Analyses et prises de position sur l’Afrique oscillent entre afro-optimisme (en vogue depuis le début des années 2000, en régression actuellement) et afro-pessimisme (une position, au fond, assez classique). Ces jugements opposés dépendent en grande partie de la façon dont on juge la croissance démographique.
Les afro-optimistes soutiennent que la jeunesse de la population du continent est sa force, contribuant à un dividende démographique dont les pays du vieux monde devraient être jaloux. Le dividende démographique apparaît quand la fécondité commence à diminuer dans les pays en transition : il y a alors moins d’enfants, tandis que le nombre de vieillards reste modeste, et donc un nombre maximum de jeunes adultes. Cela se traduit par une population potentiellement très productive, avec beaucoup d’épargne disponible – les « investissements démographiques » qui suivent les naissances, tels les cliniques, les crèches ou les logements, stagnent et réclament des financements plus modestes.
Les afro-optimistes estiment que quelques chiffres flatteurs sur une jeunesse dynamique (mais largement au chômage ou cantonnée aux activités informelles), sur des PIB élevés (au demeurant calculés de manière très imprécise) et sur une classe moyenne plus croupionne que répandue, ne doivent pas masquer les perspectives très négatives d’une croissance incontrôlée de la population.
Dividende ou désastre ? La question des conséquences de l’explosion démographique africaine a été exactement posée en ces termes, en 2015, dans une publication conjointe de la Banque mondiale et de l’Agence française de développement[simple_tooltip content=’David Canning, Sangeeta Raja, Abdo S. Yazbeck, Africa’s Demographic Transition. Dividend or Disaster?, World Bank-AFD, 2015′](1)[/simple_tooltip].
Un milliard, deux milliards, quatre milliards…
L’information la plus importante de la dernière révision, en 2015, des projections de population de l’ONU a trait à l’explosion démographique africaine. La seule Afrique subsaharienne a vu sa population multipliée par 7 au xxe siècle. Elle pourrait encore doubler à l’horizon 2050.
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L’avenir de l’humanité, au sens démographique, est assurément africain. Aujourd’hui, 16 habitants de la planète sur 100 sont africains (contre 9 en 1950). Les experts produisent des scénarios différents pour l’avenir. Dans le scénario moyen, le plus diffusé et le plus commenté, l’Afrique compterait 2,5 milliards d’individus en 2050. La seule Afrique subsaharienne en compterait 2,1 milliards (contre moins d’un milliard en 2015). À l’horizon 2100, toujours selon ce scénario moyen, l’Afrique compterait 4,4 milliards d’âmes et l’Afrique subsaharienne 4 milliards. La seule Afrique subsaharienne représentait 22 % de la population mondiale en 2050, 35 % en 2100. Et le scénario élevé prévoit des chiffres encore plus élevés (voir graphique)
Population totale de l’Afrique subsaharienne (en millions)
Source : UN Population Division (révision 2015)
Il va sans dire que de telles progressions, que l’humanité n’a nulle part jamais connues, paraissent très difficilement gérables, pour ne pas dire ingérables.
L’affirmation de nouveaux géants démographiques et pauvres
Le continent vit, en tout cas, l’émergence de nouvelles puissances démographiques qui sont loin d’être des puissances économiques. Nigeria, République démocratique du Congo et Éthiopie feront partie en 2050 des dix pays les plus peuplés au monde.
Bien entendu, tous les pays du continent ne seront pas affectés par les mêmes dynamiques. Si le Nigeria était déjà en 1950 le pays le plus peuplé d’Afrique (avec moins de 40 millions d’habitants), il l’est encore aujourd’hui (avec près de 190 millions d’habitants) et devrait encore le rester en 2050 (avec une population multipliée par plus de 10 sur un siècle). La population du Nigeria serait alors supérieure à celle des États-Unis, et le pays accueillerait quasiment une naissance sur dix sur la planète.
