La guerre d’Ukraine dure depuis février 2022, ramenant le fracas des armes sur le continent européen pour la première fois depuis vingt-cinq ans et le dernier conflit dans les Balkans. Immédiatement, ce qu’on appelle les Occidentaux, à savoir principalement l’Europe et les États-Unis, se sont alignés aux côtés de l’Ukraine pour la soutenir dans son effort militaire. Si beaucoup d’actions ont été menées dans un cadre bilatéral, si l’Union européenne a elle-même pris des mesures fortes, la principale organisation européenne de défense et de sécurité a également joué son rôle. L’OTAN, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a tenu plusieurs sommets stratégiques et a paru revigoré, alors qu’il y a peu, le président Macron avait noté qu’elle était « en état de mort cérébrale ». Personne aujourd’hui ne semble douter de son rôle puisque la voici « resuscitée ». Pourquoi dès lors s’interroger sur son rôle et son utilité ?
Article paru dans le numéro 49 de janvier 2024 – Israël. La guerre sans fin.
Parce que malgré les apparences actuelles, les constats faits il y a quatre ans par le président Macron demeurent présents. Pour autant, l’OTAN sert encore, y compris aux Français, mais pas forcément pour les raisons que l’on croit.
Rôle stratégique
L’OTAN a d’abord un rôle stratégique, celui d’une défense collective, unique au monde. Il faut ici rappeler à quel point ce qui nous semble la norme est exceptionnel au regard de l’histoire des alliances. Mais comme toute exception, celle-ci peut prendre fin, à l’instar des alliances du passé qui étaient, jusqu’au XXe siècle, temporaires et ciblées. Voici une alliance permanente et officiellement non dirigée contre un ennemi, ce qui constitue d’ailleurs une ambiguïté. Mais il faut aussi utiliser les ambiguïtés dans les relations internationales. Ce qui est ambigu a plus de chances de durer. L’OTAN est d’abord une organisation militaire (ce qui la distingue de l’alliance atlantique dont le rôle est politique et qui la surplombe). En effet, elle réunit des officiers dans des états-majors conjoints, organise la mobilisation des efforts de défense des pays participants, conduit exercices, formations et entraînements, déploie une dissuasion nucléaire, s’engage dans des opérations et des missions à l’étranger, établit des normes, procédures et standards…
L’OTAN est ainsi un lieu où des officiers français et allemands, turcs et grecs, polonais, vont apprendre à travailler ensemble, ce qui est déjà une réussite formidable. Mais surtout, l’OTAN produit de la sécurité. Ce peut être à l’extérieur de ses frontières (opérations en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Afghanistan, en Méditerranée, en Libye ; missions en Irak, Pakistan, Afrique, Soudan…). Ce peut être surtout à ses frontières, ou plus exactement aux frontières des États alliés qui en font partie. En ce sens, l’OTAN est une alliance structurellement défensive.
La récente guerre d’Ukraine l’illustre parfaitement. Le début des événements en 2014 avait suscité un premier effort de renforcement à l’est de l’Europe, avec notamment la mise en place à partir de 2017 de bataillons se relevant en Estonie, en Lettonie, en Lituanie et en Pologne. À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, l’OTAN a monté son niveau défensif avec désormais huit groupements tactiques (niveau bataillonnaire), quatre nouveaux ayant été déployés en Bulgarie (pays cadre : Italie), en Hongrie, en Roumanie (pays cadre : France) et en Slovaquie. De même, la présence aérienne et maritime dans la zone a été renforcée.
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Cependant, ces forces sont stationnées sur le territoire de l’Alliance, dans une fonction défensive. Il ne s’agit pas d’aider l’Ukraine par des actions militaires directes, qui pousseraient les Alliés à une cobelligérance dont ils ne veulent pas. Cette posture défensive est enfin appuyée par une dissuasion nucléaire. L’ombre portée du nucléaire est un des éléments de stabilisation du continent et de protection des États alliés. Il faut d’ailleurs ici pointer une particularité française (et britannique) : en effet, ces deux pays ont développé leur propre dissuasion nucléaire, totalement indépendante dans le cas français. Cela explique en grande partie l’exception stratégique française et les discours si souvent distincts du reste des États européens. Pour la totalité de ceux qui sont membres de l’Alliance (hors Grande-Bretagne), la couverture nucléaire est apportée par celle-ci et par la garantie américaine. Aussi, à partir de février 2022, la plupart ont confirmé leur choix stratégique de l’alliance. L’alliance permet une garantie américaine, donc une garantie nucléaire, donc une dissuasion effective. Force est de constater que cela a fonctionné, car il n’y a pas eu d’incident entre la Russie et les Alliés depuis le début du conflit.
