L’Afrique, à l’énorme potentiel, manque cruellement de ce qui garantirait la pérennisation de son développement : la stabilité. L’instabilité s’explique essentiellement par la faiblesse intrinsèque de l’État et de son administration, notamment dans sa capacité à assumer ses missions régaliennes de contrôle du territoire. Les spécialistes parlent de « déficits d’encadrement », c’est-à-dire d’une faiblesse intrinsèque des États africains.
Les institutions judicaires modernes en Afrique souffrent d’un réel déficit d’enracinement. Dans trop de pays elles ne réussissent pas à encadrer le pouvoir politique par le droit ; ceci affecte la capacité du pouvoir à apparaître comme légitime mais aussi la stabilité nécessaire à la bonne marche des affaires. La limitation du pouvoir judicaire est un obstacle au développement. En effet, l’environnement institutionnel connaît de larges insuffisances malgré les réels progrès apportés par l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (OHADA).
Un État confisqué
Conséquence directe de l’affaiblissement chronique des États, l’Afrique a en effet ravi depuis longtemps à l’Amérique latine le record du nombre de mutineries et de coups d’État (plus de deux cents en quarante années). La cause réside souvent dans le sort subi par l’armée régulière, mal payée, dépourvue de moyens réels et souvent divisée par le pouvoir avec la promotion d’unités ethniquement proches de lui.
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La faiblesse du fonctionnement des États africains est une cause majeure d’implosion des communautés nationales. La corruption et le clientélisme communautaire faussent la représentation politique et administrative au sein des États et provoquent régulièrement la montée aux extrêmes. Puisque les États occidentaux veulent imposer leur système démocratique et obligent de fait à « l’ethnomathématique », les exemples de fraude électorale sont très nombreux. De plus, les millions de morts des guerres africaines relèvent principalement de conflits de type infra-étatique pour des raisons structurelles et apparemment insolubles.
Toutes ces raisons sont à la fois des causes et des conséquences de la faiblesse des États africains et de leur faible capacité à assurer un taux d’encadrement dans tous les domaines, en particulier ceux de la recherche universitaire, de la formation en économie et en gestion, du contrôle des frontières, de la création d’une élite administrative, de la maîtrise de l’urbanisation et du système de santé.
Des frontières mal contrôlées
On sait que le principe de continuité fut choisi par l’OUA au moment des indépendances concernant les 80 406 km des 104 frontières héritées des colonisations : les États africains devaient veiller à ce que soit respectée l’intégrité des frontières héritées des grandes puissances coloniales. Selon Michel Foucher, la dispersion des anciennes Fédérations sous tutelle avait déjà ajouté 13 600 km aux tracés antérieurs à 1960 et le continent africain « a été confronté à une double tension : celle provoquée par les découpages d’entités ethniques préalables, le démembrement, et celle issue des regroupements au sein des nouveaux États indépendants d’entités à la coexistence difficile ». Au moins 177 groupes ethniques ou culturels ont été divisés par les tracés imposés et hérités !
Les frontières imposées ont souvent entraîné la fragilité de l’État, avec la perte de contrôle des frontières par les trafics de haute intensité, la violation permanente de l’intégrité des territoires nationaux et surtout des guerres civiles durables. De plus, cette instabilité frontalière est confortée par les tentatives de sécession interne mais débordant parfois sur un ou plusieurs autres États voisins, Baganda en Ouganda, Casamance au Sénégal, Ewe du Ghana, Ibo du Nigeria, peuples non arabes du Soudan, Touaregs du Mali…
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Moins du quart des lignes frontalières africaines sont aujourd’hui définies et cette situation engendre l’existence de « zones floues » à l’intérieur desquelles l’exercice de la souveraineté nationale se révèle problématique. Les États africains se révèlent pour la plupart incapables d’assurer une délimitation et une démarcation de leurs limites frontalières faute de disposer des moyens administratifs, logistiques et sécuritaires pour ce faire. C’est pourquoi toute activité d’exploration amenant à des découvertes de gisements transfrontaliers, notamment gaziers ou pétroliers, est susceptible de créer des conflits.
Un frein au développement
Les rapports de l’ONU rappellent que sur cinquante pays les moins avancés (PMA) plus de trente sont africains. Pourquoi cet échec dans des pays parfois bien dotés en ressources ?
Fondées sur un tout petit nombre de profiteurs et une grande masse de très pauvres, les politiques néo-patrimoniales sont les premières responsables de la stagnation économique. La gestion clientéliste et clanique des richesses géologiques, énergétiques et minières, suscite et maintient les conflits disloquant les États, démembrant les territoires et détournant les investissements internationaux des projets de développement au profit de la corruption et des détournements. C’est ce déficit de l’Afrique en termes de gestion qui la pénalise le plus lourdement. L’encadrement humain reste encore largement négligé.
Ainsi, les économies de rente ont encore de beaux jours devant elles avec tous leurs défauts structurels : dépendance des marchés mondiaux des matières premières que les pays africains ne contrôlent pas et qui provoquent une instabilité permanente, et yo-yo des revenus entraînant corruption et prévarication lorsque le prix mondial est élevé et accroissement de la pauvreté lorsque les exportations ne rapportent que peu de devises.
Conséquence, les États ont du mal à programmer des politiques de développement sur un moyen terme stable. Au contraire, déficit budgétaire et endettement restent le quotidien des économies du continent avec des taux de chômage endémique, comme par exemple en République démocratique du Congo, où plus de 70 % des 15-24 ans sont sans emploi. La RDC n’a pas les moyens d’une véritable politique en faveur de l’emploi des jeunes, le manque d’emplois contribue à élargir le secteur informel et la faiblesse des structures d’encadrement conduit nombre de jeunes vers la délinquance.
