Cela fait vingt-deux ans que le roi Abdallah règne sur cet État improbable créé de toute pièce en 1921 par les fonctionnaires du Foreign Office et devenu après la Seconde Guerre mondiale une pièce clef sur l’échiquier du Moyen-Orient. Monté sur le trône en 1999 à la mort de son père, le roi Hussein Bin Talal, Abdallah de Jordanie règne et gouverne sur un volcan en permanente activité.
Depuis la vague des Printemps arabes, sa dynastie est ébranlée par la hausse de la contestation populaire et un contexte géostratégique qui lui est de moins en moins favorable. Né en 1962 du mariage du roi avec Antoinette Gardiner, fille d’un officier colonial britannique épousée en secondes noces, le roi de Jordanie peine à dissimuler son ADN occidental, lui qui a passé une grande partie de son adolescence dans le pays de sa mère.
Au service des forces spéciales du royaume hachémite
De son père, il a hérité la taille modeste, et de sa mère les yeux bleus, le teint clair. Sportif, amateur de course automobile, de saut en parachute, il a effectué un stage en France dans les rangs de la gendarmerie nationale. Travailleur, il est connu pour son franc-parler, voire son impulsivité. Volontiers plus à l’aise en anglais qu’en arabe, dont il peine à prononcer certains sons, le souverain a suivi les pas de son père : académie militaire britannique de Sandhurst d’où il sort en 1981 avec le grade de sous-lieutenant, il est nommé responsable d’une unité de reconnaissance au XIIIth / XVIIIth Royal Hussars de l’armée britannique en Allemagne de l’Ouest. Le futur roi parfait ensuite ses études à l’université d’Oxford pour y suivre un cours de relations internationales spécialisé dans le Moyen-Orient, puis intègre les Forces armées jordaniennes en tant que commandant d’un peloton de la 40e brigade blindée. En 1985, il suit le cursus Armored Officers Advanced Course à Fort Knox, Kentucky. Un an plus tard, il devient commandant d’une compagnie de chars d’assaut dans la 91e brigade blindée, avec le grade de capitaine. Dans le même temps, il acquiert ses ailes de pilote d’hélicoptère aux commandes d’un hélicoptère d’assaut antichar Cobra. En 1987, le jeune officier intègre l’université de Georgetown à Washington pour y suivre des cours d’affaires internationales, où il rédige un mémoire consacré à la défense de l’armée israélienne face aux attaques de l’OLP dans les années 1960. Puis de retour à Amman, il poursuit avec brio sa carrière militaire au sein des forces armées jordaniennes. En 1993, il épouse Rania, une belle palestinienne native du Koweït travaillant alors pour le service informatique de la Citibank, avec laquelle il aura quatre enfants.
Un roi par défaut
Quand Abdallah accède au trône en 1999, il n’est pas le mieux pressenti. Dauphin en titre depuis trente-quatre ans, son oncle Hassan a été écarté de la succession le 25 janvier, quelques heures avant que le roi Hussein reprenne l’avion pour une clinique du Minnesota, alors qu’il ne lui reste qu’une dizaine de jours à vivre.
À l’aurore de la décennie 2000, nombreux sont les observateurs à ne pas parier gros sur l’aptitude d’Abdallah à gérer son pays en proie aux tensions régionales et à de profondes vulnérabilités socioéconomiques. Pays rentier aux maigres ressources, la Jordanie vit essentiellement de subsides des migrants expatriés dans le Golfe, qui ont commencé à se tarir à partir des années 1990. Il lui reste l’aide des États-Unis cimentée par les accords de paix avec Israël en 1994 et celle de ses partenaires arabes. Dauphin par défaut, Abdallah avait pourtant hérité de ce titre à sa naissance, car la Constitution du royaume réservait cette fonction au fils aîné du souverain. Mais il lui avait été retiré en 1965, pour être attribué au prince Hassan, frère benjamin du roi. Tenant compte du climat passionnel de l’époque, Hussein pouvait à tout moment être la cible d’un attentat et l’enfant, alors âgé de 3 ans, était trop jeune pour régner. Sa formation militaire le rend suspect aux yeux de la composante palestinienne du royaume qui n’oublie pas la violente répression de septembre 1970. Dans sa quête de capitaux étrangers, Abdallah n’hésite pas à exhiber son mode de vie occidentalisé et sa vie familiale pour les magazines people. Son cercle d’amis intimes est principalement issu de la jet-set jordanienne formée comme lui en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
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Souverain sur un volcan en ébullition
Depuis son accession au trône, Abdallah entend moderniser son royaume. Il peut compter sur son épouse très influente, flanquée de son réseau d’hommes d’affaires d’origine palestinienne.
Mais la fracture sociale alimentée par une corruption endémique et le rejet des élites pousse le peuple à la révolte. En 2010, la pauvreté explose et Abdallah est ébranlé par une succession de protestations. Il lui faut négocier avec les tribus bédouines pour qu’elles demeurent loyales à la monarchie en l’échange d’un large accès aux emplois dans l’armée et l’administration. Mais les soulèvements populaires arabes voient son trône vaciller à nouveau, car l’opposition conduite par les Frères musulmans converge avec la contestation tribale. Promettant la mise en place de réformes politiques et économiques structurelles, il se heurte néanmoins à la logique rentière de l’État profond jordanien. S’ajoutent à cela l’opposition de l’extérieur, qui évoluait dans l’entourage de l’ancien prince héritier Hassan, et le rôle des services de renseignements divisés en plusieurs courants.
