À Taïwan, un paysage politique en recomposition

5 avril 2024

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À Taïwan, un paysage politique en recomposition

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Le 13 janvier dernier s’est tenue à Taïwan une élection présidentielle dont William Lai, vice-président sortant et candidat du parti au pouvoir, le Parti démocrate progressiste (DPP), est sorti vainqueur avec un peu plus de 40 % des suffrages (l’élection se joue sur un seul tour).

Inès Cavalli, Université Rennes 2

La campagne a fait l’objet d’une large couverture médiatique, de nombreux observateurs s’interrogeant sur les conséquences que le scrutin pourrait avoir pour la stabilité de la région. Lai lui-même a estimé que cette élection était « la plus importante au monde cette année », Taïwan étant par ailleurs régulièrement désigné par la presse occidentale comme « l’endroit le plus dangereux au monde ». Si un aperçu de l’actualité internationale invite à modérer cette formule, on ne peut nier que l’attention portée au détroit et les craintes qu’il ne se retrouve à l’épicentre d’un conflit armé pèsent sur la population taïwanaise lorsqu’il s’agit d’élire la tête de l’État.

Toutefois, cette année, une partie de l’électorat taïwanais a souhaité se concentrer davantage sur les discussions relatives aux affaires intérieures du pays, comme l’atteste le score (26 %) obtenu par Ko Wen-je, ancien maire de Taipei et candidat du Parti populaire taïwanais (TPP), qui affirme incarner une voie non traditionnelle dans la politique taïwanaise. Sa popularité illustre la lassitude, particulièrement sensible au sein d’une partie de la jeunesse, envers les deux partis ayant gouverné Taïwan jusqu’à présent (le DPP et le Guomindang, dont le candidat a récolté 33,5 % des suffrages).

Une scène politique traditionnellement bipartite

Rappelons que le Parti nationaliste, ou Guomindang (KMT), fondateur de la République de Chine (ROC) en 1912, s’est exilé à Taïwan en 1949 à l’issue de sa guerre contre le Parti communiste chinois. Après quatre décennies de dictature, il est demeuré, après le processus de démocratisation de la société, l’une des principales forces politiques du pays, mais connaît un déclin constant face à son principal opposant, le DPP.

Son dernier candidat élu à la présidence, Ma Ying-Jeou, a exercé ses fonctions de 2008 à 2016. Depuis, le KMT peine à reconquérir le pouvoir mais demeure soutenu par un électorat stable issu des franges les plus âgées de la population. Il reste bien implanté au niveau local et a remporté les élections législatives tenues en même temps que la présidentielle du 13 janvier. Il dispose désormais de 52 sièges contre 51 pour le DPP (le TPP en a 8, et 2 sont détenus par des candidats indépendants). Cette année, son candidat à la présidentielle, Hou Yu-Ih, a réuni, nous l’avons dit, 33,5 % des suffrages. Ses origines « taïwanaises » ont été mises en avant pour pallier la méfiance d’une partie de la population à l’encontre de la posture du KMT, jugée trop conciliante vis-à-vis de Pékin (voir plus bas).

Le concurrent historique du KMT, le Parti démocrate progressiste (DPP), est né dans les années 1980 sous la loi martiale et a été un acteur clé de la démocratisation du régime. Il remporte la présidentielle pour la première fois en 2000 avec Chen Shui-Bian, réélu en 2004. Suite aux deux mandats de Ma Ying-jeou (2008-2016), le DPP récupère le pouvoir avec Tsai Ing-wen, élue en 2016 puis en 2020. La victoire de William Lai en janvier dernier est un fait inédit dans un système habitué aux alternances politiques régulières : pour la première fois depuis 2000, un parti va effectuer un troisième mandat consécutif.

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Toutefois, ce succès est terni par la performance décevante du DPP aux législatives : il a perdu sa majorité au Yuan législatif (nom du Parlement à Taïwan), à un siège d’écart seulement du KMT. Le mandat de Lai s’annonce dès lors plus compliqué que celui de sa prédécesseure, et des compromis avec les autres forces politiques en place sont à envisager.

