Achille, un modèle de bravoure dans la pensée guerrière d’Alexandre

17 décembre 2019

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Photo : Achille, l'essence du héros grec (c) Pixabay

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Achille, un modèle de bravoure dans la pensée guerrière d’Alexandre

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Qu’est-ce que la bravoure ? Comment se définit le courage ? Les Grecs ont réfléchi à ces vertus, tout autant civile que guerrière. À travers le personnage d’Achille et l’action d’Alexandre, c’est toute une vision du courage et de la vertu humaine qui se donne à voir.

Introduction

Dans le Lachès (199e), la quête de Socrate d’une définition de l’andreia se conclut par une aporie. Accompagné pourtant d’un stratège, en la personne de l’Athénien Lachès, il n’a pu exprimer de manière satisfaisante l’essence même de ce qu’est, pour les Grecs, la notion que nous traduisons généralement par bravoure. Il conclue toutefois que pour comprendre la véritable portée de l’andreia, il est nécessaire de s’exercer à découvrir ce qu’elle est par les actes et l’attitude au quotidien. Placée par Platon, dans les Lois (I, 631 c), parmi les quatre biens divins, elle est dans toute pensée guerrière, l’un des principes moteurs de la victoire, comme le rappelle également Brasidas, dans le golfe de Corinthe, à l’attention de ses soldats : sans bravoure, toute expérience est inutile (Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 87, 3-4). Nous trouvons aussi chez Aristote une définition équivalente : elle ne se produit pas sans passion ni motif, mais doit venir de la raison, laquelle lui donne l’impulsion (La Grande Morale, I, 20, 10, 6).

Une origine héroïque de la bravoure d’Alexandre

Le désir de la gloire éternelle est chez Achille sa raison d’être. Il s’agit d’une quête d’immortalité, d’une victoire sur le temps qui dévore la gloire guerrière. Le fils de Pélée craint la mort autant qu’il la désire, car il y a la promesse de ce kléos qui le réconforte, l’affirme dans son choix de la vie brève. Nous le voyons par exemple lorsque, prisonnier du Xanthe, le fils de Pélée se lamente qu’un fleuve le prive d’exprimer par les actes son désir de combattre et de succomber honorablement (Iliade, XXI, 284-286). Ce choix de la belle mort et son effet sur la détermination d’Alexandre à obtenir une grande renommée, nous le constatons très bien lors de l’assaut de la citadelle des Malles au cours de l’Hiver 326 (Quinte-Curce, IX, 5, 6-7) et lors de l’assaut final de la citadelle de Tyr depuis le rempart Sud de la citadelle phénicienne. Les descriptions de Diodore (XVII, 46, 2) et de Quinte-Curce (IV, 4, 11) nous dressent un portrait tout à fait épique du conquérant. Il y affronte sans crainte apparente, seul et en première ligne, de nombreux ennemis déterminés à résister aux Macédoniens. Derrière lui, témoins de sa bravoure, les meilleurs de ses soldats. Ce sont les vainqueurs d’Issos et du Granique, leur moral est renforcé par l’effet de ces victoires. Renversant les ennemis de son bouclier, les perforant de son glaive avec une aisance admirable, Alexandre donne sens par ses actions à cet idéal d’andreia décrit par Brasidas et Aristote.

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Le combat de la citadelle des Malles est aussi un bon exemple de victoire héroïque, propre à inspirer les guerriers. Le général Arthur Boucher développe dans son Art de vaincre, aux deux pôles de l’Histoire cette doctrine qui consiste à considérer la victoire comme but véritable de la pensée guerrière, seule capable de rendre de soldat heureux et prompt à obéir, en parfaite harmonie avec ses officiers et nécessite que le chef soit fort bien disposé à montrer l’exemple. C’est ce que fit Alexandre, une fois dans l’enceinte de cette citadelle. Le roi, seul, se tient en haut du rempart et accomplit un exploit mémorable, celui de sauter seul dans l’enceinte de la citadelle et d’affronter les vagues d’Indiens accourant pour l’abattre. Son exceptionnelle bravoure inspire ses Compagnons puis toute l’armée, au point que l’assaut trouve rapidement un dénouement favorable aux Macédoniens. L’acte héroïque de bravoure, de sacrifice, se révèle comme principale cause de la victoire (Diodore, XVII, 99, 1-2 ; cf. Plutarque, Alex., 63, 2 ; Arrien, VI, 9, 5-6 ; Quinte-Curce, IX, 5, 2 ; Justin, XII, 9). Cet épisode démontre l’importance des exploits pour la renommée du général en chef et par extension pour le moral et l’obéissance des soldats. On retrouve aussi cette doctrine guerrière chez Xénophon (Anab., III, 1, 37 ; Cyr., I, 5, 21-22 ; III, 3, 38 ; VII, 5, 78 ; VIII, 1, 39). Elle est le fait d’une relation de qualité, établie dans le respect mutuel et la confiance, ne pouvant être obtenus que dans la démonstration chez les chefs des valeurs véhiculées par l’Iliade. Dans son Alexandre le Grand, Olivier Battistini démontre qu’une telle doctrine est au cœur de l’enseignement d’Aristote. Elle a forgé chez le conquérant une pensée de la guerre par la poursuite des aspirations les plus nobles, l’origine de son aristeia.