Si, dans les pays d’Afrique du Nord, la population devrait progresser de façon relativement limitée, c’est en Afrique subsaharienne et dans les pays les plus pauvres que l’explosion démographique est attendue. La population de l’Ouganda, après avoir été multipliée par 8 entre 1950 et 2015, pourrait ainsi être encore multipliée par trois (ayant dépassé le niveau français vers 2030). Il en va de même en République démocratique du Congo (jusqu’à 200 millions d’habitants) ou au Mali (jusqu’à 45 millions d’habitants). Pour rappel, la population vivant en France a été multipliée par environ 1,6 entre 1950 et 2015, et devrait être multipliée par 1,1 entre 2015 et 2050.
La croissance démographique subsaharienne s’accompagne de taux de croissance du PIB élevés mais insuffisants pour absorber les 15 à 20 millions de jeunes, généralement faiblement qualifiés, qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
Sans doute apparaît-il ces dernières années, comme partout ailleurs dans le monde en développement, une baisse de l’extrême pauvreté mesurée par les institutions internationales (au seuil de 1,25 $ de pouvoir d’achat par jour). Cette baisse du taux de pauvreté en Afrique subsaharienne masque deux phénomènes très préoccupants. Tout d’abord, la pauvreté extrême y progresse encore en volume (412 millions de personnes sous le seuil de 1,25 $ par jour en 2011 contre 385 en 1999). Ensuite la région abrite en 2015 50 % des pauvres du monde entier selon la Banque mondiale (contre 15,1 % en 1990). En un mot, l’Afrique subsaharienne est encore loin de connaître cette dynamique que le spécialiste du développement Jean-Michel Severino a baptisée le « dés-appauvrissement du monde ». Et c’est une formule de l’économiste Daniel Cohen qui résume peut-être le mieux la situation. Selon-lui, en effet, l’homme le plus pauvre du monde est une femme africaine. Une femme africaine en zone rurale pourrait-on ajouter.
Quelques évolutions de la pauvreté (en %)
1990 | 1999 | 2011 | |
Taux de pauvreté en Afrique sub-saharienne | 56,8 | 58 | 44,4 |
Taux de pauvreté dans le monde | 37,1 | 29,1 | 14,1 |
Part des pauvres en Afrique sub-saharienne | 15,1 | 22,2 | 41,5 |
Source : Banque mondiale
Urbanisation et bidonvillisation…
L’Afrique subsaharienne était, en 1950, la région du monde la moins urbanisée, avec 10 % de sa population vivant dans des zones urbaines. Alors que l’ONU estime, depuis 2008, qu’une personne sur deux, dans le monde, vit dans une zone urbaine, la population urbaine ne devrait devenir majoritaire en Afrique subsaharienne qu’aux environs de 2040. De fait, la population subsaharienne est encore majoritairement rurale en 2015 (à 62 %). Et les taux de pauvreté sont bien plus élevés dans ces zones déconnectées des services, aussi défaillants soient-ils, des villes.
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En matière urbaine, la dynamique est à l’affirmation de grandes mégapoles africaines. En 2015, le continent africain ne compte qu’une seule de ses villes parmi les 10 plus grandes villes mondiales, Le Caire 10e avec 19 millions d’habitants. En 2030, avec 25 millions d’habitants, Le Caire sera 8e, devant Lagos. La capitale du Nigeria est la ville, dans le monde, qui connaît la plus importante progression. On estime qu’elle gagne 82 habitants par heure !
L’affirmation de ces mégapoles passe par le développement des bidonvilles. Les données sur les populations vivant dans des bidonvilles sont très approximatives. Les recensements y sont rares et opérés dans des conditions difficiles. UN-Habitat, l’agence de l’ONU en charge des villes, a publié de nombreux rapports sur les bidonvilles et leurs populations. Selon ces sources, plus de 200 millions de personnes en Afrique subsaharienne vivaient dans des bidonvilles en 2010, soit les deux tiers de la population urbaine de la région, le taux le plus élevé au monde. L’Afrique du Nord comptait, elle, 12 millions d’habitants de bidonvilles, ce qui représentait seulement 13 % de ses citadins, le taux le plus bas dans les pays en développement.