L’impact du bon score de Ko Wen-Je (TPP), troisième homme de la présidentielle

Le soutien apporté au Parti populaire taïwanais (TPP) a indéniablement affaibli le DPP et le KMT. C’est la première fois, depuis la présidentielle de 2000, qu’un parti tiers obtient un score aussi élevé (26 % des voix). Quelques mois avant le scrutin, une alliance entre le TPP et le KMT avait été envisagée. Certains sondages prédisaient qu’elle aurait pu contrecarrer le DPP. Mais les négociations ont rapidement échoué et le leader du TPP, Ko Wen-Je, a finalement fait cavalier seul, se présentant comme le choix du pragmatisme et du changement.

Principalement soutenu par les plus jeunes générations (environ 40 % des 20-29 ans et 34 % des 30-39 ans), le TPP se dit rationnel, ancré dans la réalité du quotidien, et souhaite replacer au cœur du débat, marqué avant tout par la question du rapport à la République populaire de Chine, des considérations plus concrètes et internes au pays. Cette année, il est parvenu à gagner huit sièges aux législatives, alors qu’il en avait remporté cinq en 2020. Son rôle au sein du Parlement pourrait être déterminant : c’est lui qui permettra de conférer une majorité au DPP ou au KMT.

Parade de soutien au candidat Ko Wen-je à Da’an Park, Taipei, le 12 janvier 2024.
Ashish Valentine, Fourni par l’auteur

Le TPP est pour l’instant limité au charisme de son leader et principalement porté par la désillusion des électeurs envers les partis traditionnels ; les quatre prochaines années seront l’occasion de voir s’il parviendra à s’imposer comme force de proposition pérenne ou si, au contraire, sa progression enregistrée en janvier 2024 n’aura été qu’un épiphénomène.

Le poids des relations interdétroit dans les campagnes présidentielles taïwanaises

La volonté de défendre le système démocratique et les institutions de Taïwan, à travers le maintien du statu quo, fait consensus au sein de la population et des principales forces politiques. Des nuances existent néanmoins selon les partis quant à la meilleure façon de préserver les intérêts nationaux.

Le KMT, attaché à ses liens historiques avec la Chine, se montre favorable à davantage d’échanges dans le détroit : il y voit une condition indispensable pour le maintien de la paix. Il adhère au « Consensus de 1992 » selon lequel chaque partie (les autorités de Pékin et de Taipei) est la représentante d’« une seule Chine » dont elle nourrit sa propre définition.

Cette posture lui est reprochée par ses détracteurs, qui la trouvent trop conciliante face aux pressions chinoises. La politique chinoise du KMT a par ailleurs été rejetée sous le dernier mandat de Ma Ying-Jeou (2012-2016). Dans sa stratégie de rapprochement économique avec la Chine, Ma a approuvé en 2014 la signature d’un accord commercial qui a donné lieu à l’occupation du Yuan législatif, pendant plus de trois semaines, par de jeunes manifestants. Ce mouvement dit « des Tournesols » avait alors empêché la ratification de l’acte. Aujourd’hui encore, le KMT est tiraillé entre, d’une part, sa lutte pour le pouvoir contre le DPP (ce qui implique qu’il n’apparaisse pas trop compréhensif à l’égard de la RPC, car cela offre des arguments au parti rival) et, d’autre part, sa volonté de maintenir un dialogue constructif avec Pékin, ce qui fait sa spécificité sur la scène nationale taïwanaise. Dès lors, il peine à se présenter comme le porte-parole et le défenseur d’une population qui ne soutient plus tout à fait son récit national.

Le DPP, quant à lui, considère que les relations entre les deux rives du détroit doivent être basées sur une reconnaissance réciproque de la souveraineté de chaque partie, et c’est en ce sens qu’il refuse d’adhérer au Consensus de 1992 – condition préalable, pour la Chine, à toute interaction. De fait, les canaux de communication entre Pékin et Taipei sont suspendus depuis l’élection de Tsai Ing-Wen en 2016.

En réponse aux efforts chinois visant à isoler Taïwan, la politique étrangère de la présidente Tsai a consisté à multiplier les échanges avec le monde afin de développer l’intégration de Taïwan dans des réseaux diplomatiques, économiques, technologiques, culturels… William Lai a affirmé qu’il poursuivrait cette stratégie, n’en déplaise à Pékin qui, sans surprise, a déploré le résultat de l’élection.

