<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Israël : le renseignement, une question de survie

6 mars 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Le chef du Mossad, Yossi Cohen, Auteurs : Gali Tibbon/AP/SIPA, Numéro de reportage : AP21842763_000007.

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Israël : le renseignement, une question de survie

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La qualité des services de renseignement israéliens est vitale pour garantir la survie du pays. Israël a besoin de connaître les projets militaires hostiles potentiels de ses adversaires, afin de les prévenir et de mobiliser son armée de réservistes. Les services chargés de cette tâche jouissent d’un grand prestige à l’étranger et sont la garantie de la pérennité de l’État hébreu.

 

Le vrai problème d’Israël ne réside ni dans l’obtention du renseignement ni dans sa qualité ou sa précision, mais plutôt dans son interprétation. Tous les éléments de l’alerte avant la guerre d’octobre 1973 (la guerre de Kippour) étaient sur la table des analystes. Or, ces derniers ainsi que les chefs de l’armée étaient convaincus que les « Arabes n’allaient pas oser » attaquer Israël pour ne pas subir un échec retentissant comme ce fut le cas en 1967. La suite est bien connue : Israël est surpris le 6 octobre 1973 et l’échec des renseignements lui aura coûté la vie de plus de 3 000 de ses soldats.

La guerre du Kippour représente le tournant historique qui a creusé le fossé entre la communauté du renseignement et la classe politique, la classe des fondateurs de l’État d’Israël. Si jusque-là la classe politique était prête à « pardonner » aux renseignements leurs bavures (entre autres, la découverte des cellules dormantes du Caire dans les années 1950, la capture d’Élie Cohen en Syrie et sa pendaison en 1965 et l’arrestation de Shulamit Kishek au Liban en 1961, qui gérait un réseau d’espionnage au profit d’Israël), la guerre du Kippour va changer la distribution de la responsabilité sur l’interprétation du renseignement. La commission d’enquête, avec à sa tête le juge Agranat, décide parallèlement au licenciement des responsables de la déconfiture de Kippour de permettre aux services rivaux des renseignements militaires (Mossad, Shabak, centre de recherche du ministère des Affaires étrangères) qui étaient jusque-là l’unique responsable de ce qu’on appelle en Israël « l’évaluation nationale » à présenter aussi leur évaluation de la situation afin de permettre un pluralisme d’opinions qui n’existait pas jusqu’à présent.

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Après Kippour, la refonte du renseignement

Malgré cela, l’anachronisme dans la définition des domaines de responsabilité n’est pas résolu. En effet, les services de renseignement militaires gardent encore leur supériorité face aux autres services et de plus ne se limitent pas à l’analyse de la situation militaire. Ils sont responsables aussi du domaine politique. Ce sont eux qui analysent la situation domestique dans les pays de confrontation, écrivent des rapports sur les relations extérieures des divers pays, rédigent des rapports sur la santé des dirigeants arabes, qui analysent leur personnalité et qui présentent chaque jour un rapport quotidien distribué à une clientèle spécifique qui décrit les principaux événements de la journée et qui sert de fait de baromètre sécuritaire à la classe des preneurs de décision en Israël. Cette anomalie ne sera remédié qu’après la deuxième guerre du Liban, en 2006, avec la mise en place d’une structure existante, mais qui n’avait jamais eu de pouvoir véritable, celle du « conseiller à la sécurité nationale », responsable aujourd’hui de manière presque exclusive de l’analyse et de l’interprétation politique auprès du Premier ministre.

La réaction dans les services de renseignement militaires (et autres) après le désastre de Kippour est un virage presque total des analystes qui, pour ne plus prendre de risque, adoptent une attitude qui se confine à une interprétation qui frôle la panique et loin de toute logique. Si jusque-là, la thèse était que les Arabes n’allaient pas oser se confronter à Israël, après Kippour, il faudra juger les adversaires uniquement par leurs préparations et le déploiement de leurs unités au sol. Il n’y aura pas de place pour une interprétation politique puisque les Arabes ont adopté une stratégie de tromperie, qu’il faut se méfier de leurs déclarations et qu’ils ne cherchent qu’à se défaire d’Israël et à l’anéantir. Le traumatisme de Kippour a créé un climat de suspicion irrationnelle.

