérialisme états-unien. Mais si el-Bechir est perçu comme un pion des islamistes, il parvient progressivement à consolider son pouvoir autoritaire en évinçant Tourabi en 1999. Ce dernier est incarcéré après avoir échoué à renverser Bechir par voie constitutionnelle.

Pompeusement baptisé par Khartoum, le « programme fondamentaliste révolutionnaire global » a montré l’échec du pouvoir soudanais d’imposer une vision radicalisée et rigoriste de l’islam ; tout comme celui de l’exacerbation d’un arabisme artificiel dans les régions périphériques. À cela s’ajoutent l’échec de la politique de développement agricole et la gravité de la crise humanitaire au Darfour [simple_tooltip content=’L’écrasement par des milices progouvernementales d’une rébellion entre 2003 et 2004, puis une guerre de basse intensité ont causé dans cette région périphérique sans doute 300 000 morts, essentiellement parmi la population.’](3)[/simple_tooltip] exploitée à l’envi par les États-Unis et leurs relais d’influence germanopratins.

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Malédiction de la rente et douloureuse amputation

Les années 2000 sont caractérisées par l’embellie économique. Des compagnies chinoises et malaisiennes exploitent les champs pétroliers, essentiellement situés dans la partie sud du pays. Ce boom est concomitant à la crise du Darfour alimentée par le partage de la rente pétrolière qui exclut les habitants de cette région et ne participent pas non plus aux pourparlers entre Khartoum et les sudistes sous l’égide (partiale) des États-Unis.

Alimenté par la politique centralisatrice et d’islamisation du président Gaafar Nimeiry au début des années 1980, le conflit larvé opposant l’armée soudanaise à la rébellion de l’armée populaire de libération du Soudan avait pourtant trouvé une issue en 2005. Cette année-là, un accord est conclu à Nairobi ouvrant la voie vers la sécession du sud après une période de six ans. À l’époque, le chef de la rébellion sudiste était le colonel John Garang, qui, s’il n’était pas un sécessionniste, défendait une autonomie accrue pour le sud délaissé.

Paris (2015). Campement de Soudanais à proximité de la gare d’Austerlitz.

Puis durant les années qui suivent le pouvoir gagne un certain soutien dans les régions centrales pacifiées qui ont bénéficié de la rente pétrolière ; il croit aussi à la possibilité d’un échec du oui au référendum pour l’indépendance du Sud-Soudan. Au contraire, dans les périphéries où les conflits se sont multipliés (Darfour, Monts Nouba, Nil Bleu), la population demeure frontalement opposée au régime de Bechir.

La chute des cours mondiaux et la sécession du Soudan du Sud où se situent les deux tiers du pétrole exploité ruinent le pays et, avec la mort accidentelle du leader de la rébellion John Garang en 2005, compromettent les chances de sauver l’unité. Pâle successeur du charismatique Garang, Salva Kiir, prône la sécession qu’il obtient dans un référendum où la position des sudistes du nord n’est pas suffisamment prise en compte. Coupé du sud, Khartoum perd 75 % de sa production pétrolière et voit la valeur de la livre soudanaise s’effondrer de 66 % en l’espace d’une année. Mais pour exporter son pétrole, le sud a besoin du nord. L’unique oléoduc existant et viable à ce jour relie les bassins pétroliers du sud jusqu’au terminal pétrolier de la ville côtière de Port-Soudan, là où se trouvent les raffineries et le débouché sur la mer Rouge.

Troisième producteur d’or au monde derrière l’Afrique du Sud et le Ghana, le Soudan souffre aussi de la contrebande et de graves problèmes écologiques liés à l’extraction du métal précieux.

En dépit des tentatives de diversifier l’économie via des grands projets de développements agricoles, Khartoum accuse un déficit commercial important alors que le budget alloué à des services de sécurité pléthoriques se taille la part du lion. Un état de guerre quasi permanent a engouffré plus de 70 % du budget national dans des dépenses militaires et de sécurité. Les expropriations de vastes terrains agricoles et d’une récession qui atrophie la classe moyenne ayant profité de l’embellie du début des années 2000 accentuent le divorce entre le régime et sa base populaire. En 2013, des manifestations réclamant la libéralisation du régime sont étouffées dans le sang.

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Un État profond à la turque ?

Au Soudan, la corruption atteint des proportions endémiques. Elle s’accompagne d’une collusion étroite entre élites politiques et économiques liées aux grands partis traditionnels et aux confréries soufies. Ce qui conduira le chercheur et africaniste Gérard Prunier à parler « d’un État profond[simple_tooltip content=’Gérard Prunier, « Fragiles concessions au mouvement démocratique, L’“État profond” à la manœuvre au Soudan », Le Monde Diplomatique, septembre 2019.’](4)[/simple_tooltip] », faisant allusion aux ramifications souterraines entre militaires et clans mafieux reconvertis dans le commerce illégal du pétrole, la contrebande de l’or, tandis que le sud s’enfonçait dans le chaos de la guerre civile sur fond de luttes tribales.

S’il est trop tôt pour dresser un bilan de l’alternance du pouvoir, l’armée qui a conservé deux ministères régaliens (défense et intérieur) n’est pas près de lâcher du lest. Son contrôle progressif de la plupart des organes de régulation économique s’est traduit par une mainmise sur les services de renseignement et les milices dont les rivalités ont des effets dévastateurs pour la population.

Un gouvernement de transition aux marges de manœuvre étroites

Économiste de 61 ans, Abdallah Hamdok a été nommé Premier ministre du gouvernement de transition de technocrates mandatés pour trois ans. Ancien haut fonctionnaire de l’ONU, il a occupé le poste de vice-secrétaire de la Commission économique pour l’Afrique des Nations unies de 2011 à 2018. Dès sa prise de fonction, il a fait part de sa volonté de renouer avec les institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale et de lutter contre la corruption. Et surtout rétablir la confiance en convainquant Washington de retirer le Soudan de sa liste des États qui parrainent le terrorisme. Les sanctions américaines contre le Soudan s’étaient multipliées depuis 1997 du fait du soutien de Khartoum à Al-Qaïda. Khartoum doit également juguler trois crises latentes au Darfour, dans l’État du Nil Bleu et Kordofan du Sud. D’où une dépendance accrue vis-à-vis de l’aide de ses partenaires chinois, saoudiens et émiratis. Ces derniers ayant au cours des dernières années resserré leur étau sur Khartoum, le Soudan faisait jusqu’en 2017 l’objet d’un embargo économique de la part de Washington. Toujours est-il que leur rôle s’annonce des plus déstabilisateurs. Affolés par la perspective d’un changement de régime au Soudan, Riyad et Abu Dhabi veulent restaurer un régime islamique en appui de l’État profond qui se cache derrière le paravent du Conseil militaire de transition (CMT). En prônant une islamisation autoritaire, Saoudiens et Émiratis espèrent ainsi mieux étouffer les revendications populaires et assurer leur domination à coup de pétrodollars. Mais aussi monopoliser les canaux de la finance islamique afin d’écarter deux autres partenaires stratégiques que sont le Qatar et la Turquie. Appauvrie par la banqueroute économique de 2018, mais soudée face à un mouvement civil divisé, l’armée ne semble pas pour l’heure près de retourner dans ses casernes.

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À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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