[colored_box bgColor= »#f7c101″ textColor= »#222222″]Par Thomas Flichy de La Neuville (Professeur à l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr, membre du Centre Roland Mousnier, CNRS – Université de Paris IV – Sorbonne) et Michel Makinsky (Professeur à l’Université de Liège).[/colored_box]
En raison d’une histoire millénaire caractérisée simultanément par la fréquence des invasions, et la prégnance d’une culture du bazar reposant sur la négociation circonscrite et répétée d’objets singuliers, l’Iran a été incapable, au cours du dernier millénaire, de construire une véritable réflexion stratégique, l’amenant, en cas de nécessité, à accepter des défaites tactiques. Au cours des dernières années, l’Iran, qui a pour priorité absolue une stratégie de survie et de reconnaissance de son statut de puissance régionale, a longtemps hésité devant des choix jusqu’alors contradictoires. Par nécessité Téhéran est désormais contraint de construire une série d’axes stratégiques à la hauteur de ses moyens limités, mais aussi de consentir à une coopération croissante avec Washington afin de contenir les menaces communes. Ceci se traduit par une pratique de coups tactiques à courte vue au détriment d’une réflexion politique à long terme. Ayant disséminé ses forces sur trois théâtres, sans jamais arriver à coordonner ses mouvements d’ensemble, l’Iran est aujourd’hui arrivé aux limites de ses capacités de projection. Devant l’échec de ses engagements militaires disparates, l’Iran appelle de ses vœux des accommodements politiques. Cette inflexion ne sera pas sans effets intérieurs sur le poids des Pasdarans, à moins naturellement qu’un échec des négociations nucléaires ne vienne conforter leur rôle.
En Irak, l’échec relatif d’Al-Qods infléchit la politique iranienne envers la Turquie
L’Iran concentre actuellement ses efforts contre l’État islamique sur le front irakien. Les difficultés rencontrées sur le terrain illustrent la faiblesse de l’appareil militaire iranien, humilié de ne pas avoir remporté seul la partie aux côtés de ses obligés irakiens. Ceci a entraîné des dissensions entre les dirigeants irakiens et les milices chiites soutenues par les Pasdarans. Le général Soleimani, véritable vice-roi d’Irak s’est d’ailleurs retiré du champ de bataille au moment où les combats connaissaient une pause. Depuis quelques mois, des ajustements sont perceptibles sur le front irakien avec un partage des tâches implicite laissant aux Iraniens la responsabilité des appuis terrestres, et à l’Amérique la responsabilité des frappes aériennes. Toutefois, la transformation d’une concertation inavouée vers une coopération ouverte, est largement tributaire d’un accord politique sur le nucléaire entre l’Iran et les États-Unis. D’un point de vue politique l’Iran a désormais compris que la stabilisation de l’Irak passerait par un partage du pouvoir, incluant les sunnites. En effet, la République islamique ne veut pas d’une indépendance de la province pétrolière chiite du sud qui serait automatiquement assortie de la création d’une zone sunnite au centre de l’Irak. L’intégration des Sunnites irakiens est donc la priorité de Rohani et de Zarif alors même que les gardiens de la révolution soutiennent l’option contraire. Au nord, Téhéran appuie massivement les Kurdes tout en leur signifiant que l’Iran n’acceptera jamais leur indépendance. Ménager Bagdad et Erbil est un jeu de savant équilibre, jusqu’à présent bien mené par les Iraniens. Encore faut il éviter de s’aliéner totalement la Turquie avec laquelle la collaboration économique demeure essentielle (livraisons de gaz, commerce bilatéral, coopération industrielle, régime de la Caspienne) [De fait, lors de leur rencontre le 7 avril, Erdogan et Rohani se sont concentrés sur le renforcement de leurs échanges commerciaux bilatéraux qu’ils veulent faire passer de $14 mds à $30 mds, signant une série d’accords. Un des moteurs de ces conversations est le dossier du gaz entre les deux voisins, dans lequel les Turcs semblent entreprendre un moyen de pression à l’égard des Iraniens en concluant des accords gaziers avec les Russes]. En réalité, les échanges de tous ordres entre la Turquie et l’Iran sont indispensables aux deux parties. C’est une donnée structurelle. Téhéran et Ankara sont donc deux partenaires-concurrents, obligés de s’entendre sur un certain nombre de dossiers quand bien même ils seraient en désaccord sur d’autres, dont l’État Islamique.