Sans la capacité des États de l’encadrer par la maîtrise de la sécurité intérieure, cette jeunesse est prompte à la révolte d’autant qu’elle est peut-être recrutée par des chefs de guerre. Lors des retours – précaires – de la stabilité dans les zones de conflits, les milices démobilisent et précipitent les jeunes dans le désœuvrement ce qui provoque la prolifération de la délinquance. Cette dernière se manifeste selon les pays par la création de bandes armées de coupeurs de routes, l’organisation du racket des ONG et des entreprises étrangères puis le trafic de leur butin (bois précieux, diamants, café, or et coltan en RDC) ou la prise de contrôle sous l’autorité d’un parrain de zones entières du territoire national de préférence riches en ressources géologiques pour créer les conditions d’une économie grise.
Incapables de suivre la croissance démographique…
Depuis la colonisation, le continent a connu une authentique amélioration des vaccinations, par ailleurs facteur d’explosion démographique.
Les infrastructures médicales ont beaucoup de mal à suivre. Aussi la grande majorité des populations reste dans un état sanitaire catastrophique avec les pandémies de paludisme (environ 800 000 morts par an) et de Sida (quinze millions de morts depuis l’apparition du fléau). L’accès à l’eau potable et à des toilettes reste encore un défi pour une grande part des États du continent. Les infrastructures médicales, si elles ont connu là encore une croissance de leur capacité, demeurent largement en deçà de ce qu’exige la croissance exponentielle de la population africaine.
Imaginez que vous êtes le maire d’une grande ville africaine. La majorité de vos administrés n’aura pas voté pour vous et ne s’intéresse pas à votre magistrature, et pour cause puisqu’elle n’a pas l’âge de la majorité et se situe même sous l’âge de 15 ans. Le travail d’une municipalité, dans ces conditions, relève d’un tour de force lorsque vous devez gérer les conséquences du taux de chômage des jeunes, de la scolarité et la formation universitaire, de la délinquance juvénile, des trafics de stupéfiants et d’armes, des gangs, etc. L’urbanisation anarchique et exponentielle (avec un taux de croissance urbaine de plus de 300 % par an) fabrique des citadins exaspérés dont la plupart ont moins de vingt ans et 40 % moins de 15 ans. L’explosion démographique et le déficit des échanges agricoles provoquent l’exode rural et l’urbanisation, créant des mégalopoles qui ne peuvent assurer les besoins sanitaires, énergétiques, alimentaires et environnementaux minimaux nécessaires à cette population déracinée. Quel encadrement institutionnel et politique, quelle politique publique pourra gérer ce problème ?
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L’enseignement supérieur entre qualité des études et faiblesse des moyens
En ce qui concerne les études dans l’enseignement supérieur, si la qualité de l’enseignement est reconnue, deux maux semblent en limiter les effets.
En termes de moyens, on ne peut qu’établir le constat d’une insuffisance des taux de bourse, du faible accès à la documentation et aux archives, de l’importance des grèves, de la difficulté de la vie estudiantine (hébergement, restauration, transports).
Par ailleurs, on observe une certaine inadéquation entre les formations assez théoriques des universités et le besoin du continent en gestionnaires, hauts fonctionnaires et ingénieurs, ces derniers n’étant que 83 par million d’habitants en Afrique, quand l’Europe en a mille par million d’habitants. Ceci explique le fort taux de chômage des diplômés du supérieur (M1, M2 et docteurs) ainsi que la dramatique émigration des forces vives. La fuite des cerveaux se poursuit à un rythme accéléré : 2 000 par an dans les années 1960, 6 000 par an entre 1975 et 1984 puis 20 000 par an depuis, selon Bernard Lugan.
Les conséquences de la faible production de diplômés dans le supérieur africain se résument par quelques chiffres catastrophiques : l’Afrique compte moins de 15 médecins pour 100 000 habitants en moyenne contre 380 en France, dont une partie… en provenance d’Afrique. En 2009, sur 155 900 brevets déposés dans le monde, 486 le furent par des Africains soit 0,3 % (dont en réalité les 4/5e par des Sud-Africains, 46 par le Maroc et 41 par l’Égypte).
De plus, l’université africaine manque de professeurs et d’enseignants. Ici, le manque d’encadrement des futures élites révèle un certain dysfonctionnement du système universitaire. En Côte d’Ivoire, par exemple, les cinq universités publiques du pays, Cocody, Abobo-Adjamé, Bouaké, Korhogo et Daloa, concentrent la moitié des effectifs estudiantins. La question des sureffectifs a encouragé dès le milieu des années 2000 le développement de l’enseignement en ligne en raison d’un déficit de plus de 2 500 enseignants chercheurs, selon les statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique du pays. Par ailleurs, les filières et la formation professionnelles ont été négligées. Le problème de fond le plus souvent signalé dans l’encadrement professionnel est de trois ordres, le manque de main-d’œuvre qualifiée dans les segments les plus porteurs, l’incapacité à définir une ingénierie de formation et le faible intérêt des acteurs administratifs et institutionnels.
On le voit, le principal obstacle retenu ici concerne l’extrême faiblesse de la capacité d’encadrement des sociétés africaines par les autorités étatiques, qu’elle touche à la défense avec le contrôle des frontières, l’organisation du territoire avec l’uniformisation du développement des infrastructures, l’incitation à la production de richesse par l’organisation d’un marché économique sécurisé, le bon fonctionnement des services de santé, d’éducation et des administrations de l’État. Le défi est à la hauteur du potentiel africain : immense.