S’il est bien malaisé d’avoir des chiffres précis sur la population des bidonvilles, il est encore plus compliqué de fournir des projections assurées. Pour autant, UN-Habitat a plusieurs fois signalé que la population des bidonvilles, particulièrement en Afrique subsaharienne, allait augmenter, tant en volume qu’en proportion du total de la population urbaine. Des villes comme Lagos et Kinshasa, mais aussi Luanda et Nairobi, auxquelles il faut ajouter les grandes villes sud-africaines, font l’objet de toutes les interrogations et craintes quant à leurs capacités de gestion et résorption de ces populations « bidonvilloises » qui, auparavant formées d’anciens ruraux, sont maintenant majoritairement des jeunes nés dans les bidonvilles. Il s’y trouve une haute activité économique, mais dans les secteurs les plus informels et illégaux.
Jeunesse et fécondité élevée dans des pays qui vieillissent déjà
Si la spécificité urbaine de l’Afrique subsaharienne, partagée avec une partie de l’Asie, est au bidonville, sa grande singularité démographique procède de sa jeunesse et de ses niveaux de fécondité.
Des taux toujours très élevés de fertilité et un nombre croissant de femmes en âge de procréer devraient conduire, sur les 35 prochaines années, à quasiment deux milliards de naissances en Afrique. La population d’enfants âgés de moins de dix-huit ans augmentera de deux tiers pour arriver à près d’un milliard. D’ici à 2050, environ 40 % des naissances dans le monde se produiront en Afrique et environ 40 % de la totalité des enfants se trouveront en Afrique.
Le maintien d’une forte fécondité ne saurait être uniquement imputé au manque d’infrastructures ou à une mauvaise connaissance des moyens de contraception. L’idéal d’une famille très nombreuse est encore valorisé et l’enfant reste une valeur importante dans une région qui compte encore parmi les plus forts taux de mortalité infantile au monde. À ce sujet, bien que les taux de survie de l’enfant se soient améliorés dans toute l’Afrique, le continent continue de représenter environ la moitié de la mortalité infantile de la planète et ce ratio pourrait s’élever à environ 70 % d’ici à 2050.
L’Afrique concentre de plus en plus la jeunesse du monde. Mais elle n’échappe pas au vieillissement de sa population en raison de l’allongement de la durée de vie et de la baisse relative de la fécondité. S’intéresser au vieillissement de la population en Afrique pourrait paraître prématuré. En réalité, le processus a déjà débuté et devrait progresser rapidement. En 2015, les personnes âgées de 60 ans et plus représentent 12 % de la population mondiale, 25 % de la population française. Elles n’en représentent encore que 5 % en Afrique subsaharienne (et cette proportion a très peu évolué depuis 1950). En revanche, à l’avenir, le vieillissement affectera rapidement des pays aujourd’hui très jeunes. La proportion des plus de 60 ans va tripler en Afrique subsaharienne d’ici à 2100, quand elle doublera à l’échelle du monde, et ne gagnera que 50 % en France.
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Résultat général des principales dynamiques démographiques à l’œuvre : une Afrique subsaharienne sans travail pour les jeunes et sans retraite pour les vieux… Les défis sont colossaux dans chacun des pays. Ils sont tout aussi colossaux sur le plan géopolitique.
Une personne sur deux au Niger a moins de 15 ans ! Moins de 16 ans en Ouganda, au Tchad, au Mali ! Moins de 17 en Somalie, Gambie, Zambie, République démocratique du Congo et au Burkina Faso ! Chiffres à comparer avec un âge médian supérieur à 46 ans en Italie, en Allemagne ou au Japon.
Un sujet capital pour le moyen terme (qui n’est pas 2050) est de savoir comment les pays très pauvres à population très jeune vont cohabiter – si on peut se permettre géopolitiquement l’expression – avec des pays très riches à population âgée voire très âgée. Surtout à un moment où – révolution numérique oblige – les jeunes pauvres des pays pauvres sont informés à flux continus de l’opulence des vieux riches des pays riches. C’est là toute la problématique, au moins l’une de ses dimensions absolument essentielles, des migrations en cours et à venir, des pays du Sud vers ceux du Nord.