Syrie, les signaux faibles iraniens en faveur d’une solution de compromis politique
L’Iran lutte contre l’État Islamique sur le front syrien aux côtés du Hezbollah afin de tenter de maintenir à flot le régime de Damas. Il s’agit ici de préserver un point d’ancrage stratégique indispensable à son allié libanais, et dans une certaine mesure nécessaire à la République Islamique. Celle-ci souhaite en effet conserver son pouvoir de nuisance à l’encontre d’Israël. En sus, l’Iran veut protéger les lieux saints chiites en Syrie, dont le fameux mausolée de Zeinab. Cela lui permet accessoirement de tirer parti des flots de pèlerins chiites qui servent de réserves de recrutement. Toutefois, le prix du concours iranien à la défense de la Syrie est de plus en plus élevé. D’un part, l’implication militaire de l’Iran se fait d’autant plus directive que les difficultés se multiplient sur le terrain. Les officiers des Gardiens de la Révolution ont une vision assez critique des capacités de l’armée syrienne et veulent assurer la conduite des opérations, ce qui génère des conflits. D’autre part, l’implication iranienne en Syrie coûte cher en un temps de crise économique, aggravé par l’effondrement des cours du baril [Ceci a contraint le Hezbollah à mettre en place un plan de diversification de ses ressources financières. Cette situation est compliquée par les affaires de corruption qui ont frappé le mouvement et les ravages causées par son infiltration par le Mossad israélien]. C’est pourquoi, comme en Irak, les dirigeants iraniens se trouvent contraints à promouvoir une solution politique. Nous assistons depuis peu de temps à des ballons d’essai iraniens sur le thème : Téhéran ne fait pas un préalable absolu du maintien définitif de la personne de Bachar al-Assad au pouvoir mais plaide pour une solution politique qui préserve ses intérêts [Comme l’avait déjà déclaré le 9 octobre Hossein Amir-Abdollahian, vice-ministre des Affaires étrangères, « Nous ne cherchons pas véritablement à ce que Assad reste président à vie », propos réitérés par un émissaire officieux iranien le 25 novembre suivant, qui va plus loin : même un président sunnite modéré serait acceptable pour Téhéran]. Ceci d’autant que les dirigeants iraniens ne dissimulent pas vraiment les réserves que le comportement de Bachar al-Assad leur inspire. Des indices sérieux attestent une très vive inquiétude syrienne sur l’ampleur, la nature et la durée du soutien politique, financier et militaire iranien. L’exécutif iranien est d’autant plus pressé de parvenir à une solution politique que la crise présente perturbe grandement sa relation avec ses voisins arabes. Or la Russie, qui jusqu’alors, avait parue assez figée sur des positions de soutien dur à Bachar al-Assad, a révisé sensiblement son évaluation, et paraît finalement plus pressée de parvenir à une solution politique que la République Islamique, ainsi quelque peu bousculée. Du côté américain, des précautions ont été prises afin de donner quelques assurances à Bachar al-Assad que les frappes qui seront effectuées ne toucheront pas les forces du régime.
Yémen, de l’action militaire iranienne aux tentatives de conciliation diplomatique
L’abandon de la base d’Al-Anad par les forces spéciales américaines qui était d’une importance cruciale pour le lancement de drones contre al-Qaïda, a été sans doute l’un des éléments qui ont encouragé l’intervention saoudienne au Yémen. De même, la perspective du contrôle par des forces iraniennes des détroits où transite l’essentiel du pétrole du Golfe était un risque inacceptable. Le verrouillage du Détroit de Bab-el- Mandeb par la marine égyptienne a initialement empêché Téhéran de mettre en place un dispositif naval. C’est une humiliation pour l’Iran qui n’a pas les moyens de répliquer sur le terrain au-delà de l’envoi de quelques Pasdarans, de matériel, et de l’entraînement militaire de Houthis. Téhéran a donc ouvert un front diplomatique en direction de l’Arabie saoudite. Depuis plusieurs mois, le président Rohani, Zarif et de ses vice-ministres déploient une offensive vers Riyad afin de parvenir à une sorte de modus vivendi. Malgré, ces efforts, le fossé Riyad – Téhéran ne semble pas se combler comme en témoigne la course aux armements des Saoudiens et des Israéliens. Au Yémen, c’est aujourd’hui l’Arabie Saoudite qui est en échec. Elle rêvait de faire main basse sur son voisin du Sud et s’embourbe en réalité dans un nouvel Afghanistan.
En somme, même si les espaces irakien, syrien et Yéménite partagent plusieurs traits géopolitiques communs dans la mesure où il s’agit de foyers agricoles très anciens, richement peuplés, en partie chiites et stratégiques d’un point de vue naval ou fluvial, ils ne constituent en rien un ensemble cohérent. La dissémination des forces iraniennes sur ces trois espaces, relève – malgré l’illusion du croissant chiite entretenue par l’Arabie Saoudite – d’une carence de stratégie. Or, l’absence de victoire militaire en Irak, en Syrie et au Yémen, qui s’explique essentiellement par les carences de l’état-major iranien ont discrédité les Pasdarans qui forment l’armature militaire, politique et économique du régime. L’évolution de la situation militaire ne sera donc pas sans conséquence sur l’équilibre des forces internes en Iran. En effet, au camp présidentiel qui promeut une sortie de crise politique s’oppose l’alliance des Pasdarans et des ultra-conservateurs, partisane du tout militaire. Toutefois, sans accord sur la question nucléaire, l’inflexion politique de l’Iran à l’égard de ses voisins proches restera bloquée par une logique multipliant les petits succès militaires faciles visant à flatter l’opinion publique, au détriment d’une montée en puissance navale qui conditionnerait à long terme le désenclavement persan. Mais après tout, qui se souvient aujourd’hui que l’Empire Achéménide tirait la majeure partie de sa puissance de la maîtrise navale du Golfe Persique et de la Méditerranée
orientale ?
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