La frontière extérieure de l’Alliance constitue une ligne rouge qui fonctionne. Mais par conséquent, celui qui se trouve à l’extérieur de cette ligne ne bénéficie pas de cette protection : c’est le cas de l’Ukraine. En revanche, la Russie, qui est elle aussi nucléaire, dissuade les appuis occidentaux de l’Ukraine de s’investir directement dans le conflit, puisqu’ils ont peur justement de l’escalade. La Russie bénéficie d’une dissymétrie qui lui permet de mener une guerre classique, à l’ombre du nucléaire qui empêche l’extension du conflit.
Rôle politique
Mais l’OTAN n’est pas simplement une organisation militaire intégrée. C’est aussi une organisation internationale, spécialisée, mais à vocation d’abord politique. C’est bien pourquoi il faut distinguer, si l’on veut être précis, l’Alliance de l’OTAN. L’Alliance emporte la dimension politique, à savoir le traité international, mais aussi ce qui lui permet de fonctionner : le secrétaire général et le siège de l’Alliance qui permet la tenue régulière du Conseil de l’Atlantique nord. Si celui-ci se réunit chaque semaine en format ambassadeur, il se réunit plusieurs fois par an en format ministériel (soit ministre des Affaires étrangères, soit ministre de la Défense) et tous les deux ans environ, en format chefs d’État et de gouvernement : on parle alors de sommet de l’Alliance. Le dernier sommet s’est tenu à Vilnius en juillet 2023 et n’a d’ailleurs pas été très favorable à l’Ukraine.
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Or, un sommet est une sorte de liturgie, qui permet à tous de réaffirmer l’acte de foi, celui de la défense commune symbolisée par le fameux article 5 du traité. Celui-ci est étonnamment bref et sa formulation laisse place à toutes les interprétations. Beaucoup pensent qu’il force l’engagement de chacun alors que la formulation est beaucoup plus ambiguë : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations unies, assistera la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique Nord. »
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Or, l’essentiel, vous l’avez compris, ne réside pas dans l’Alliance entre Européens, même si le traité permet justement de taire les différends intra-européens : la chose est loin d’être négligeable, surtout après des siècles de guerres intestines. Par conséquent, cela permet aussi à beaucoup de pays de réduire leur effort de défense et autorise donc des économies valeureuses. Cela fait dix ans que les Alliés réitèrent à chaque sommet la promesse d’atteindre 2 % du PIB en dépense de défense. Et cela fait dix ans que la plupart ne le font pas… L’Alliance permet donc des économies, ce qui ne serait pas le cas si nous étions tous à nous méfier de nos voisins immédiats. La récente remontée des dépenses de défense en Europe tient plus à la guerre en Ukraine qu’à un engagement ferme de solidarité.
Mais le fond du problème reste bien sûr l’implication des États-Unis. Le rôle ultime de l’Alliance atlantique consiste précisément à maintenir cette présence américaine. Rappelons qu’elle n’a rien d’automatique, l’histoire nous l’a prouvé, que ce soit en 1917 ou en 1941. De même, quand le président Macron affirme en 2019 que l’Alliance est en état de mort cérébrale, il fait directement allusion à l’hostilité évidente de D. Trump (mais aussi à l’attitude ambiguë de la Turquie de R. Erdogan). Nous voici au seuil de 2024 avec le début de la campagne présidentielle américaine qui se tiendra en novembre de cette année. Or, personne ne sait où se trouve la parenthèse historique : faut-il parler d’une parenthèse Trump ou d’une parenthèse Biden ? Dans le cas d’une réélection de D. Trump, il est probable que le lien transatlantique serait très affecté, les États-Unis d’alors pouvant quitter l’Alliance du jour au lendemain.
Rappelons enfin que le dernier consensus qui existe à Washington réside dans l’identification de la Chine comme challenger historique. Autrement dit, le soutien du gouvernement Biden à l’Ukraine depuis février 2022 constitue, aux yeux de nombreux analystes et décideurs américains, une distraction de l’objectif premier des États-Unis. Aussi voit-on beaucoup militer pour un renforcement de la posture défensive européenne, certes dans le cadre de l’Alliance, mais avec plus d’autonomie. Ce renforcement du pilier européen de l’Alliance paraît ainsi la seule voie praticable pour construire, lentement, une autonomie stratégique européenne. Ainsi, l’Alliance pourrait indirectement servir à cet objectif européen, selon l’un des paradoxes auxquels l’histoire nous a habitués.