 

Si nous revenons à l’Iliade, l’aristeia d’Achille passe pour être la plus reconnue, supérieure même à celle d’Ajax (II, 769). Du point de vue d’Alexandre, cet attribut est également indissociable de la bravoure qui lui permet de prouver par des exploits sa supériorité guerrière, et elle commence toujours par le choix de l’action. Cependant, la démonstration de l’excellence s’accomplit aussi de manière collective, en s’entourant des meilleurs et en combattant à leurs côtés en première ligne, comme nous le constatons par exemple à la bataille d’Issos chez Diodore (XVII, 33, 2). La charge de la cavalerie lourde macédonienne avec l’Escadron Royal à l’aile droite est toujours composée des meilleurs éléments, des plus puissants (ἔχων μεθ᾽ ἑαυτοῦ τοὺς κρατίστους τῶν ἱππέων). Cela donne une acception concrète à la notion d’aristeia, qui n’est pas un état ou un titre, mais bien le fait d’une action, d’un mouvement, d’un κράτος en l’occurrence. L’exemple des charges de l’Escadron Royal est des plus significatifs lorsqu’il s’agit de montrer comment la notion d’aristeia est capable d’influencer jusqu’à la pensée stratégique du guerrier.

 

Les qualités du héros et du chef d’armée résultent aussi d’une éducation particulière, à laquelle il se réfère, qui l’influence et fait naître chez lui la plus grande ambition. Quant à l’éducation d’Alexandre elle nous informe sur les origines de ses aspirations héroïques, notamment par l’anecdote montrant Lysimaque lui donner le nom d’Achille, prenant pour lui celui de Phoenix et donnant à Philippe celui de Pélée (Plutarque, Alex., 5, 8). Le précepteur avait remarqué très tôt que son protégé avait une fascination pour l’œuvre homérique et s’identifiait à son plus grand héros. La relation entre Phénix et Achille est, sur bien des points, identique avec celle qu’entretiennent Alexandre et ses différents maîtres, à la différence que seul Lysimaque l’accompagna au combat (Plutarque, Alex., 24, 11). Mais c’est surtout par l’enseignement d’Aristote que la paideia d’Alexandre prend une dimension héroïque, car le Stagirite, en formant son esprit à la pratique de la raison et par une lecture philosophique de l’Iliade (Plutarque, Alex., 8, 2), lui a donné les moyens de vaincre.

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Imitation achilléenne et rivalités

La mimèsis d’Achille chez le roi des Macédoniens exerce une influence certaine sur son attitude au combat. La conclusion du siège de Gaza en est une parfaite illustration. Le récit de la profanation du corps d’Hector autour des murailles de Troie (Iliade, XXIV, 15-21) trouve un écho dans les tourments infligés à Bétis, le gouverneur de la ville. Alexandre, dans sa colère, fait traverser par des courroies les talons de l’eunuque et le traîne vivant autour de la ville pour le punir et dans le dessein d’imiter la gloire de son ancêtre héroïque (Quinte-Curce, IV, 6, 29). Il est après tout naturel qu’Alexandre, après de nombreux mois de siège à Tyr et à Gaza, ait voulu redonner du moral et du courage aux troupes en se défoulant sur un commandant ennemi totalement dévoué à Darius et donc inutile voir dangereux. L’imitation homérique d’Alexandre a eu pour objectifs à la fois de redonner du moral aux soldats et d’envoyer un message à destination des Perses pour démontrer sa supériorité, son absolue confiance en sa supériorité guerrière. Dans une société macédonienne largement empreinte des valeurs de l’époque homérique, plus d’ailleurs que le reste du monde grec, la rivalité héroïque par imitation que révèle cet acte n’est pas si étonnante que cela. Quelque part, la grandeur des idéaux homériques était toujours à la portée d’Alexandre, et ses soldats pouvaient aussi profiter de l’opportunité de se comparer eux aussi aux modèles de l’Épopée.