Quand Begin négocie contre ses services

C’est sur cette image de fond que le gouvernement de Menachem Begin, légendaire chef de l’organisation clandestine Etzel, puis chef de file du parti de droite Mahal, gagne les élections de 1977. Pour la première fois depuis la création de l’État d’Israël, le pays n’est pas dirigé par les travaillistes. Begin entreprend des négociations avec l’Égypte sur un éventuel traité de paix. Il décide de déléguer le général Moshe Dayan, rallié à sa cause et déserteur du camp travailliste, pour les négociations avec son homologue égyptien Hassan Touhami, lui-même chargé de mission par le président Anouar el-Sadate, successeur de Gamal Abdel Nasser. Dayan ne se fiera pas aux renseignements militaires qui avaient décrit Sadate, dans leurs premiers rapports sur sa personne au lendemain du décès de Nasser, comme étant un « drogué au haschisch », avec une personnalité servile et n’étant pas capable de prendre des décisions majeures. Ce rapport avait contribué à l’époque au refus du Premier ministre Golda Meir d’accepter une proposition de paix émise par le nouveau président égyptien en février 1971 (deux ans avant la guerre de Kippour) selon laquelle Israël se retirait en contrepartie de la moitie du Sinaï (la ligne El-Arish-Ras Mohammad) le jugeant inapte à prendre un tel engagement face à un Israël hautain et plein de dédain envers son ennemi. Les déclarations de Sadate depuis 1975, date de l’accord de désengagement des forces au Sinaï, selon lesquelles il était en faveur d’une paix avec Israël, avaient provoqué la réponse devenue célèbre du chef du renseignement : « Il veut la paix ? Mais il veut aussi le retrait total d’Israël du Sinaï ! impossible ! »

Les contacts de Dayan avec Touhami passent sous le radar des renseignements militaires et le 9 novembre 1977 Sadate annonce, du podium de l’assemblée du peuple (le Parlement égyptien), son intention de se rendre en Israël et de prononcer un discours à la Knesset (Parlement israélien) pour promouvoir les efforts de paix. J’étais le seul analyste au renseignement militaire en charge du desk égyptien à déclarer que le président égyptien était sérieux dans sa proposition. Je fus accueilli par un scepticisme qui frôlait la moquerie pour ne pas en dire plus et mon évaluation du discours que j’avais écouté en direct fut traitée de « façon de parler du président égyptien » derrière laquelle il n’y avait aucun sérieux.

Quelle ne fut pas la surprise des chefs des renseignements militaires quand, le lendemain, Menachem Begin répondit à Sadate en l’invitant à se rendre en Israël, ce qu’il fit le 17 novembre 1977. Cependant, la période entre le 9 et le 17 novembre fut la scène du drame dans lequel les renseignements militaires et les chefs de l’armée s’embourbèrent. Le chef des renseignements militaires, le général Shlomo Gazit, touché dans son amour propre pour n’avoir pas été averti des contacts de Dayan et Touhami déclara que Sadate bluffait et qu’il n’avait aucune intention de visiter Israël. Durant la séance où il convia tous les chefs des branches des renseignements il décida, contre notre conseil, de déclarer l’alerte générale dans les services, à la suite de quoi il convainquit le chef d’état-major des armées, le lieutenant général Mordechai Gur, de son évaluation. Le général Gur sonna l’alerte générale de l’armée et ordonna le déploiement d’unités spéciales avec des tireurs d’élite qui devaient tirer sur « les unités de commandos égyptiens à bord de l’avion présidentiel », au cas où ils essaieraient de tirer sur toute la classe politique rangée pour l’accueil du président égyptien. Face au général Gur qui faisait aussi partie des dignitaires qui attendaient le président égyptien, Sadate s’arrêta et, le toisant de haut, lui dit : « Alors, je bluffais ! »

Les déboires des renseignements militaires ne se limitèrent pas à l’arrivée du président égyptien en Israël. La division d’analyse, avec à sa tête le général Yehoshoua Sagui, un vétéran du front égyptien durant la guerre de Kippour ainsi que le chef des services, Shlomo Gazit ne manquèrent aucune occasion pour critiquer les négociations de paix. À chaque fois où ces négociations butaient contre des obstacles inattendus et surtout face à l’opposition du monde arabe, les chefs des renseignements offraient la thèse que l’Égypte allait se retirer des négociations par suite de la pression du monde arabe et à l’intransigeance d’Israël.

