2000-2020 : vingt ans qui ont vu Vladimir Poutine à la tête de la Fédération de Russie. Si ses différents mandats furent traversés par de nombreuses crises politiques, sociales et diplomatiques, l’honnêteté intellectuelle oblige le lecteur à reconsidérer certaines conséquences de l’action du locataire du Kremlin. En rompant avec le passé totalitaire, en proposant une Russie forte par sa souveraineté et sa puissance géopolitique et en promouvant des réformes économiques de premiers plans, Vladimir Poutine semble avoir réussi son pari.
Quel serait l’un des événements centraux, déterminants, de l’ère Poutine ?
À mon avis, le principal acquis de cette période consiste en ce que notre pays a surmonté l’inertie de la désintégration. La direction du pays a été capable de renverser non seulement le cours menaçant la Russie lors et à la suite de la décennie terrible des années 1990-2000, mais aussi à projeter l’influence russe à l’échelle du monde entier, ce que même ses ennemis ont bien compris. L’effondrement de l’Empire soviétique fut provoqué par la dissolution de l’Union soviétique et la destruction de l’ensemble du système bipolaire, et l’on oublie trop souvent devant quel abîme l’énorme puissance s’est retrouvée après la plus grande catastrophe du xxe siècle qu’a été le communisme d’État. Le président Poutine a qualifié d’événement fatidique de notre temps, la grande séparation du peuple russe autrefois uni, quand des millions de personnes ont perdu du jour au lendemain non seulement la patrie, mais souvent les droits de la citoyenneté et même le droit de parler et d’enseigner aux enfants en langue russe – l’une des rares langues de cette partie du monde à donner accès à tous les domaines de la culture humaine et de la connaissance. L’insulte infligée à cette grande nation et le fait de plonger dans une humiliation extrême un peuple, des millions de personnes sortant sans guerre ni combats de l’obscurité de l’idéologie totalitaire, voilà quelle a été à ce moment la réponse du monde à la Russie du début des années 1990. Vladimir Poutine a su alors combler les espérances russes de renaissance.
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Comment évaluez-vous les réalisations les plus significatives de Vladimir Poutine ?
En ajoutant à ce que je vous ai dit plus haut, et sans exagérer, je dirai que le grand mérite de Poutine restera pour toujours la réunification de l’Église orthodoxe russe en Russie et à l’étranger, ainsi que la réunification de la Crimée avec la patrie. Ces événements sont étroitement liés, car dans les deux cas, on peut parler d’une stratégie de réintégration perçue par presque tous nos partenaires occidentaux comme l’une des plus grandes expressions de puissance culturelle et cultuelle qui puisse émaner de la Russie. On peut considérer évidemment, comme je l’ai suggéré, sa remarquable contribution à la stabilisation relative des politiques nationale et internationale. Cela a eu un coût exorbitant, mais nécessaire, payé dans le premier cas par d’énormes concessions faites à ses débuts à nos nouveaux riches et usuriers (promesse de ne pas introduire un impôt progressif sur le revenu), et dans le second – une course aux armements spécifique, sans précédent.
Qu’est-ce qui a causé l’apparition d’une nouvelle série d’armes ?
Il s’agit du divorce au sein d’une famille occidentale hétérogène dont, dans le monde globalisé, le seul élément de rassemblement et de coagulation fut la russophobie, moyen éprouvé par une expérience séculaire du bouc émissaire de ses propres divisions. D’où la « démonisation » constante et hystérisée de Poutine ; si bien qu’elle en deviendra dans l’histoire probablement flatteuse pour lui. Les Américains jouent sur cette peur des Européens : si on voit de leurs yeux le globe terrestre, la Russie apparaît comme un énorme nuage surplombant, comme disait un grand penseur russe N. J. Danilevski, les pays européens, dont nombreux ne peuvent pas même être comparés à un gouvernement (goubernia) moyen.
Que pensez-vous du terme « poutinisme » ?
En ce qui concerne les termes pour désigner une époque, le « poutinisme », avec toute sa brutalité, me semble convenir le moins. Et non seulement parce qu’il est difficile de le « lisser » et de le mettre dans une niche sémantique de concepts avec une connotation positive, mais aussi parce que ces « ismes » accolés à des noms célèbres correspondent au souvenir des époques de terribles bouleversements totalitaires comme le léninisme, le trotskisme ou le stalinisme ; ce serait donc une instrumentalisation dans le cas de Poutine.
On peut considérer, par ailleurs, que tout « -isme » induit de façon principielle un projet, la construction d’un système plus ou moins complet de prévisions théoriques sinon appliquées à la politique comme des stratégies de développement à long terme. C’est là que se trouvent des vides étonnants : notre dirigeant n’a jamais dit quelle société nous bâtissons. Il n’a annoncé ni « lendemain capitaliste », ni au moins un avenir nébuleux « postsoviétique » ou un « postcapitaliste » intrigant. Se cache-t-il derrière tout simplement la volonté de maintenir une communauté de destin fondée sur les piliers culturels et civilisationnels du pays ? Nombreux sont ceux qui, par ailleurs, interprètent sa pensée, fondée sur un pseudo-plan à long terme, mais je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure explication, car un plan non révélé ne peut pas devenir une conviction collective des millions de gens – le seul outil de consolidation d’une cause commune.
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Comment concluriez-vous sur ces vingt années de pouvoir de Vladimir Poutine ?
On ne peut pas répondre à cette question de manière laconique, car les plans récents de développement de la Russie ont été modifiés à maintes reprises, parfois de manière radicale. Tout comme on peut appliquer cette réserve à propos du projet soviétique qui n’a jamais été conçu sous une forme unique et ne peut donc pas être évalué sans équivoque. I. Wallerstein, dans son livre La Fin d’un monde familier, a mis en évidence, par exemple, quatre décisions géopolitiques consécutives qui se sont révélées comme des tournants successifs dans l’histoire de l’URSS. Un processus similaire est caractéristique pour le règne de Vladimir Poutine.
Le fait est que l’on trouve des vues sur l’avenir de notre pays, et par conséquent, les projets de sa restructuration, chez de nombreux acteurs politiques internes et géopolitiques comme chez Poutine. Et ces plans ne coïncident évidemment pas. L’échec des tentatives du président de promouvoir dans un premier temps l’intégration mutuellement bénéfique de la Russie dans le monde occidental et ce que l’on a appelé chez nous l’« euro-processus » a été lié en grande partie au refus de l’Occident de considérer la Russie comme un partenaire égal et à la nécessité des pays occidentaux de trouver un moyen de fédération, de consolidation face à un « ennemi extérieur », la Russie, désignée une fois de plus à cet emploi, en raison de l’absence de « menaces » réelles aussi importantes. Tout cela a rendu inévitable le tournant vers l’Est.
Ce qui a eu pour conséquence le renforcement du rôle du projet eurasien, le rapprochement intensif avec la Chine et la sorte d’auto-isolement forcé de l’Occident – ce qui, tactiquement, a rendu possible la promotion tout à fait réussie des intérêts russes en Syrie et dans plusieurs autres régions. L’émergence pluripolaire, la capacité de proposer une alternative, l’inlassable recherche d’un équilibre, toutes ces pistes que Poutine a promues, qu’en sera-t-il demain ? Le temps nous le dira.
Traduction Alexeï Soloviev, PhD, maître de conférences, chaire de philosophie politique et de droit, à la faculté de philosophie de l’université d’État de Moscou M.V. Lomonossov.