Autre facteur aggravant sur le plan régional, la guerre en Syrie et ses répercussions en Jordanie qui accroissent la pression sur le monarque. Pour sauver son trône, Abdallah se consacre à maintenir coûte que coûte les accords de paix avec Tel-Aviv, afin d’éviter la réalisation du scénario d’un transfert des Palestiniens vers la Jordanie, perçue par les dirigeants sionistes de droite comme une patrie de substitution. Mais il lui faut donner aussi des gages à l’opposition chauffée à blanc contre la politique d’occupation israélienne vis-à-vis des Palestiniens. Enfin, attirer des capitaux dans l’espoir de créer des emplois, alors que la chute du tourisme porte un coup sérieux aux caisses du royaume et accroît les écarts entre le centre et les périphéries.
Pourfendeur du « croissant chiite » au Moyen-Orient dont il est le premier à prédire le projet dans un entretien accordé en 2004 au Washington Post, Abdallah II a donné un tour de vis sécuritaire à son régime à mesure que les contre-révolutions gagnaient du terrain en Syrie et en Égypte, tout en faisant preuve de plus d’intransigeance sur les réformes économiques et sociales. La démission en octobre 2020 du gouvernement d’Omar Razzaz, ancien haut fonctionnaire de la Banque mondiale et personnalité consensuelle, nommé en 2018 pour assainir l’État, traduit la prégnance d’un État profond corrompu réfractaire à toute forme de restructuration et illustre les marges de manœuvre limitées du palais. Qu’à cela ne tienne ! Abdallah change de Premier ministre à chaque contestation, ce qui explique la courte durée de vie de chaque gouvernement.
Hachémites versus wahhabites ?
Étrangers à la région, les Hachémites originaires du Hedjaz se réclament du lignage qurayshite et se disent descendants du prophète. Leur arrivée en Transjordanie s’est faite avec l’appui des Britanniques et en partie dans le sang, au terme d’une opération de pacification des tribus. Mais si le mécontentement est certain, les Jordaniens pour la plupart demeurent attachés à leur monarchie et ne veulent pas voir leur pays sombrer comme l’Irak et la Syrie.
Engagé dans les guerres asymétriques contre les djihadistes de l’EI et le terrorisme islamique, Abdallah paie le prix fort de l’instabilité régionale comme l’atteste la présence d’une importante population de réfugiés syriens et irakiens qui constitue près d’un quart des 10 millions d’habitants du royaume. Début avril 2021, les autorités jordaniennes affirment avoir déjoué une « tentative de déstabilisation de l’État » menée par le prince Hamzah et des figures proches du régime. Plusieurs versions circulent dont celle du rôle de l’Arabie saoudite visant à fomenter un coup d’État en Jordanie sous la houlette du prince Hamza. Un projet qui s’inscrit en droite ligne de l’affaiblissement diplomatique d’Amman au profit d’Abu Dhabi et de Riyad qui ont à normaliser leurs relations avec l’État hébreu. Placé en résidence surveillée par son demi-frère après la révélation d’une tentative de déstabilisation du pouvoir, Hamza, le fils aîné qu’il a eu Noor, quatrième épouse de Hussein, était considéré par son père comme la « prunelle de ses yeux ». Mais encore trop jeune pour régner, il dû se contenter du titre de dauphin imposé par Hussein sous la pression de la reine Noor, titre qui lui a été retiré cinq ans plus tard par son demi-frère Abdallah. La rivalité entre les demi-frères s’est accrue avec le temps, tout comme la popularité de Hamza, sosie de son père et qui a su jouer sur sa proximité avec les tribus transjordaniennes.
Entretenant des relations ambiguës, Saoud et Hachémites ont mis de côté leur vieille rivalité multiséculaire qui s’est conclue à l’avantage des premiers. Le jeune prince hériter Mohammed Ben Salman entend ravir à Abdallah II son rôle historique de protecteur des lieux saints islamiques à Jérusalem. Mais le royaume hachémite de Jordanie n’est pas près de renoncer à sa tutelle sur les lieux saints musulmans tout comme le maintien des biens fonciers des églises situés en Terre sainte. À l’inverse des Saoud exportateurs du wahhabisme, les Hachémites sont les hérauts du dialogue interreligieux et proposent une représentation de l’islam ouverte et tolérante. La dernière visite du pape en Jordanie remonte à 2014 avec le pèlerinage de François en Terre sainte ; c’était le troisième souverain pontife hôte du roi Abdallah. En 2016, Abdallah a annoncé son intention de financer la restauration du tombeau du Christ dans l’église du Saint-Sépulcre. La cour royale hachémite a informé le patriarche orthodoxe Théophile III de Jérusalem du makruma (bienfait royal). C’était chose faite un an plus tard.
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