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Rabin délaisse les chefs des renseignements

Cet épisode n’était pas étranger à un autre « père fondateur » de l’État d’Israël : le général Yizthak Rabin, auprès duquel je servis pendant deux ans comme son conseiller diplomatique et chargé des missions spéciales. Son souvenir était tellement nourri des événements liés aux négociations de paix avec l’Égypte qu’il déclara à plusieurs reprises : « Laissez-moi lire le renseignement brut ! L’évaluation je sais la faire tout seul ! » Celui qui était décrit par la presse et par ses collègues comme « le cerveau analytique » aimait consulter les divers échelons de l’armée (étant en même temps ministre de la Défense), mais s’arrêtait net quand il s’agissait d’émettre une proposition politique. C’est ainsi qu’il s’adressa au chef des renseignements militaires le général Ouri Sagui en lui disant : « J’ai demandé de savoir sur quoi tu te fondais. Je ne te demande pas ton opinion. Tu ne m’as pas encore remplacé à ma connaissance ! » La méfiance de Rabin était telle envers son entourage comme envers les responsables sécuritaires qu’il ne se fiait à personne. Il prit à trois reprises des décisions sans consulter ni les chefs de l’armée ni le chef des renseignements militaires : la guerre avec le Hezbollah à l’été 1992 ; la déportation de 415 chefs du Hamas au Sud-Liban fin 1992 et l’accord intérimaire avec les Palestiniens en août 1993, connu comme les accords d’Oslo.

C’est ainsi que le 26 août 1993, à quelques jours de la signature des accords d’Oslo sur la pelouse de la Maison-Blanche, Rabin convoqua une réunion des principaux chefs de la sécurité, le chef des renseignements inclus. À cette date, les accords avec l’OLP étaient conclus et on n’attendait qu’une lettre de la part de l’OLP reconnaissant l’État d’Israël. Rabin écouta avec patience la description du « camp palestinien » par le chef des renseignements militaires, qui évoqua le tohubohu de la situation et que les Palestiniens n’étaient pas prêts à un accord avec Israël, puis le Premier ministre posa à son audience une question : « Quel est à votre avis le plus important ? Un accord avec la Syrie ou avec les Palestiniens ? » Aucun des présents ne leva la main en faveur de l’accord avec les Palestiniens. Sur ce, Rabin se leva et, s’appuyant sur ses deux mains posées sur la table, il dit : « Un accord avec les Syriens est irréversible. Pour reprendre le Golan, il faudra faire la guerre à la Syrie alors qu’un accord avec les Palestiniens est réversible. C’est chez nous dans notre cour arrière. » Puis il ajouta : « Je ne plains pas le Premier ministre qui se retirera du Golan ! » Pas un mot sur l’accord avec l’OLP, silence total. Une semaine plus tard, les journaux parlaient déjà de la signature des accords alors que le chef des renseignements militaires et le chef du service d’analyse envoyaient à Rabin deux lettres où ils relataient leur indignation du fait que Rabin les avait ignorés durant toute la période de négociations qui s’étalait du début de l’année jusqu’à sa conclusion. Le même scénario se répéta avec le royaume hachémite, un domaine que Rabin connaissait à fond dû à l’amitié qui le liait avec le roi Hussein de Jordanie.

La jurisprudence Rabin

L’exemple suivi par Rabin fut adopté par la suite par Ehud Barak qui ordonna le retrait des troupes israéliennes du territoire libanais en mai 2000, sans consulter les renseignements militaires. C’était en quelque sorte une vendetta personnelle puisque le gouvernement avait refusé d’accepter son avis en 1983, alors qu’il était le chef des services de renseignements militaires, de se retirer du Liban entièrement.

La deuxième guerre au Liban amena dans sa foulée un dernier changement dans la structure des renseignements militaires. Après de longues hésitations, le gouvernement (le Premier ministre plutôt) accepta d’octroyer au conseiller à la sécurité nationale auprès du Premier ministre toutes les prérogatives réservées jusqu’alors aux renseignements militaires, notamment dans le domaine de l’analyse de la situation géopolitique et de leurs incidences sur la politique extérieure d’Israël. Les renseignements militaires se sont confinés à leur mission principale : la récolte des renseignements et la gestion de la guerre cybernétique.

À propos de l’auteur
Jacques Nériah

Jacques Nériah

Jacques Nériah est colonel de l'armée de défense d’Israël, ancien officier du renseignement militaire. Il fut le responsable de l'évaluation du renseignement au sein de la division d'analyses des renseignements militaires. Il a été le conseiller politique et diplomatique et chargé des missions spéciales du Premier ministre Yitzhak Rabin. Il est docteur en philosophie de l'Université de Tel-Aviv.

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