Sans profonde révision : le désastre plutôt que le dividende
Si l’on reprend la question essentielle soulevée conjointement par le rapport de la Banque mondiale et de l’AFD, il faut bien convenir que les dynamiques démographiques à l’œuvre n’invitent pas aisément à l’optimisme. Ce rapport lui-même concluait qu’à défaut de politiques très volontaristes (soutien à l’émancipation et à l’éducation des femmes, planning familial), adaptées à chacun des pays, la perspective du désastre était plausible.
Il semble aujourd’hui que tout (ralentissement de la croissance, inerties démographiques, déflagrations violentes) concourt à une révision de l’afro-optimisme qui prévalait. C’est un expert français qui a récemment tiré le signal d’alarme dans un livre au titre retentissant : Africanistan[simple_tooltip content=’Serge Michailof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?, Fayard, 2015′](2)[/simple_tooltip]. Pour Serge Michailof, le chômage de masse s’étend en Afrique dans un contexte de corruption effrénée, de développement urbain anarchique et de monnaies surévaluées. Au parasitisme d’organisations prédatrices (dans les hautes sphères comme dans la police quotidienne), ne répondent en rien des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) qui ont étonnamment oublié les zones rurales (alors qu’elles accueillent jusqu’à 80 % de la population dans le Sahel). Et les nouveaux Objectifs du développement durable (ODD) pèchent par leur bureaucratisation et leur oubli des sujets fondamentaux de la maîtrise de la fécondité et du développement rural.
Selon lui, la dégradation de la zone sahélienne pourrait dégénérer en un nouvel Afghanistan (d’où le titre de l’ouvrage), avec un cocktail de drames humanitaires et de désastres environnementaux, d’attaques terroristes et de migrations massives de populations vers l’Europe et notamment la France. Michailof, qui a rédigé son texte avant la vague récente des « réfugiés », ne fait pas dans le catastrophisme sombre. Il fait le portrait d’une misère absolue, réceptive aux messages des djihadistes anti-occidentaux, et d’États fragiles.
Michailof veut bousculer les habitudes. Première priorité, soutenir des programmes de planification familiale visant, au moins, l’espacement des naissances. Deuxièmement : investir dans l’agriculture familiale, susceptible de créer des emplois, et pas uniquement dans les infrastructures urbaines. Il faut certes combattre la bidonvillisation extrême des métropoles africaines mais il ne faut pas abandonner les zones rurales. Au contraire, le soutien à l’électrification en milieu rural (10 % des habitants du Niger ont accès à l’électricité) s’impose. Autre ambition : consolider les institutions régaliennes et les armées nationales. Michailof aspire également à « changer le logiciel » de l’aide au développement. L’aide française au développement, que l’expert décortique, est aujourd’hui trop caritative. Elle doit redevenir plus géopolitique, appuyée sur un puissant ministère de la coopération.
L’un des principaux défis sera aussi de voir l’Europe et la France se saisir vraiment de l’ensemble de ces questions et pas uniquement à partir de l’une de leurs très importantes conséquences : la légitime préoccupation sécuritaire.
Pauvres chiffres
Les données démographiques employées ici, qu’il s’agisse de données rétrospectives, de situations actuelles et de projections, proviennent d’une source unique : la division de la population de l’ONU. Cette source repose sur des révisions régulières, dont d’ailleurs la reprise a tout son intérêt. Dans la révision 2004 de cet exercice, les experts, alors davantage préoccupés par les conséquences du Sida, avaient estimé une population africaine de 60 millions inférieure à ce qu’elle est de fait estimée en 2015.
Si les ordres de grandeur sont solides, au moins plausibles, la précision et les décimales méritent bien des discussions. Les données sur les pays pauvres sont généralement, en effet, de pauvres données. L’économiste Morten Jerven s’est penché, dans un ouvrage spécialisé, sur les chiffres du développement en Afrique. Il étudie les comptes nationaux, dans des pays où il est difficile de démêler le formel, l’informel, l’officiel. Si l’on prend les trois bases internationales les plus souvent mobilisées, le PIB par tête au Mozambique varie de 1 à 10. Au problème du numérateur (un PIB mal cerné) s’ajoute celui du dénominateur (de pauvres informations de recensement ou d’état civil).
Morten Jerven, Poor Numbers. How we are Misled by African Development Statistics and What to Do about It, Cornell University Press, 2013.