 

Cela dit, en tant que roi des Macédoniens, il s’agit aussi de n’avoir aucun égal parmi ses compatriotes sur le champ de bataille, dans l’assemblée de l’armée et parmi ses ennemis. On observe bien cette nécessité d’être inflexible et meilleur en toute circonstance lorsque les ambassadeurs du Grand Roi se présentent une dernière fois, afin d’émettre de nouvelles offres en vue de la cessation immédiate de la campagne d’Asie (Diodore, XVII, 54, 1-2 ; Arrien, Anab. II, 25, 1-2 ; Quinte-Curce, IV, 5, 1-9 ; Plutarque, Alex. 29, 7 ; Justin, XI, 12). Devant les concessions de Darius, Parménion y voit une opportunité de s’en retourner dans leur patrie, Alexandre, quant à lui, y voit le moyen d’acquérir le kléos. Ainsi, la réponse négative d’Alexandre était de nature à créer chez ses guerriers une forte émulation. À ce titre nous pouvons poser en parallèle ce refus des offres perses et le refus d’Achille de céder Briséis à Agamemnon (Iliade, I, 220-250), car ce serait abandonner les faveurs que lui accorde son aristeia parmi les Achéens. Or, si Alexandre veut susciter l’andreia chez ses soldats, il se doit, conformément à la tradition Macédonienne d’être le meilleur d’entre eux, c’est-à-dire meilleur que Parménion qui ne souhaite plus affronter Darius. Nous pouvons voir en outre la célèbre réplique d’Alexandre à Parménion comme attestant de cet état de fait : « Et moi aussi j’accepterais, si j’étais Parménion ! » (Diodore, XVII, 54, 5 ; Quinte-Curce, IV, 11, 14). La notion de sacrifice de soi, propre aux conduites guerrières d’Achille tout comme d’Hector, et qui peut se traduire en l’occurrence par la lourde décision de poursuivre la campagne d’Asie, va de pair avec celle d’aristeia. Le général doit inspirer ses troupes personnellement, se lance au combat au détriment de sa sécurité, en première ligne et devient ainsi la représentation du héros, tel que se le figurent les soldats par l’œuvre d’Homère. Témoins de l’andreia de leur chef, les soldats sont transportés par leur imaginaire, leurs valeurs, leur aspiration sincère et authentique à reproduire les exploits chantés par les aèdes.

 

Quant à la paideia d’Alexandre avec Aristote, elle lui fit comprendre le sens caché de la pensée de la guerre chez Homère. Cette proximité, créatrice d’émulation, peut être comparée à celle que l’on retrouve dans le bataillon sacré de Thèbes (Plutarque, Agés. 19, 5). La rivalité par imitation entre Achille et Alexandre vise particulièrement à consolider son aristeia, et à chaque fois les soldats et généraux s’y montrés réceptifs, nourrissant de l’exemple donné leur propre bravoure. Cela nous renvoie aussi à la notion de philia, qui n’est pas une amitié, mais le fait, pour Alexandre, de reconnaître un autre soi en Héphestion, avec qui il a été instruit chez le Stagirite à la plus haute arétè dans les domaines de la guerre et de la philosophie. Mais ces années d’étude, avec le concours des leçons époptiques et acroamatiques d’Aristote, nous pouvons le supposer, ont aussi contribué à enflammer, par l’émulation née d’une vertueuse rivalité avec Achille, une philia homérique entre le fils de Pélée et le prince macédonien. De ce fait, le respect d’une ligne de conduite, fondée sur les illustres exploits d’un modèle héroïque, s’avère être une formidable source d’émulation pour l’audace et la détermination guerrière. Enfin, l’admiration que voue Alexandre à Achille est à leur manière partagée globalement par les Macédoniens et les Grecs. Tout chez Alexandre concourt à l’obtention de la victoire, il n’est alors plus question d’y voir une seulement une imitation d’Achille, mais bien un renouvellement des exploits du Péléide.

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À propos de l’auteur
Stéphane Perez-Giudicelli

Stéphane Perez-Giudicelli

Doctorant en 3e année à l’Université de Corse.

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