Quant au TPP, il se place en accord avec le souhait de la majorité de la population, Ko s’étant exprimé en faveur du maintien du statu quo. Il a par ailleurs affirmé être le seul candidat à même de dialoguer avec Pékin et Washington, sans néanmoins expliciter les moyens concrets à sa disposition pour ce faire.

Une désaffection des jeunes envers le DPP et le KMT ?

Les sondages sur les intentions de vote ont esquissé des tendances claires : parmi les jeunes de 20-29 ans et 30-39 ans respectivement, la majorité soutiennent le TPP (41,4 % et 34 %), puis le DPP (16,5 % et 29,2 %), contre seulement 12,8 % et 19 % pour le KMT. Ces électeurs expriment une frustration envers les deux partis traditionnels, qu’ils jugent trop obnubilés par la question chinoise dans leurs joutes politiques.

Malgré ses efforts pour renouveler ses représentants et donner plus de place à une nouvelle génération de politiciens, et hormis quelques exceptions tenant avant tout à la personnalité de ses élus locaux, le KMT a toujours l’image d’un parti « de vieux », à la communication peu attrayante et à l’idéologie vieillissante. Son attachement parfois doctrinal à l’histoire de la ROC entrave ses possibilités de se réformer, ce qui est pourtant nécessaire s’il souhaite étendre sa base électorale.

Le DPP, traditionnellement associé à la jeunesse, se doit également de prendre en compte les revendications et frustrations mises en avant par une partie plus modérée de son électorat, récupérées à son compte par le TPP. Les deux mandats de Tsai Ing-Wen ont convaincu quant à la capacité du DPP à mener une politique étrangère prudente sans provoquer Pékin. Ils ont également permis de maintenir l’économie taïwanaise en bonne santé, mais des critiques demeurent quant aux inégalités, à l’accès de plus en plus difficile au logement et à la propriété, à l’inflation associée à des salaires qui restent bas, au taux de chômage élevé chez les jeunes…

Le soutien accordé au TPP par les déçus du KMT et du DPP est-il voué à durer, ou n’est-il que conjoncturel ? Cela dépendra du positionnement de chaque parti dans la gestion des affaires locales et dans les débats au sein du Parlement, mais aussi de la performance de l’administration Lai dans les affaires nationales et internationales.

Le statu quo dans le détroit peut-il être remis en cause par Pékin ?

Chaque victoire du DPP réitère la volonté des Taïwanais de maintenir une distance avec la Chine et représente donc une défaite pour Pékin. Comme cela a été le cas avant et après les élections de Tsai Ing-Wen, nous pouvons nous attendre à une poursuite et à une accentuation des pressions militaires, économiques et diplomatiques visant à isoler et à affaiblir Taïwan, qui fragilisent effectivement le statu quo. Mais l’intensification des menaces chinoises ne fait que renforcer la méfiance et l’animosité de la population taïwanaise à l’égard de Pékin.

Un moyen plus insidieux d’impacter les esprits réside dans les opérations d’influence et de désinformation opérées depuis la Chine à l’encontre de Taïwan, qui est l’un des pays les plus touchés par ce type de manœuvres. The Reporter, média indépendant taïwanais, a récemment consacré un article à la diffusion de propagande nationaliste chinoise sur des médias taïwanais par des hackers chinois. Il rappelle qu’en mars 2023, la Central News Agency, agence de presse officielle de Taïwan et important canal d’informations pour les services gouvernementaux, a subi une cyberattaque d’une ampleur sans précédent l’ayant paralysée pendant plus de cinq heures. Ce genre d’attaque est devenu presque routinier depuis 2020 et s’intensifie lors des campagnes électorales taïwanaises. Le but : influencer l’électorat à travers des fake news visant à décrédibiliser les candidats les moins favorables à Pékin.

Malgré ces pressions, la population taïwanaise poursuit sa résistance et l’expression de ses revendications à travers les urnes, réaffirmant sa volonté de défendre et de préserver son système politique. Profondément pacifique et attachée à la stabilité, elle continuera de porter au pouvoir des candidats à même de naviguer dans la géopolitique régionale sans confrontation directe avec la Chine, tout en maintenant son indépendance de fait.The Conversation

Inès Cavalli, Doctorante en science politique et en études chinoises, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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